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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LUI»    ANNÉE.    -    TROISIÈME     PÉRIODE 


tovb  lv.  —  1*'  JAimBR  1883.  * 

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*arii.  —  Tft».  AJQUiiHtilr,  me  Saintftonoit,  T. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LUI»  ANNÉE.  —  TROISIEME  PÉRIODE 


TOME    CINQUANTE-CINQUIÈME 


PARIS 


BUREAU    DE  LÀ  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RCB     BONAPABTE,     4  7 
1883 


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PRESERVATION 
REPLACEMENT 

REVIEWW^ 


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LÀ 


FERME  DU  CHOQUARD 


TROIS 


On  a  bien  tort  de  prétendre  qu'il  n'est  pas  dans  ce  monde  de 
parfait  bonheur.  Us  étaient  parfaitement  heureux.  Ils  savouraient, 
chacun  à  sa  façon,  les  joies  du  propriétaire  dans  toute  leur  vivacité, 
avec  des  transports  qui  ne  s'apaisaient  pas,  et  ils  étaient  convain- 
cus l'un  et  l'autre  que  leur  lune  de  miel  ne  finirait  jamais.  Lui  se 
disait  sans  cesse  :  «  Elle  est  à  moi  avec  toutes  ses  circonstances  et 
dépendances!  »  et  il  le  lui  prouvait  bien.  Elle  se  disait, de  son  côté, 
chaque  matin,  en  se  réveillant  sous  ses  jolis  rideaux  blancs  semés 
de  bouquets  roses  :  «  Cet  appartement  si  Ben  meublé  et  tout  ce 
que  j'aperçois  de  ma  fenêtre,  cette  grande  cour,  ce  colombier  et 
ses  pigeons,  ces  écuries,  ces  remises,  ces  chevaux,  ces  vaches,  la 
bergerie,  les  quatre  cents  moutons,  les  deux  cent  soixante  hectares, 
sans  compter  la  Roseraie,  et,  par-dessus  le  marché,  un  homme  qui  me 
laissera  toujours  faire  ce  qui  me  plaît,  tout  cela  est  à  moi.  »  Elle  s'était 
informée;  on  lui  avait  répondu  point  par  point;  il  avait  fallu  tout  lui 
dire,  satisfaire  ses  curiosités  infinies,  qu'aucun  détail  ne  rebutait. 
Elle  savait  les  assolemens,  la  rotation  des  cultures,  ce  qu'on  avait 
semé  ici  ou  planté  là,  où  commençait  et  où  finissait  chaque  pièce 
de  terre,  le  nom  des  voisins,  les  bornages,  les  servitudes.  Tout 
était  inscrit  dans  sa  'tenace  mémoire  comme  dans  le  plus  exact 


(1)  Voyex  la  Revue  du  1"  et  du  15  décembre  1882. 


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6  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

des  cadastres.  Elle  savait  aussi  ce  que  bon  an  mal  an  pouvait  rap- 
porter chaque  hectare.  Elle  savait  encore  mieux  à  quoi  montaient 
les  dépôts  chez  le  banquier.  De  temps  à  autre,  il  lui  venait  à  la 
peau  des  moiteurs  de  plaisir  accompagnées  de  démangeaisons  déli- 
cieuses au  bout  des  doigts.  Dans  le  particulier,  elle  s'abandonnait 
à  l'impétuosité  de  ses  impressions.  En  présence  de  quelque  étran- 
ger, elle  se  modérait,  elle  était  grave,  décente,  et,  pour  ne  pas 
ressembler  à  uoe'panreniœ,  elle  se  donnait  l'air  d'être 'accoutumée 
depuis  longtemps  à  son  bonheur,  quoique  son  imagination  ne  pût 
s'y  habituer.  Mais  la  légèreté  de  sa  démarche  la  trahissait;  elle  ne 
marchait  pas  :  elle  courait,  dansait  ou  volait.  L'idée  de  sa  gloire  et 
de  sa  félicité  ne  la  quittait  pas.  Quand  elle  se  promenait  sur  le 
grand  chemin  en  songeant  qu'à  main  droite  comme  à  main  gauche 
les  champs  qui  le  bordaient  étaient  à  elle,  il  lui  semblait  que  celle 
qui  ne  s'appelait  plus  Aleth  Guépie  portait  à  son  front  une  auréole 
qui  devait  s'apercevoir  des  quatre  coins  du  monde. 

Durant  plusieurs^mois,  les  jouissances  que  lui  procurait  la  nue 
propriété  de  son  royaume  parurent  suffire  à  son  contentement, 
et  elle  se  figurait  qu'il  en  serait  toujours  ainsi.  Elle  se  tenait  à  sa 
place,  ne  s'occupait  de  rien,  n'entrait  dans  la  laiterie  ou  dans  les 
étables  que  pour  regarder  et  admirer,  ne  disait  son  avis  sur  quoi 
que  ce  fût  à  moins  qu'on  ne  l'en  priât.  Robert  lui  savait  beaucoup 
de  gré  de  cette  réserve,  de  cette  abstention,  volontaire  qu'il  attri- 
buait à  sa  modestie  et  au  louable  désir  de  ne  rien  changer  à  l'ordre 
établi,  de  n'empiéter  sur  les  droits  de  personne,  d'éviter  soigneu- 
sement ces  conflits  de  pouvoirs,  ces  compétitions  lâcheuses  qu'il 
avait  tant  redoutées.  Le  fait  est  que  cette  reine  constitutionnelle 
se  contentait  de  régner  et  ne  se  piquait  point  de  gouverner.  Une 
telle  situation  plaisait  à  son  orgueil.  Elle  laissait  les  autres  agir,  se 
remuer,  se  tracasser  pour  elle;  son  mari,  sa  belle-mère,  Lesape, 
Mariette,,  elle  les  considérait  tous  comme  de  bons  et  utiles  tra- 
vailleurs qui  peinaient  et  suaient  pour  assurer  sa  subsistance  et 
son  avenir,,  pour  lui  procurer  une  vie  large*  commode  et  facile. 
Elle  leur  souriait,  d'ua  air  bénévole,,  elle  les  encourageait  du  regard 
dans  leurs  efforts»  elle- daignait  trouver  qu'île  s'acquittaient  assez, 
bien  de  leur  ouvrage  et  de  leurs:  devoirs* 

Le  seul  travail  qu'elle  s'imposait  à  elle-même  volontiers  et  de 
grand  cœur  était  d'accompagner  souvent  Robert  lorsqu'il  allait 
inspecter  ses  ouvriers.  Les  passans  s'arrêtaient  pour  la  regarder,, 
pour  contempler  la  gentille  silhouette  de  cette  petite  femme,  quir 
bien  caiffiée  et  bien  chaussée,  piétinait  bravement  dans,  les  sillons 
détrempés,  sans  s'inquiéter  d'y  laisser  ses  bottines.  Les  ouvriers  lct 
considéraient  avec  étonnement.  Us  remarquaient  que,  crainte  du 
hâle,  elle  relevait  rarement  sa  voilette  et  qu'elle  n'ôtatt  jamais  ses 


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LA  ffEBMB  DU   CH0QCJ1RD.  7 

gants,  tant  lui  était  cbère  la  blancheur  de  ees  mains»  qu'elle  frot- 
tait chaque  jour  plus  d'une  fois  avec  de  la  pâte  d'amandes  :  mais 
tout  ce  qu'on  peut  faire  sans  ôter  ses  gants,  elle  le  faisait.  Elle 
avait  de  longs  entretiens  intimes  avec  les  chevaux  de  labour,  qu'elle 
appelait  chacun  par  son  nom  et  à  qui  elle  présentait  de  gros  mor- 
ceaux de  sucre,  dont  ses  poches  étaient  toujours  bourrées.  Quel- 
quefois aussi  elle  ramassait  une  motte  bien  grasse,  bien  luisante, 
et  elle  sentait  avec  délices  dans  sa  main  gantée  le  poids  de  cette 
terre  qui  lui  appartenait  et  qu'elle  émiettait  entre  ses  doigts. 

Si  elle  aimait  à  voir,  elle  aimait  encore  plus  à  se  montrer.  Il  lui 
vint  à  ce  sujet  une  idée  que  son  mari  n'approuva  pas  et  qui  donna 
lieu  à  leur  premier  différend,  pour  ne  pas  dire  à  leur  première 
'querelle.  Depuis  qu'il  avait  quelqu'un  pour  l'accompagner  dans  ses 
courses  à  travers  champs,  il  ne  montait  la  jument  blanche  que  lors- 
qu'il poussait  jusqu'à  la  Roseraie,  et  Dieu  sait  pourtant  s'il  avait  du 
goût  pour  cette  jument!  Ne  leur  avait-elle  pas  servi  d'entremet- 
teuse? Aleth  lui  représenta  un  jour  qu'elle  se  faisait  une  conscience 
de  lui  imposer  sa  compagnie,  puisqu'elle  l'obligeait  ainsi  d'aller  à 
pied.  Elle  ajouta  avec  une  pudeur  rougissante  qu'il  y  avait  moyen 
de  tout  arranger  :  pourquoi  n'icaient-ils  pas  tous  les  deux  à  cheval? 
Il  faut  croire  que  des  rêves  d'amazone,  de  chapeau  à  panache  lui 
•  avaient  passé  par  la  tète.  Son  idée  fut  mal  reçue  ;  il  lui  répondit 
qu'une  fermière  k  cheval,  cela  ne  s'était  jamais  vu,  que  cela  ferait 
mauvais  eflfet,  qu'oa  en  causerait.  Elle  insista;  pour  la  première 
fins,  cette  voix  charmante,  dont  il  ne  connaissait  que  les  notes 
aimables,  lui  fit  entendre  une  musique  un  peu  moins  douce;  c'était 
comme  les  premiers  frémissement,  comme  le  sourd  grondement 
d'une  volootéâpre  et  irritable  qu'indignait  toute  résistance.  U  per- 
sista pourtant  dans  la  sienne,  et  la  guêpe  rentra  son  dard,  atten- 
dant une  meilleure  occasion  de  le  sortir.  Elle  fut  bien  récompensée 
d'avoir  cédé.  Use  semaine  après,  elle  aperçut  dans  la  cour  un  petit 
panier  attelé  d'un  petit  poney,  fier  de  son  harnais  tout  neuf;  elle 
apprit  du  même  coup  que  ce  joli  attelage  était  un  présent  qu'on  lui 
faisait.  Ce  fut  un  enchantement,  une  messe*  Elle  sut  bientôt  con- 
duire, et,  pour  peu  que  le  temps  s'y  prêtât,  elle  s'en  allait  presque 
chaque  après-midi  courir  le  pays  dans  son  panier,  montrer  aux 
curieux  son  poney,  qu'elle  avait  orné  de  deux  pompons  roses.  Elle 
s'arrangeait  pour  passer  près  des  endroits  où  elle  avait  jadis  gardé 
les  <ËndM&<et  les  porcs;  au  retour,  elle  traversait  dans  toute  sa 
longueur  l'unique  rue  de  Mailly.  On  accourait  sur  le -pas  des  portes 
prar  ia  regamler;  ces  regards  lui  chatouillaient  l'âme,  et  elle  rega- 
gnait le  Ghoquard  .aussi  -triomphante  qu'une  déesse  marchant  dans 
sa  nuée. 

C'était  vraiment  une  déesse*,  et  /elle  entendait  qu'on  l'adorât. 

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8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Robert  aimait  à  l'emmener,  en  sortant  de  table,  dans  ce  jardin 
potager  qu'il  avait  si  souvent  arpenté  seul  avant  d'être  heureux.  Il 
ne  songeait  plus  guère  à  regarder  les  étoiles.  Dn  soir  pourtant,  il 
s'avisa  de  lui  en  montrer  une  et  de  lui  en  demander  le  nom.  Elle 
confessa  sans  honte  son  ignorance. 

—  Quelle  drôle  d'astronomie  vous  enseignait-on  au  Gratteau? 
lui  dit-il. 

Et  il  entreprit  de  lui  faire  la  carte  du  ciel.  Elle  l'écoutait  languis- 
samment  et  en  bâillant.  Enfin  elle  lui  dit  : 

—  Tu  m'ennuies  avec  ta  Couronne  boréale  et  tes  Poissons.  Tu  ne 
m'as  pas  dit  une  seule  fois  ce  soir  que  j'étais  jolie. 

Il  laissa  là  ses  Poissons  pour  ne  plus  s'occuper  que  de  répa- 
rer ses  torts.  Il  lui  déclara  qu'elle  avait  les  plus  beaux  yeux 
du  monde,  le  plus  joli  nez  de  l'univers  et  toutes  les  grâces 
avec  toutes  les  perfections. 

Peut-être  l'adorait-il  encore  plus  qu'il  ne  l'aimait.  Il  lui  savait  gré 
de  tout,  même  de  son  oisiveté.  On  n'avait  pas  besoin  de  ses  services; 
grâce  à  Dieu,  il  y  avait  assez  de  têtes  pour  gouverner  le  Ghoquard. 
Elle  était  son  luxe,  son  superflu,  son  inutile  richesse.  Si  elle  avait 
servi  à  quelque  chose,  elle  aurait  perdu  de  son  prix.  Il  oubliait  et  ses 
affaires  et  ses  fatigues  quand  il  tenait  sur  ses  genoux  cette  ravis- 
sante créature  dont  la  beauté  éclairait  sa  vie,  quand  il  plongeait  des 
mains  frémissantes  au  plus  épais  de  sa  chevelure  et  s'amusait  tour 
à  tour  à  la  décoiffer  et  à  la  recoiffer,  quand  il  se  penchait  sur  ses 
yeux  glauques  qui  lui  rappelaient  la  couleur  et  le  mystère  de  l'Océan, 
quand  il  la  mangeait  de  baisers  jusqu'à  lui  faire  perdre  le  souffle  et 
lui  arracher  un  petit  rire  nerveux.  Quoique  son  idole  se  prêtât  à 
sesjcaresses  sans  les  lui  rendre,  quoiqu'elle  fût  froide  et  comme 
accoutumée  à  recevoir  sans  rien  donner,  il  se  flattait  de  la  possé- 
der corps  et  âme,  d'être  tendrement  aimé  par  ce  petit  animal  ingrat, 
par  cet  adorable  petit  monstre  passionnément  personnel, qui  ne  con- 
naissait d'autre  loi  que  sa  volonté  propre  et  la  tyrannie  de  son  bon 
plaisir.  ' 

Il  est  fort  désagréable  de  s'enfoncer  une  épine  si  profondément 
dans  la  main  qu'on  craint  en  l'extirpant  d'attaquer  le  périoste.  Il  ne 
l'est  pas  moins  quand  on  voyage  en  chemin  de  fer  et  qu'on  met 
imprudemment  la  tête  à  la  portière  de  recevoir  dans  l'œil  un  petit 
fragment  de  charbon  ;  il  en  résulte  quelquefois  une  inflammation 
douloureuse.  Il  .est  fort  déplaisant  aussi,  lorsqu'on  habite  la  Brie, 
d'avoir  affaire  à  ces  insectes  presque  invisibles,  à  cette  sorte  d'acares 
qu'on  appelle  les  aoûtats,  lesquels,  à  l'époque  des  moissons,  vien- 
nent se  loger  dans  la  peau  de  l'homme  et  surtout  de  la  femme  et 
leur  causent  d'insupportables  cuissons;  par  grand  bonheur,  ils 
meurent  sur  leur  victime  avant  d'avoir  eu  le  temps  de  se  repro- 

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LA  FERME  DU   CHOQUARD.  9 

duire.  Cette  bru,  cette  étrangère  qui  avait  pénétré  de  vive  force 
dans  sa  maison  et  dans  sa  vie  et  s'y  installait  commodément,  était 
pour  M*6  Paluel  une  écbarde  dans  sa  main,  un  charbon  dans  son 
œil  et  lui  causait  des  irritations  de  la  peau  et  des  nerfs  aussi  désa- 
gréables que  si  tous  les  aoûtats  de  la  Brie  étaient  venus  se  loger 
dans  son  corps.  Cette  bru,  qui  avait  toujours  des  odeurs  sur  elle, 
la  froissait  dans  toutes  ses  habitudes  comme  dans  tous  ses  prin- 
cipes. Cette  consommation  de  pâte  d'amandes,  ces  gants  qu'on 
notait  jamais,  sauf  pour  manger,  ces  cocardes  dont  on  coiffait 
son  poney  l'exaspéraient;  elle  n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil.  La 
première  fois  qu'elle  entendit  Aleth  racler  de  la4  guitare,  il  lui 
sembla  qu'une  habitante  de  la  lune  venait  de  tomber  inopiné- 
ment en  visite  au  Choquard,  et  elle  n'eût  pas  été  surprise  si  le 
coucou  de  famille,  saisi  de  pâmoison,  s'était  laissé  choir  de  son 
haut,  la  face  contre  terre. 

Mais  elle  s'était  juré  de  ne  rien  dire,  et  ne  disait  rien  ;  elle  n'avait 
que  des  rages  sourdes  et  rentrées.  On  était  poli,  convenable,  tout 
se  passait  en  douceur;  les  deux  femmes  n'avaient  jamais  ensemble 
une  parole  plus  haute  que  l'autre.  II™*  Paluel  n'avait  pu  prendre 
sur  elle  d'appeler  Aleth  par  son  petit  nom;  elle  la  traitait  de  ma- 
dame, et  Aleth  lui  rendait  la  pareille.  Au  demeurant,  on  ne  se 
voyait  guère  qu'à  table,  et  on  s'y  faisait  presque  bon  visage.  Sans 
avoir  pour  elle  aucune  prévenance,  la  bru  témoignait  à  sa  belle- 
mère  quelques  égards,  certaines  condescendances  qui  semblaient 
lui  coûter  peu.  De  son  côté,  la  belle-mère  ne  faisait  jamais  aucune 
observation  à  sa  bru,  qu'elle  considérait  comme  un  de  ces  mal- 
heurs accomplis  auxquels  il  n'y  a  rien  à  changer;  tout  au  plus 
avait-elle  quelquefois  au  coin  des  lèvres  des  plissemens  amers  qui 
n'étaient  point  remarqués,  ou  bien  elle  s'oubliait  à  regarder  l'habi- 
tante de  la  lune  avec  un  immense  ébahissement  que  celle-ci  prenait 
pour  une  immense  admiration.  Et  Robert  était  heureux;  il  se  disait: 

—  Qui  donc  s'attendait  à  des  scènes?  Tout  chemine  comme  sur 
des  roulettes. 

Mm*  Paluel  eût  étouffé  si,  comme  le  barbier  du  roi  Midas,  elle 
n'eût  trouvé  quelque  part  un  roseau  à  qui  confier  ses  étonnemens 
et  ses  scandales.  Le  roseau  était  Mariette,  qui,  dans  ce  cas  de 
nécessité  majeure,  était  devenue  sa  perpétuelle  et  unique  confi- 
dente. Quoique  ce  fût  un  avancement  imprévu  dont  elle  aurait  pu 
faire  gloire,  Mariette  ne  s'acqtittait  de  sa  nouvelle  charge  qu'à 
regret  et  avec  un  peu  de  scrupule  ;  en  écoutant  les  doléances  et  les 
réquisitoires  de  M™  Paluel,  il  lui  semblait  manquer  de  respect  à 
celui  qu'à  tort  et  à  travers  elle  aimait  toujours  en  silence.  Mais  le 
moyen  de  se  dérober*  Mm*  Paluel  lui  disait  au  sujet  du  poney  et  de 
ses  cocardes  : 


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10  REVCE   DBS   DEUX   MONDES. 

—  Comme  elle  aime  la  piaffe! 

Elle  lui  disait  à  propos  de  la  guitare  : 

—  Mon  Dieu  !  que  cette  folle  m'agace  avec  son  éternelle  romance! 
Elle  lui  disait  encore,  ce  qui  était  plus  grave  : 

—  Je  ne  comprends  pas  qu'un  homme  qui  se  respecte  se  mette 
ainsi  sous  la  pantoufle  de  sa  femme* 

C'était  là  surtout  ce  qui  indignait  et  navrait  la  reine  mère.  Elle 
envisageait  sa  bru  comme  une  de  ces  sorcières,  de  ces  magiciennes 
qui  apprivoisent  les  hommes  par  des  moyens  indignes.  Cette  fille, 
qui  possédait  le  jnauvais  œil,  avait  jeté  un  charme  funeste  sur  Robert 
Paluel,  dont  elle  avait  brisé  la  fierté,  avili  le  courage.  Elle  lui  avak 
appris  toutes  les  soumissions,  toutes  les  obéissances;  elle  lui  avait  mis 
un  mors  dans  la  bouche  et  elle  le  tenait  en  bride;  elle  lui  disait  : 
«  Va  !  »  et  il  allait,  et,  ce  qui  était  pire  que  tout,  cet  homme,  tombé  en 
servitude,  chérissait  son  métier  d'esclave,  dont  il  faisait  ses  honteuses 
délices.  Dans  ses  prônes,  le  curé  de  Mailly  prenait  souvent  à  partie 
les  ivrognes;  M*0  Paluel  avait  retenu  ces  fortes  paroles  d'Isaïe, 
qu'il  aimait  à  leur  citer  et  dont  elle  faisait  une  autre  application  : 
«  Malheur,  avait  dit  le  prophète  à  celui  que  conseille  la  cervoise  et 
qui  se  laisse  échauffer  par  le  vin  I  La  harpe,  le  luth,  le  tambour  et 
la  flûte  accompagnent  ses  banquets,  mais  ils  ne  regardent  point 
l'œuvre  de  l'Éternel,  et  la  joie  des  tambours  cessera,  le  bruit  de 
ceux  qui  se  réjouissaient  prendra  fin,  la  cervoise  sera  amère  à  ceux 
qui  l'auront  bue.  »  Cette  joie  des  tambours,  cette  cervoise  qui 
grise  et  donne  de  mauvais  conseils  représentaient  pour  M*"  Paluel 
les  amours  de  la  chair  et  du  démon,  et  elle  maudissait  les  filles 
qui  font  connaître  aux  hommes  les  mystères  du  démon,  les  fêtes  de 
la  chair. 

Les  confidences  de  M**  Paluel  et  les  versets  du  prophète  Isaïe 
mettaient  Mariette  mal  à  l'aise.  Les  plaintes  lui  semblaient  être  un 
accompagnement  inutile  des  chagrins  ;  le  eort  l'avait  façonnée  dès 
son  bas  âge  à  l'humble  patience  qui  ne  dit  rien.  Bêlas  t  il  n'y 
avait  dans  sa  pauvre  vie  ni  harpe,  ni  flûte,  ni  cervoise,  mais  une 
douleur  qui  se  taisait,  et  elle  serait  morte  de  honte  si  quelque  indis- 
cret s'était  permis  de  deviner  la  plaie  cachée  de  son  cœur.  A  ses 
peines  ne  se  mêlait  aucune  révolte.  Elle  respectait  trop  l'homme  qui 
s'était  si  profondément  ancré  dans  ses  affections  pour  condamner 
légèrement  ses  apparentes  folies.  Ette  pensait  qu'il  avait  au  ce  qu'il 
faisait,  qu'il  lui  était  facile  de  trouver  des  raisons  pour  justifier  son 
choix.  Être  à  part,  il  avait  rencontré  «me  fille  qui  ne  ressemblait  pas 
aux  autres,  il  l'avait  épousée,  il  l'adorait,  il  était  heureux.  Elle  voyait 
là  un  enchaînement  tout  naturel  de  causes  et  d'effets,  et  elle  se  sou- 
mettait à  la  destinée  sans  accuser  personne.  Elle  était  même  tentée 
de  croire  que  M**  Paluel  avait  des  préventions  et  nourrissait  trop 

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d'animosité  contre  6a  bru.  Elle  osait  hii  représenter  doucement 
qu'après  tout  M**  Aleth  éÉaii  commode  à  vivre,  qu'elle  ae  cherchait 
pas  à  commander  ni  à  s'imposer,  qu'elle  n'avait  soulevé  aucun  con- 
flit d'autorité,  qu'elle  laissait  les  choses  et  les  gens  suivre  leur 
train  accoutume  sans  se  mêler  de  rien. 

—  Je  te  conseille  de  l'admirer!  lui  répliquait  l'acariâtre  M**  Pa- 
luel.  Ne  TOÎ6-4U  pas  que  si  «Ue  se  garde  de  mettre  la  main  à  la  pâte, 
c'est  que  ses  maies  sont  trop  blanches,  trop  mignonnes,  et  qu'elle 
aurait  peur  de  les  gâter? 

Mariette  avait  bien  envie  de  répondre  qu'une  .personne  aussi  jolie 
que  Mme  Aieth  avait  le  droit  de  ne  pas  faire  ce  que  faisaient  les 
autres  et  même  de  ne  rien  faire  du  tout,  sauf  de  se  promener  dans 
un  panier,  de  soigner  ses  ongles  et  de  fleurir  au  soleil  comme  les 
lis  et  les  roses.  Mais  elle  avait  des  doutes  à  ce  sujet,  elle,  préférait 
ne  rien  répondre. 

Quand  on  met  tout  au  pis,  on  est  sujet  à  se  tromper,  car  le  pire, 
comme  disent  Jc6  Espagnols,  n'est  pas  toujours  certain*  Mme  Paluel 
avait  dit  plus  d'une  fais  à  Mariette  : 

—  Mon  fils  est  entré  dans  une  famille  de  quémandeurs  et  de  para- 
sites, et  tu  verras  qu'après  avoir  avalé  la  fille,  nous  .avalerons  le 
père,  la  mère  et  les  cinq  demi-frères,  ou  plutôt  ce  sont  eux  qui 
nous  avaleront. 

Cette  prédiction  ne  s'accomplit  point,  et  ce  fut  Aleth  elle-même 
qui  y  mit  bon  ordre,  comme  en  fait  foi  un  entretien  qui  s'engagea 
un  jour  entre  les  blanchisseuses  de  MaiUy  et  Catherine,  la  cuisinière 
du  Choquard.  La  voyant  passer,  son  panier  au  bras,  près  de  leur 
lavoir,  elles  la  hélèrent,  et  Catherine  s'arrêta  pour  entrer  en  propos. 
Cette  Bourguignonne  drue,  gaillarde  et  bien  taillée  aimait  à  dégoi- 
ser,  elle  avait  la  langue  un  peu  longue,  c'était  son  seul  défaut.  On 
lui  demanda  des  nouvelles  de  ses  maîtres,  si  on  se  chamaillait,  s'il 
y  avait  un  eafent  en  chemin  et,  de  fil  en  aiguille,  si  les  Guépie  favo- 
risaient souvent  le  Choquard  de  leurs  visites. 

—  Ah!  ouiche!  répondit-elle,  autrefois  à  la  bonne  heure»  mais  ► 
aujourd'hui  on  ne  voit  plus  la  queue  d'un.  M014  Aleth  a  bientôt  fait 
d'en  débarrasser  mos  planchers-  C'est  le  coquetier  qui  est  venu  le 
premier  et  c'est  Je  cas  de  dire  qu'il  apportait  un  œuf  pour  avoir  un 
bœuf,  il  est  entré  dans  ma  cuisine  en  disant  :  «  Je  passais  de  vos 
côtés  par  basavd  et  je  suis  entré  pour  prendre  des  nouvelles) de  ma 
petite  sœur*  »  Quel  pataud,  mon  Dieu  1  pour  se  payer  des  petites 
sœurs  comme  celle-là!  Elle  le  lui  a  bien  fiait  voir;  elle  lui  parlait 
du  haut  de  sa  tôte,  on  e&tdit  que  cela  tombait  d'un  cinquième  étage, 
et  il  marmottait  entre  «es  dents  :  «  Pimbêche  !  «notais -elle  vous  l'a  traité 
comme  un  chien  et  il  est  parti  saos  demander  son  ireste.  Ensuite  est 
Tenu  Thomas 4  elle  l'a  ini*  à  la  poileifioauneL'atttra.Jérémieiegabe- 


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12  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

lou  avait  eu  des  renseignemens,  il  n'a  pas  osé  s'y  frotter  ;  mais  sans 
doute  il  écrivait  de  temps  à  autre  pour  lui  demander  un  billet 
de  mille,  car  elle  m'a  prié  de  rendre  ses  lettres  au  facteur. 

—  EtPolydore? 

—  Nous  ne  l'avons  pas  vu,  celui-là;  il  faut  croire  qu'il  attend 
son  moment.  Le  plus  malin  de  tous  a  été  le  petit  Philippe,  qui  venait 
chaque  soir  crier  à  tue-tête  ses  journaux  sous  nos  fenêtres.  Il  avait 
son  idée,  et  la  petite  sœur  a  compris.  Je  me  suis  laissé  dire  qu'elle 
lui  a  graissé  la  patte  pour  qu'il  promit  de  ne  plus  revenir. 

—  Mais  la  mère,  vous  la  voyez  souvent? 

—  On  la  voyait,  on  ne  la  voit  plus.  Dans  les  premiers  temps  elle 
était  toujours  fourrée  chez  nous,  et  M"-  Aleth  lui  montrait  sa  chambre, 
sa  toilette,  son  tapis  de  moquette,  ses  bibelots,  les  écuries,  les 
remises,  et  l'autre  pleurait  d'attendrissement,  car  elle  pleure  tou- 
jours. Mais  nous  avons  fini  par  en  avoir  assez,  c'était  toujours  la 
même  chose,  et  puis  cette  pleureuse  nous  appelait  sa  poulette  par 
devant  le  monde  et  nous  chiffonnait  notre  robe  en  nous  embras- 
sant. Nous  lui  avons  fait  sentir  que  ses  visites  étaient  trop  fré- 
quentes et  sans  doute  nous  l'avons  traitée  de  vieille  bassinoire,  car 
aujourd'hui  elle  reste  chez  elle. 

—  C'est  égal,  grommela  une  laveuse  qui  avait  dix  enfans,  une 
mère  est  toujours  une  mère,  et  quand  une  fille  a  du  cœur... 

—  Du  cœur,  dites-vous!  interrompit  Catherine.  Ohl  que  vous 
êtes  bonne  avec  votre  cœur  I  Ce  n'est  pas  dans  notre  boutique  qu'il 
faut  venir  en  chercher,  c'est  un  article  que  nous  ne  tenons  pas. 

Et  elle  reprit  son  chemin  en  faisant  danser  Panse  de  son  panier. 
Il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'elle  ne  la  faisait  danser  qu'en  mar- 
chant. Quand  elle  aurait  eu  plus  de  malice  que  Polydoreet  Jérémie, 
elle  était  au  service  d'une  maîtresse  qui  vous  regardait  soir  et  matin 
dans  les  mains  pour  s'assurer  qu'elles  étaient  nettes. 

Le  récit  de  Catherine  était  assez  exact  dans  le  fond,  mais  elle 
avait  brodé  le  détail.  Aleth  n'avait  point  traité  sa  mère  «  de  vieille 
bassinoire  ;  »  c'est  un  vocabulaire  qu'elle  avait  laissé  au  Gratteau. 
Elle  lui  avait  seulement  représenté  avec  une  éloquence  un  peu  vive 
que  ses  visites  n'étaient  pas  agréables  à  tout  le  monde,  que 
M"*  Paluel  était  une  personne  avec  laquelle  il  fallait  user  de  beau- 
coup de  ménagement  et  d'une  grande  circonspection,  que  tous 
les  visages  ne  lui  plaisaient  pas.  Elle  avait  aussi  remontré  à  son 
père  qu'avant  de  tirer  pied  ou  aile  de  son  gendre,  comme  il  se  le 
promettait,  il  convenait  de  sauver  les  apparences  en  affectant  pen- 
dant quelques  mois  au  moins  un  absolu  désintéressement.  Il  eut  de 
la  peine  à  comprendre;  mais  il  était  si  plein  de  confiance  dans  les 
bonnes  intentions  de  sa  fille  à  son  égard  et  elle  lui  avait  donné  des 
preuves  si  éclatantes  de  son  savoir-faire  qu'il  en  passa  par  ce  qu'elle 


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LA  FERME  DU  CH0QUABD.  13 

voulut.  Il  n'avait  en  tête  que  son  moulin,  le  fameux  moulin  du  Rou- 
geau, dont  il  espérait  devenir  avant  peu  le  propriétaire  avec  le 
secours  du  ciel  et  des  écus  de  son  gendre.  Son  bail  allait  expirer;  il 
se  décida  quatre  mois  après  le  mariage  à  déménager,  il  dit  adieu  à 
la  Renommée,  il  alla  sans  esprit  de  retour  s'établir  au  Rougeau  comme 
simple  locataire,  en  attendant  mieux.  Les  moulins  de  PYères  ne  font 
pas  tous  de  bonnes  affaires,  il  s'en  faut  bien  ;  la  grande  meunerie 
de  Gorbeilleur  fait  du  tort  ;  nous  vivons  dans  un  siècle  où  plus  que 
jamais  les  gros  poissons  mangent  les  petits.  Mais  Richard  était  per- 
suadé qu'il  avait  jusque-là  manqué  sa  vocation,  qu'il  était  né  pour 
être  meunier,  que  le  Rougeau  serait  en  peu  de  temps  le  plus  acha- 
landé de  tous  les  moulins.  Il  lui  semblait  toujours  qu'en  changeant 
de  place,  il  changerait  de  fortune;  il  eût  mieux  fait  de  changer  de 
caractère,  mais  c'est  plus  difficile.  Ce  déménagement  causa  un  plai- 
sir sensible  à  Aleth.  Désormais  il  devait  y  avoir  entre  elle  et  ses 
parens  une  bonne  lieue  et  demie  de  chemin.  A  vrai  dire,  si  son  père 
eût  parlé  d'émigrer  au  Chili,  elle  n'eût  pas  dit  un  mot  pour  l'en 
détourner. 

Maître  Guépie  ne  tint  pas  la  parole  qu'il  avait  donnée  à  sa  fille  ; 
sa  passion  fut  la  plus  forte.  A  peine  installé  au  Rougeau,  il  tomba 
amoureux  de  son  moulin:  l'idée^de  l'avoir  à  lui  pour  la  vie  le  travail- 
lait jour  et  nuit.  Le  propriétaire  n'avait  consenti  qu'un  bail  d'un  an  ; 
ayant  quitté  depuis  quelques  années  le  pays,  où  il  n'avait  plus  d'in- 
térêts, il  était  désireux  de  se  défaire  du  Rougeau,  et  Guépie  craignait 
qu'un  tiers,  prenant  les  devans,ne  lui  ôtât  le  morceau  de  la  bouche. 
Il  était  convaincu  que  l'affaire  était  superbe,l'occasion  unique,  et  Pal - 
myre  acquiesçait.  Depuis  le  mariage  de  sa  fille,  elle  avait  changé 
d'opinion  sur  son  mari,  elle  ne  se  gaussait  plus  de  ses  chimères. 
L'événement  impossible  s'était  accompli,  la  petite  trônait  au  Gho- 
quard,  et  ce  n'était  pas  un  trône  de  vessies;  désormais  tout  sem- 
blait possible  à  Palmyre.  —  Eh  bien  1  ma  vieille,  lui  disait  quelque- 
fois le  triomphant  Richard,  qui  de  nous  deux  avait  raison?  —  J'en 
conviens,  c'était  toi,  répondait-elle,  en  s'inclinant  devant  son  génie. 

Dansles  derniers  jours  d'octobre,  ne  maîtrisant  plus  l'impatience 
de  ses  convoitises,  Richard  se  résolut  à  aller  trouver  son  gendre. 
Pour  lui  faire  honneur,  il  se  débarbouilla  avec  soin,  endossa  son 
habit  des  dimanches,  mit  sur  sa  tète,  en  le  penchant  un  peu  sur 
son  oreille,  un  grand  chapeau  gris  qu'il  avait  acquis  dernièrement 
et  qui  lui  semblait  symboliser  toutes  les  gloires  de  la  meunerie.  Son 
bâton  à  la  main,  il  s'achemina  vers  le  Ghoquard.  Il  n'eut  pas  la 
peine  de  pousser  jusque-là;  à  vingt  minutes  de  la  ferme,  il  aperçut 
Robert  occupé  à  faire  marner  l'un  de  ses  champs.  Il  en  fut  bien 
accueilli,  le  propos  s'engagea,  mais  Richard  pelota  quelque  temps 
en  attendant  partie.  Il  parlait  de  la  petite,  vantait  sa  beauté,  ses 


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14  BEVUE   DES   DEUX  MOKDES. 

charmes,  les  grâces  de  son  esprit,  faisant  claquer  sa  langue  ou  la 
passant  sur  ses  lèvres.  C'était  une  façon  de  dire  :  —  Quel  plat  je 
vous  ai  servi  là,  mon' gendre!  Vous  me  devez  du  retour.  —  Robert, 
impatienté,  l'interrompit  enfin  en  lui  disant  : 

—  C'est  assez  de  tortillage,  Guépie.  Vous  avez  quelque  chose  à 
me  demander;  accouchez. 

Il  accoucha,  demanda  à  titre  d'empruntles quarante  mille  francs 
nécessaires  à  l'acquisition1  du  Rougeau,  offrant  d'en  servir  un  gros 
intérêt,  promettant  toute  garantie.  Robert,  qui  l' écoutait  froide 
ment,  finit  par  lui  dire  : 

<—  Je  ne  refuse  ni  ne  promets.  Quarante  mille  francs  sont  un 
denier.  Vous  aurez  une  réponse  dans  huit  jours. 

Là-dessus  l'optimiste  Guépie  s'en  alla ,  se  flattant  d'avoir  ville 
prise,  d'en  tenir  déjà  les  clés  dans  sa  poche  ;  il  les  y  brassait,  les 
faisait  cliqueter,  et  ses  oreilles  se  grisaient  de  cette  musique.  Il  dit 
à  sa  femme  en  rentrant  que  l'affaire  était  dans  le  sac,  que  son  gendre 
lui  avait  paru  fort  bien  disposé,  qu'Âleth  ferait  le  reste,  car  il  comp- 
tait sur  sa  fille  aussi  fermement  qu'il  croyait  à  la  beauté  de  son 
chapeau  gris. 

De  son  côté,  Robert  ne  doutait  pas  qu'avant  de  hasarder  sa 
démarche,  Richard  n'eût  pressenti  sa  fille,  et  qu'elle  n'épousât  chau- 
dement les  intérêts  de  son  père.  Il  lui  en  coûtait  beaucoup  de  lui 
refuser  quelque  chose.  —  C'est  avec  «lie,  pensail-41,  que  je  traiterai 
ce  fâcheux  incident.  —  Au* préalable,  il  en  toucha  un  mot  à  Lesape. 
Le  circonspect  et  cauteleux  Briard  n'avait  vu  le  Rougeau  qu'en  pas- 
sant, mais  tout  ce  qu'il  voyait  lui  restait  comme  gravé  dans  les 
yeux.  Il  estimait  que  ce  fameux  moulin  n'était  qu'une  baraque, 
ne  tenait  ni  à  fer  ni  à  clou  et  demandait  de  coûteuses  réparations. 
Il  estimait  également  qu'y  compris  le  jardinet,  le  morceau  de!  terre 
et  le  bouquet  d'arbres  qui  en  formaient  le  clos,  le  tout  ne  valait 
guère  plus  de  vingt-cinq  mille  francs.  Mais  il  s'abstint  de  dire  ce 
qu'il  pensait.  Il  était  persuadé  comme  son  patron  que  Mrae  Aleth 
avait  la  main  dans  cette  négociation,  et  pour  rien  au  monde  il  ne  se 
fût  brouillé  avec  elle  ;  on  ne  se  brouille  pas  avec  le  soleil  levant.  11 
avait  pour  principe  de  ménager  les  puissances  supérieures  et  de  ne 
jamais  fourrer  le  doigt  entre  l'arbre  et  l'écorce. 

—  Je  ne  sais  que  vous  dire,  répondit-il.  Il  faudrait  voir. 

—  Soit!  informe-toi,  lui  dit  Robert. 

Le  soir  de  ce  même  jour,  les  deux  époux  venaient  de  se  retirer 
dans  leur  appartement,  et  Aleth,  debout  devant  sa  glace,  se  mettait 
en  devoir  de  se  décoiffer,  quand  son  mari  lui  dit  : 

—  A  propos,  ton  père  est  venu  me  trouver. 

—  Pour  un  emprunt?  dit-elle  en  pivotant  sur  ses  talobs. 
■*—  Tu  le  savais? 


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LA  FBftMB  WJ  GMQffARn.  16 

—  Je  le  devine,  il  n'y  a  pas  besoin  d'être  sorcière  pour  cela.  Et 
combien  le  demande-trU? 

_  Quarante  mille  francs. 

Peste  I  il  ne  se  gêne  pas,  fit-elle  en  venant  s'asseoir  à  côté  de 

lui* 

Mais  oui,  c'est  une  somme,  et  je  crois  que  je  pourrais  mieux 

employer  mon  argent.  Toutefois,  si  j'obtenais  de  sérieuses  garan- 
ties et  surtout  si  cela  te  faisait  beaucoup  de  plaisir. .. 

—  Tu  veux  m'en  faire?  interrompit-elle.  C'est  bien  à  toi  et  tu  es 
gentil. ..  Eh  bienl  sais-tu?  je  ne  veux  pas  que  tu  lui  prêtes  un  sou 
ni  le  quart  dNin  soa. 

—  Obi  oh!  dit-il,  le  bon  chien  de  garde  que  j'ai  donné  là  à  mes 
écus  !..  Mais,  comme  dit  Lesape,il  faudrait  voir. 

Lesape  est  un  imbécile.  Il  n'y  a  rien  à  voir,  c'est  tout  vu,  et 

je  n'entends  pas  que  tu  fiasses  aucun  marché  avec  mon  père,  il  te 
mettrait  dedans.  Et  puis  fourre-toi  bien  dans  la  tète  que  sa  roue 
ne  tournera  pas  souvent,  il  est  trop  paresseux  pour  cela.  Quant  aux 
intérêts,  tu  n'en  verras  jamais  un  centime,  et  s'il  faut  en  venir  à 
la  contrainte,  tu  trouveras  que  de  gendre  à  beau-père,  cela  ne  se 
peut  pas. 

Et  avec  une  charmante  et  naïve  impudence,  elle  ajouta  : 

—  Tu  es  trop  bon,  tek  Tu  crois  à  ce  qu'on  te  dit,  tu  te  laisses 
prendre. 

Elle  était  arrivée  et  retirait  l'échelle;  elle  n'entendait  pas  que 
personne  autre  montât.  Gomme  son  mari  n'avait  pas  l'air  assez  con- 
vaincu, elle  voulut  faire  pénétrer  le.  clou  plus  avant  dans  cette  tête 
rebelle,  et  faisant  un  grand  geste  avec  son  démêloir  qu'elle  tenait 
eneore  dans  sa  main,  elle  s'écria  : 
— *  Vois-tu,  Robert,  ma  famille,  c'est  tout  de  la  canaille  1 
Il  trouvait  le  propos  un  peu  cru,  mais  dans  ce  moment  elle 
était  jolie  à  croquer,  et  lui  passant  un  bras  autour  de  la  taille,  il 
l'attira  à  lui  pour  l'embrasser.  Elle  se  dégagea  gentiment,  se  dressa 
sur  ses  pieds:  —  Quarante  mille  francs I  y  penses-tu?  —  Puis  po- 
sant ses  mains  sur  ses  deux  hanches,  elle  lui  dit  d'un  ainet  d'un 
ton  mystérieux  : 

—  Celui  qui  est  là  n'entend  pas  qu'on  le  vole. 

—  Quoil  s'écria-t-U,  transporté  de  joie,  il  y  a  quelqu'un,  tu  le 
crois? 

—  J'^n  suis  sûre.  H.  Larrazet  me  l'a  dit. 

—  Ah  I  bien,  cette  fois,  tu  ne  m'empêcheras  pas  de  t' embrasser. 
Elle  n'y  mit  pas  d'opposition.  Hais  la  nuit  ne  changea  pas  le 

cours  de  ses  idées.  A  la  petite  pointe  du  jour,  soulevant  à  moitié 
8W  l'oreiller  sa  tête  ébouriffée,  elle  lui  cria  : 

—  Dors-tu?  Moi,  je  ne  dors  pas,  et  j'ai  découvert  ce  qu'il  faut 


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16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faire.  Tu  proposeras  à  mon  père  de  lui  avancer  la  moitié  de  la 
somme,  pourvu  qu'il  trouve  à  emprunter  l'autre.  Il  ne  trouvera  pas 
et  le  tour  sera  joué...  Hais  je  veux  me  charger  moi-même  de  cette 
affaire,  je  saurai  mieux  ce  qu'il  faut  dire.  Tout  à  l'heure  je  m'en 
irai  au  Rougeau  dans  mon  panier. 

—  J'y  consens,  dit-il,  mais  tu  prendras  bien  garde  de  ne  pas 
verser.  11  faut  le  soigner,  l'autre,  celui  qui  n'est  pas  encore. 

XI. 

L'Yères  est  une  rivière  charmante  et  fantasque  :  elle  n'aime  pas 
à  aller  droit,  elle  s'amuse,  elle  s'égare,  elle  serpente,  décrit  des 
courbes  sinueuses  et  de  grands  crochets  qui  la  ramènent  sur  ses 
pas.  A  de  certains  endroits,  elle  se  perd  dans  de  mystérieuses  Os- 
sures,  on  la  croit  tarie,  et  on  la  retrouve  un  peu  plus  loin  coulant 
à  pleins  bords.  De  place  en  place,  elle  fait  tourner  des  roues  de 
moulin  ou  traverse  des  parcs,  et  tantôt  elle  promène  son  cours  pares- 
seux à  ciel  découvert  entre  des  champs  ou  deux  rangées  de  saules 
creux,  tantôt  elle  s'enfonce  tout  à  coup  sous  une  voûte  d'épais 
ombrages,  au  travers  desquels  filtre  àgrand'peine  un  rayon  de  soleil 
et  ses  eaux  vertes  paraissent  noires. 

Le  jour  d'octobre  où  Àleth  se  mit  en  route  pour  le  Rougeau,  les 
arbres  étaient  déjà  fort  dépouillés;  ce  qui  leur  restait  de  feuilles 
faisait  dans  le  gris  argenté  du  brouillard  des  taches  de  rouille  ou 
de  sang-dragon.  Elle  ne  perdit  pas  son  temps  à  les  admirer.  Elle  était 
peu  sensible  au  pittoresque,  elle  Tétait  beaucoup  plus  aux  regards 
qu'arrêtaient  sur  elle  les  passans.  Elle  sentait  qu'elle  était  à  son  avan- 
tage, qu'elle  avait  vraiment  bon  air,  que  son  chapeau  à  plumes  et  son 
mantelet  fourré  lui  allaient  à  merveille,  et  qu'une  charmante  femme 
conduisant  de  ses  mains  gantées  un  joli  poney,  dont  elle  hâte  de 
temps  à  autre  la  marche  par  un  léger  coup  de  fouet,  est  un  objet 
plus  intéressant  à  considérer  que  les  plus  belles  taches  rouges  ou 
jaunes. 

En  trois  quarts  d'heure,  elle  atteignit  le  Rougeau,  moulin  mal 
achalandé,  quoique  agréablement  situé  à  l'un  des  coudes  de  la 
rivière,  entre  une  petite  île  boisée  et  un  coteau  à  pente  rapide, 
planté  de  pommiers  qui  semblent  se  retenir  avec  effort  pour  ne  pas 
tomber.  Elle  entra  dans  la  cour,  dont  la  porte  charretière  était 
ouverte  à  deux  battans,  et  de  prime  abord  tout  ce  qu'elle  aperçut 
lui  déplut.  Quand  on  habite  depuis  cinq  mois  une  maison  tenue 
£omme  le  Ghoquard,  on  devient  difficile.  Le  moulin  paternel  lui  fit 
l'effet  d'un  vilain  monsieur,  d'un  rustre  mal  équipé,  mal  nettoyé 
et  dont  la  barbe  a  huit  jours.  Il  lui  suffit  d'un  coup  d'oeil  pour  con- 
stater que,  dans  cette  grande  cour,  rien  n'était  à  sa  place,  rien 


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LA   FERME  DU   CHOQUÀRD.  17 

n'était  en  état.  Elle  avisa  des  poules  qui  picoraient  sans  rien  trou- 
ver, un  jars  très  sale,  accroupi  dans  la  boue,  une  charrette  privée 
d'une  de  ses  ridelles  et  d'un  de  ses  timons  et  qui  se  tenait  en  équi- 
libre comme  elle  pouvait,  une  vieille  roue  qui  encombrait  le  chemin, 
des  auges  qui  traînaient  au  hasard,  des  crevasses  pleines  d'une  eau 
noirâtre,  un  râteau  renversé  auquel  manquaient  trois  dents  et  en 
revanche  une  chèvre  attachée  qui  avait  sûrement  ses  vingt-six  côtes 
au  grand  complet,  car  on  les  voyait  toutes,  tant  elle  était  maigre. 

On  l'avait  entendue.  Son  père,  qui  s'occupait  à  muser  dans  son 
jardin,  avança  la  tête  par-dessus  une  barrière  à  claire-voie  fort  dé- 
gradée et  leva  les  bras  au  ciel.  Puis  il  courut  à  la  cuisine  pour  y 
quérir  sa  femme,  à  qui  il  cria  joyeusement  : 

—  La  voilà  I  elle  a  tenu  à  nous  apporter  la  bonne  nouvelle.  Que 
t'avais-je  dit? 

Ils  accoururent  tous  deux  à  la  rencontre  de  leur  chère  enfant,  de 
leur  poulette,  de  leur  joie  et  de  leur  fortune,  et  ils  lui  faisaient  fête 
à  l'envi  l'un  de  l'autre.  Comme  elle  descendait  de  son  panier,  le 
jars,  qui  avait  un  mauvais  caractère,  voulut  se  jeter  sur  elle. 
Mme  Guépie  lui  détacha  un  coup  de  pied,  en  lui  disant  : 

—  Grosse  bête,  ne  sais-tu  pas  qu'elle  est  de  la  maison? car  enfin 
c'est  ma  fille  ! 

—  Eh!  eh!  doucement,  j'y  suis  bien  pour  quelque  chose,  repar- 
tit Richard. 

Puis  ils  se  mirent  tous  deux  à  caresser,  à  flatter  de  la  main  le 
poney,  que  Palmyre  baisa  sur  les  naseaux,  au  vif  déplaisir  du 
poney,  qui  hocha  la  tête,  et  d'Aleth,  à  qui  ces  privautés  semblaient 
fort  indiscrètes.  Elle  y  mit  fin,  en  disant  :  —  Ne  perdons  pas  notre 
temps,  allons  causer. 

On  la  conduisit  en  pompe  dans  la  salle  à  manger,  qui  sentait  un* 
peu  le  moisi,  l'Yères  ayant  débordé  quelques  semaines  auparavant 
et  inondé  tout  le  rez-de-chaussée.  Ce  qui  la  contraria  davantage,  ce 
fut  l'aspect  graisseux  de  la  chaise  qu'on  lui  offrit;  elle  aurait  craint, 
en  s' asseyant,  de  maculer  sa  robe.  Comme  elle  se  retournait  pour 
en  chercher  une  autre,  elle  aperçut  son  frère  Polydore,  immobile 
dans  un  coin,  où  il  se  trouvait  bien,  sans  qu'il  lui  parût  nécessaire 
de  se  déranger  pour  saluer  sa  demi-sœur.  Le  marquis  Raoul,  installé 
depuis  quelques  jours  dans  son  château,  avait  dépêché  son  garde- 
chasse  à  Paris,  avec  l'ordre  de  lui  ramener  un  basset  dont  on  disait 
merveilles  et  qu'un  de  ses  amis  consentait  à  lui  céder.  En  descen- 
dant du  train,  Polydore  était  entré  au  moulin  pour  s'y  rafraîchir 
et  y  prendre  langue.  Assis  dans  un  fauteuil  dépenaillé,  une  bou- 
teille et  un  verre  vide  devant  lui,  il  tenait  entre  ses  jambes  allon- 
gées le  basset,  à  qui  il  tirait  par  instans  les  oreilles.  Polydore  était 

TOMB  LY.  —  1883.  2 


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18  REVUE.  DES  DEUX  MONDES. 

de  tous  les  Guépie  celui  qui  ressemblait  le  plus  de  visage  à  son 
père,  ayant  comme  lui  le  teint  blême  et  des  cheveux  roussâtres. 
Mais  il  n'était  ni  patelin  ni  onctueux.  11  avait  servi  pendant  cinq 
ans  et  contracté  dans  les  casernes  une  certaine  raideur  de  tour- 
nure, un  parler  bref»  sec,  sifflant,  qui  convenait  à  son  humeur 
gouailleuse  et  passablement  cynique. 

—  Bonjour,  Polydorel  lui  dit  sa  sœur  en  lui  tendant  majes- 
tueusement la  main. 

—  Bonjour,  ma  belle  !  lui  répondit- il  sans  se  lever  et  en  effleu- 
rant du  bout  de  son  index  la  main  qu'elle  lui  présentait.  Il  y  a  long- 
temps que  je  n'ai  eu  l'honneur  de  te  voir.  Allons,  je  m'aperçois 
que  tu  ne  dépéris  pas. 

Et  il  la  considérait  des  pieds  à  la  tête  avec  une  ironique  admira- 
tion. 

—  Aleth,  ma  fille,  tu  vas  nous  rester  à  déjeuner,  lui  dit  sa  mère. 
Elle  répondit  qu'elle  n'avait  pas  le  temps.  Elle  avait  tâté  trop 

souvent  des  fricots  de  Palmyre  pour  avoir  envie  de  renouer  con- 
naissance. On  lui  offrit  un  biscuit,  elle  le  refusa,  craignant  d'y  lais- 
ser une  de  ses  dents. 

—  Alors  causons,  lui  dit  son  père.  Tu  arrives  ici  comme  un 
rayon  de  soleil,  et  je  gagerais  que  les  nouvelles  sont  bonnes. 

—  Couci-couci,  c'est  selon  ;  mais  après  tout,  elles  ne  sont  pas 
mauvaises.  Mon  mari  m'a  chargé  de  te  dire  qu'il  te  prêtera  vingt 
mille  francs  le  jour  où  tu  auras  réussi  à  emprunter  les  vingt  mille 
autres. 

La  figure  de  Richard  se  décomposa  ;  il  était  consterné. 

—  Où  les  trouverai-je?  répondit-il.  Autant  dire  qu'il  ne  veut 
rien  faire  pour  moi. 

—  Ce  n'est  pas  possible,  dit  M**  Guépie.  Ton  père  a  vu  ton  mari, 
et  il  avait  rapporté  de  son  entretien  avec  lui  la  meilleure  impres- 
sion. 

—  Je  ne  sais  que  vous  dire,  il  ne  consentira  jamais  à  faire  da- 
vantage, et  il  est  inutile  de  lui  en  reparler. 

—  Quel  pingre  que  ce  monsieur  !  dit  Richard  avec  amertume* 
Quand  on  paie  chaque  année  sans  s'en  apercevoir  près  de  quatre 
mille  francs  d'impôts ,  quand  on  a  chez  le  banquier  vingt  bonnes 
mille  livres  de  rente  ou  peu  s'en  faut,.,  car  je  le  sais,  c'est  le  notaire 
de  Brie  qui  me  l'a  dit. 

—  Ma  foi!  mes  bonnes  gens,  répliqua-t-elle  d'un  ton  dégagé, 
vous  êtes  fort  exigeans.  Aidez-vous  et  le  bon  Dieu  vous  aidera. 

—  Le  bon  Dieu  1  s'écria  Polydore,  en  tirant  si  énergiquement  les 
oreilles  du  basset  qu'il  lui  arracha  un  gémissement  aigu  ;  si  on  se 
met  à  parler  du  bon  Dieu,  je  m'en  vais.  «  Ni  Dieu  ni  maître  1  »  c'est 
ma  devise,  et  on  y  viendra,  c'est  moi  qui  vous  le  dis. 


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LA  FERME  DU   CHOQUARD.  19 

Le  silenoe  régna  «durant  quelques  minutes.  Les  deux  époux  se 
sentaient  atterrés  et  comme  accablés  sous. le  poids  de  leurs  espé- 
rances déçues,  dont  Polydore  se  moquait,  comme  de  tous  les  mal- 
heurs qui  ne  lui  arrivaient  pas  à  lui-même. 

Ce  fut  Mme  Guépie  qui  renoua  l'entretien ,  en  disant  d'une  voix 
attendrie  : 

—  Aleth,  ma  fille,  il  est  impossible  que  ton  mari  nous  refuse  cette 
petite  complaisance ,  car  peut-il  rien  te  refuser,  à  toi  ?  On  le  dit 
amoureux  à  en  perdre  les  yeux. 

—  Parbleu  1  dit  Polydore,  en  pleins  champs  comme  au  Ghoquard, 
il  est  toujours  pendu  à  sa  jupe. 

—  Tu  t'y  seras  mal  prise,  reprit  Riohard,  qui  renaissait  à  l'espoir. 
Tu  n'as  pas  su  trouver  ton  heure  et  ton  endroit.  Il  y  a*  des  circon- 
stances, vois-tu,  où  un  homme  bien  épris  ne  peut  rien  refuser... 
Choisis  un  moment  où  tu  seras  en  beauté... 

—  Et  en  corset,  interrompit  de  nouveau  Polydore  avec  un  gros 
éclat  de  rire.  Il  ajouta  :  —  L'autre  jour,  on  a  décidé  dans  un  club 
que  les  femmes  à  qui  leur  mari  refuserait  quelque  chose  se  mettraient 
en  grève  de  neuf  heures  du  soir  à  six  heures  du  matin. 

—  Tu  nous  ennuies  avec  tes  plaisanteries,  lui  dit  son  père.  Eh! 
que  diable  !  il  y  a  des  choses  dont  on  ne  plaisante  pas. 

—  Voyons,  ma  poulette,  dit  Mroe  Guépie  en  larmoyant,  ce  ne  peut 
être  le  dernier  mot  de  ton  mari.  Tu  le  connais,  tu  sais  comment  le 
prendre,  et  nous  comptons  sur  tes  bons  sentimens.  Eh!  bon  Dieu, 
de  quoi  serions-nous  sûrs  si  nous  ne  Tétions  pas  de  toi?  Ah  !  je  sais 
que  tu  as  du  cœur,  c'est  le  moment  de  nous  le  prouver. 

—  Ce  sera  difficile,  réponditelle  d'un  ton  doctoral.  A  qui  ferez- 
vous  croire  que  cette  baraque  vaut  quarante  mille  francs? 

—  Et  le  terrain  qui  est  autour,  qu'en  fais-tu?  lui  riposta  son  père. 
Il  y  a  près  de  deux  hectares. 

—  Sans  compter  les  joncs,  reprit  Aleth,  et  tout  cela  est  plus  sou- 
vent sous  l'eau  que  sur  l'eau,  car  il  sent  bien  le  moisi  chez  vous... 
Eh!  mon  Dieu,  si  vous  me  demandez  conseil,  je  n'en  ai  qu'un  à  vous 
donner.  Prenez  de  la  peine,  remettez  votre  moulin  en  état,  faites 
venir  le  grain  à  la  meule,  attirez  le  chaland,  faites  tourner  votre 
roue  qui  ne  tourne  pas,  et  quand  tout  ira  bien,  Robert  se  ravisera 
peut-être  ;  mais  pour  cela,  il  faut  de  l'ordre,  beaucoup  d'ordre,  et 
vous  n'en  avez  ni  peu  ni  prou.  Vous  ne  savez  pas  même  remettre 
les  palis  qui  manquent  à  la  barrièfe  de  votre  potager. 

—  Savez-yous  que  c'est  un  vrai  curé  que  cette  belle  petite? 
s'écria  Polydore. 

Mais  sains  se  laisser  déconcerter  par  cette  interruption  irrévéren- 
cieuse :  —  Oui,  il  n'y  a  qne  l'ordre,  poursuivit-elle,  l'ordre  et  le 
travail.  C'est  avec  cela  qu'on  arrive.  Mais  quand  on  attend  les  occa- 


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20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sions,  les  heureuses  rencontres  et  qu'on  va  chercher  son  bien  dans 
la  poche  du  prochain...  Chez  nous,  tout  le  inonde  travaille  et  Dieu 
sait  comme.  Mon  mari  travaille,  ma  belle-mère  travaille,  Lesape, 
Mariette  travaillent. 

—  Et  toi,  travailles-tu?  demanda  l'impertinent  Polydore. 

—  Oh!  moi,  moi,  dit-elle  en  l'écrasant  d'un  geste  superbe,  c'est 
autre  chose. 

Elle  fit  cette  réponse  avec  une  sincérité  parfaite  de  conviction. 
Elle  n'admettait  pas  qu'il  y  eût  rien  de  commun  entre  elle  et  les 
autres.  Elle  était  un  être  exceptionnel,  aucune  règle  générale  n'était 
applicable  à  son  cher  petit  moi. 

Polydore  remplit  de  nouveau  son  verre  et  lui  dit  avec  un  sourd 
ricanement  : 

—  Marquise,  va!  princesse  du  sang!  impératrice  1 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  1  qu'allons-nous  devenir?  dit  Palmyre, 
qui  s'essuyait  les  yeux. 

—  Ne  dirait-on  pas  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  vivre  sans  être  pro- 
priétaire? 

—  Je  suis  résolu  à  l'être,  repartit  Richard  avec  un  accent  de  rage 
concentrée.  Il  y  a  assez  longtemps  que  je  vis  chez  les  autres,  je 
veux  vivre  chez  moi,  dans  ma  maison. 

—  Tu  en  avais  une  dans  le  temps  jadis,  répliqua-t-elle  brutale- 
ment. Qu'en  as-tu  fait?  tu  l'as  mangée. 

Il  fut  sur  le  point  de  se  fâcher,  mais  il  conservait  encore  un  fond 
d'espérance,  et  il  dit  : 

—  Allons,  ma  petite,  promets-moi... 

—  Je  ne  promets  rien,  dit-elle  d'un  ton  délibéré.  Non,  je  ne  peux 
rien  promettre. 

—  Ingrate!  fit-il  avec  emportement.  Quand  on  pense  à  tous  les 
soins,  à  toutes  les  tendresses  que  j'ai  eues  pour  toi,  aux  sacrifices 
que  je  me  suis  imposés,  à  l'éducation  que  je  t'ai  fait  donner... 

—  Qu'est-ce  qu'elle  t'a  coûté,  mon  éducation?  Si  MUe  Bardèche 
n'avait  eu  que  toi  pour  la  payer  !.. 

—  Et  t'imagines- tu,  madame,  que  ce  mariage  se  serait  fait  si  je 
ne  m'en  étais  mêlé? 

—  Vous  verrez  que  c'est  vous  qu'il  a  épousés  et  non  pas  moi  1 
répliqua-t-elle  avec  une  ironie  insolente,  en  contemplant  l'image  de 
sa  divine  beauté  que  lui  renvoyait  une  glace  brisée. 

—  Que  vous  êtes  bêtes  1  dit  Polydore,  que  cette  discussion  amu- 
sait royalement.  Vous  croyez  que  si  elle  avait  voulu,  vous  auriez  les 
quarante  mille  francs.  Détrompez- vous  bien  vite.  Je  sais  ce  qui  en 
est,  je  l'ai  appris  par  Catherine,  la  cuisinière  du  Ghoquard,  que  j'ai 
rencontrée  l'autre  jour  au  marché  de  Brie.  La  belle  fille  que  voici 
est  au  Ghoquard  comme  un  coq  en  pâte;  c'est  une  toupée  qu'on 


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LA   FERME  DU   CHOQUARD.  21 

pare,  une  relique  dans  sa  châsse,  mais  elle  n'est  rien  de  plus.  Elle 
a  des  gants,  une  voilette,  de  la  fourrure,  sauf  votre  respect,  et  un 
panier,  et  un  cheval  à  cocardes;  mais  elle  n'a  pas  le  droit  d'avoir 
une  volonté.  Celle  qui  veut,  celle  qui  voudra  toujours,  c'est  M*6  José- 
phine Paluel,  sa  belle- mère.  Voilà  la  femme  qui  ordonne,  qui  com- 
mande, et  quand  elle  a  dit  :  Je  veux!  nous  filons  doux,  n'est-ce 
pas,  ma  mignonne? 

Elle  était  demeurée  jusque-là  fort  insensible  aux  épigrammes  de 
son  frère;  mais  celle-ci,  où  il  y  avait  une  part  de  vérité,  la  mordit 
au  cœur,  et,  le  toisant  d'un  regard  de  mépris,  elle  lui  dit  :  —  Imbé- 
cile! —  Puis  l'orgueil  l'emportant  sur  la  prudence,  elle  s'écria  tout 
d'une  haleine  : 

—  Si  vous  désirez  savoir  la  vérité,  mon  mari  voulait  donner  les 
quarante  mille  francs,  et  c'est  moi  qui  n'ai  pas  voulu,  parce  que  je 
savais  que  nous  ne  revenions  jamais  notre  argent. 

Cette  hautaine  déclaration  produisit  un  effet  désastreux,  un  véri- 
table esclandre.  Palmyre  resta  comme  pétrifiée,  ne  pouvant  croire 
à  un  forfait  si  énorme  ni  à  l'audacieuse  tranquillité  avec  laquelle 
cette  fille  dénaturée  affichait  son  crime. 

—  Quoi!  tu  as  fait  cela?dit-elle  d'un  air  éperdu.  Cest  une  action 
que  tu  n'emporteras  pas  en  paradis. 

Pour  Richard,  il  avait  frappé  sur  la  table  un  formidable  coup  de 
poing  qui  fit  trembler  les  vitres,  et  il  s'était  écrié  :  —  Quelle  infa- 
mie 1  qui  aurait  pu  supposer  une  pareille  chose?  —  Quand  il  avait 
à  se  louer  de  sa  fille,  il  la  prenait  à  son  compte  ;  quand  il  avait  à 
s'en  plaindre,  il  la  repassait  à  sa  femme  :  —  Cest  une  jolie  créa- 
ture que  ta  fille  I  dit-il  à  Palmyre.  0  la  scélérate!  ô  la  maudite  ! 

Une  fois  parti,  il  n'était  pas  homme  à  s'arrêter  sitôt,  mais  il  ne 
put  défiler  son  chapelet  jusqu'au  bout,  un  incident  l'en  empêcha. 
Les  chiens,  qui  se  permettent  souvent  à  eux-mêmes  de  graves 
incongruités,  sont  des  juges  rigides  des  convenances  humaines,  et 
dans  les  occasions  ils  nous  rappellent  au  respect  de  notre  dignité. 
Cette  discussion  passionnée,  ce  bruit,  ces  exclamations,  ce  coup  de 
poing,  tous  les  détails  de  cette  scène  de  famille  avaient  paru  au 
basset  souverainement  inconvenans;  il  fit  connaître  son  opinion  en 
poussant  tout  à  coup  un  aboiement  énergique,  qui  couvrit  la  voix 
de  Richard  et  lui  fit  perdre  le  fil  de  son  discours.    . 

—  Bien  parlé  1  dit  Polydore  en  caressant  son  chien.  Le  dernier 
mot  est  à  celui  qui  a  le  plus  de  voix. 

—  Feras-tu  taire  cet  animal  ?  hurla  Guépie. 

Puis  recouvrant  quelque  chose  de  sa  gravité  patriarcale,  il  se 
retourna  vers  sa  fille,  lui  montra  du  doigt  la  porte  et  lui  dit  : 

—  Vois-tu  cette  porte?  elle  te  regarde  et  t'attend. 

—  Elle  ne  m'attendra  pas  longtemps,  répondit- elle. 


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3â  REVUE  DES   DEUX  HOKDCS. 

Et  quoique  sa  mère,  qui  ne  désespétaitpas  encore  de  la  ramener 
à  de  meilleurs  senti  mens  r  tâchât  de  la  retenir  par  l'une' des  man- 
ches de  son  mantolet,  elle  fut  en  deux  -pas  dams  la  cour,  où  son  père 
ne  la  suivit  point.  II  resta  sur  le  seuil  de  la  cuisine,  et  saisissant  de 
ses  deux  mains  ses  cheveux  en  désordre  comme*  pour  se  les  arra- 
cher, il  profera  d'une  voix  caverneuse  ces  redoutables  paroles  : 

—  Écoute-moi  bien,  mauvaise  fille  que  tu  es  !  Je  souhaite  que  tu 
sois  un  jour  la  plus  malheureuse  'des  femmes,  que  ton  mari  te 
chasse  de  chez  lui,  que  tu  te  trouves  sans  sou  ni  maille,  sans  feu  ni 
lieu,  et  que  tu  reviennes  ici  me  demander  .asile  et  mendier  mon 
assistance.  Ce  jour  sera  le  plus  beau  de  ma  vie,  et  tu  verras  comme 
je  marcherai  sur  toi  ! 

Elle  ne  s'émut  guère  de  cette  menaçaate  apostrophe.  Elle  était 
allée  droit  au  poney,  elle  avait  détaché  la  bride  de  l'anneau  de 
fer  où  elle  l'avait  passée;  puis  elle  s'élança  dans  son  panier,  prit 
les  guides,  toucha  et  partit.  Elle  se  retourna  quand  elle  fut  sur  le 
chemin.  Elle  n'aperçut  à  l'entrée  de  la  cour  que  son  frère  Polydore, 
qui,  appuyé  contre  un  des  montans  de  la  porte  et  tenant  le  basset 
en  laisse,  lui  cria  : 

—  Bon  rvoyage,  ma  petite  !  nous  nous  reverrons  ayant  que  tu 
sois  sans  sou  ni  maille.  Fais  seulement  trotter  ton  bidet,  je  te 
repincerai  .un  jour  ou  l'autre. 

Elle  lui  répondit  par  une  gracieuse  inclination  de  tête  et  pour- 
•suivit  sa  route,  en  disant  au  poney  : 

—  Trottons,  mon  fils,  et  allons-nous-en  bien  vite  chez  nous. 
Après  le  déjeuner,  Robert  la  prit  à  part  peur  lui  demander  le 

récit  de  ce  qui  s'était  passé.  Elle  lui  fit  grâce  d'inutiles  détails  dont 
il  eût  été  peu  édifié  et  se  contenta  de  lui  répondre  : 

—  L'affaire  a  été  chaude,  mais  j'ai  si  bien  parlé  qu'ils  ont  fini 
par  entendre  raison. 

XII. 

L'événement  semblait  prendre  plaisir  à  démentir  l'une  après 
l'autre  les  prévisions  de  H1116  Paluel.  Elle  avait  dit  à  Mariette  : 
«  Tu  verras  que  ma  bru  n'est  bonne  à. rien  et  qu'elle  ne  sut  pas 
même  faire  un  enfant.  »  Cependant  le  poupon  s'annonçait  bien, 
il  était  en  bon  chemin,  et  M-*  Paluel  dut  se  rendre  à  l'évidence. 
Quoiqu'elle  eût  quelque  dépit  .de  s'être  trompée  et  qu'il  lui  en 
coûtât  d'avoir  une  erreur  à  confesser,  les  joies  de  l'espérance  pré- 
valurent bientôt  sur  le  dépit.  Elle  se  représentait  que  ce  poupon 
serait  pour  sa  mère  un  trouble*fête,  un  accident  fâcheux,  un  gros 
embarras,  et  qu'à  peine  né,  elle  s'en  déchargerait  sur  sa  belle- 
mère,  heureuse  de  l'aventure  et  qui  d'avance  lui  faisait  grâce,  lui 


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LA   TOME   DU   CEOQDARÛ.  23 

pardonnait  généreusement  ses  origines  mêlées,  desquelles  le  pauvre 
petit  n'était  point  responsable,  la  source,  un  peu  trouble,  un  peu 
fangeuse  où  il  avait  puisé  la  vie.  Cette  incomparable  ménagère 
n'avait  qu'une  connaissance  insuffisante  du  cœur  humain  ;  le  curé 
do  BlaHly  dans  ses  prônes,  le  prophète  Isaïe  lui-même,  dans  ses 
aaaàhèmes  contre  le  tambour  et  le  cervoise,  ne  lui  en  avaient  pas 
révélé  tous  les  mystères,  tous  les  replis  cachés.  Chaque  soir,  en 
faisant  aller  son  aiguille,  elle  brodait  dans  sa  tête  le  canevas  d'un 
drame  qui  lui  promettait  des.  satisfactions  intimes.  Il  y  avait  trois 
rôles  qu'elle  croyait  voir  très  nettement,  un  enfant  dont  le  visage 
ressemblait  comme  deux  gouttes  d'eau  à  celui  de  son  père,  une 
mère  qui  continuait  comme  ci-devant  à  se  promener  dans  un  panier 
et  à  racler  de  la  guitare,  une  grand' mère  enfin  qui  avait  recueilli 
l'eniant  abandonné  et  l'avait, à  elle  tout  entier,  et  cette  grand'mère 
dorlotait  la  chère  créature,  relevait,  la,  nourrissait  dès  son  plus  bas 
âge  du  lak  sacré  d&  antiques,  des  sages  disciplines,  lui  faisait 
sucer  avec  ce  lait  toutes  les  opinions,  toutes  les  doctrines»  tous 
les  principes  des  Paluel  et  des  Larget. 

Elle  était  vraiment  loin  de  compte.  Aleth  avait  rapporté  de  sa 
visite  au  Rougeau  uu  mot  de  son  frère  Polydore  qui  s'était  enfoncé 
dans  son  cœur  comme  une  flèche  empoisonnée  et  barbelée.  Elle  y 
pensait  toujours,  elle  en  reconnaissait  la  cruelle  vérité»  car,  nous 
l'avons  dit,  elle  avait  beaucoup  de  judiciaire  quand  elle  n'était  pas 
folle.  —  «  Oui,  Polydore  a  raison,^;  se  disait-elle.  Si  je  suis  le  plus 
bel  ornement  du  Choquard,  je  n'y  jouis  d'aucun  pouvoir  effectif, 
d'aucune  autorité  réelle.  Chacun  ici  a  sa  fonction,  son  département 
dans  lequel  il  est  maître.  Où  est  le  mien?  Mariette  elle-même  a 
le  droit  de  dire  au  vacher  :  Je  veux  1  Et  Catherine  donne  des 
ordres  à  Anaïs,  son  aide  de  cuisine.  A  moi  seule  est  refusé  le  plai- 
sir de  vouloir  et  d'ordonner.  J'ai  l'air  d'être  tout  et  je  ne  suis  rien... 
Mais  tout  cela  va  changer,  ajoutait-elle  avec  une  ardente  allégresse. 
L'enfant,  l'héritier  sera  mon  département,  et  ce  sera  le  premier  de 
tous,  et  c'est  alors  vraiment  que  je  primerai.  Je  ferai  de  lui  ma 
chose,  mon  affaire,  et  cette  affaire  aura  le  pas  sur  toutes  les  autres  ; 
quand  j'alléguerai  l'intérêt  de  mon  fils,  il  faudra  bien  qu'on  m'o- 
bétsse,  et,  l'ayant,  j'aurai  tout.  » 

Oui,  M*6  Paluel  s'abusait  étrangement  D'avance  sa  bru  adorait 
l'enfant»  parce  que  l'enfant  était  une  solution.  Elle  se  promettait  de 
se  consacrera  lui,  de  le  nourrir  elle-même,  de  le  laver  elle-même, 
de  l'entourer  de  ses  jalouses  sollicitudes,  de  ne  le  laisser  toucher 
par  personne,. surtout  pu*  sa  belle-mère.  C'est  elle  qui  le  promè- 
nerait, qui  l'amuserait  et  qui  plus  tard  ferait  son  éducation,  lui 
apprendrait  son  alphabet  et  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  les  douze 
cahiers  reliés  en  maroquin  rouge  ou  du  moins  dans  ce  qu'il  en  res- 


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24  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

tait;  car  une  bonne  partie,  y  compris  l'astronomie,  s'en  était  allée 
en  papillotes.  Puis  on  l'enverrait  au  lycée,  et  elle  irait  souvent  l'y 
voir.  11  ne  cesserait  pas  un  moment  d'être  sous  sa  tutelle,  et  grâce 
à  ses  soins  vigilans,  il  deviendrait  un  personnage  extraordinaire. 
Que  sait-on  ?  peut-être  serait-il  un  jour  président  de  la  république, 
et  on  dirait  partout  :  «  Vous  savez,  ce  fameux  président,  c'est  le 
fils  d'Aleth  Guépie.  » 

Aussi,  dès  qu'elle  eut  senti  remuer  ce  petit  être  à  qui  de  si  hautes 
destinées  étaient  promises,  elle  se  recueillit  entièrement  dans  sa 
tendresse  et  dans  ses  rêves.  Sa  grossesse  fut  pénible,  elle  supporta 
tous  les  dégoûts,  les  nausées,  les  fatigues,  les  courbatures,  avec  le 
courage  d'une  ambitieuse  qui  sacrifie  sans  effort  au  dessein  qu'elle 
a  conçu  et  ses  aises  et  ses  plaisirs  favoris.  M.  Larrazet,  qui  venait 
la  voir  souvent,  lui  commanda  de  se  ménager  beaucoup.  Elle  se  con- 
forma à  toutes  ses  prescriptions  avec  une  docilité  dont  il  s'émerveil- 
lait. Elle  renonça  sans  se  plaindre  à  ses  promenades,  à  son  poney. 
Ainsi  le  voulait  l'enfant. 

Elle  en  était  récompensée,  elle  sentait  croître  son  importance, 
elle  savourait  déjà  l'avant-goût  de  ses  grandeurs  futures.  On  s'in- 
formait de  sa  santé,  on  lui  témoignait  des  égards,  on  la  consultait 
sur  la  layette,  à  laquelle  on  travaillait  activement  et  qui  était  digne 
d'un  prince.  Elle  était  devenue  un  objet  intéressant,  le  centre  de 
toutes  les  préoccupations  ;  ses  grâces  coquettes  avaient  fait  place  à 
une  beauté  touchante  qui  lui  gagnait  les  cœurs.  Quand  on  la  voyait 
paraître  dans  un  négligé  qui  contrastait  avec  ses  élégances  accoutu- 
mées, Lesape  la  saluait  plus  bas  encore  que  de  coutume  ;  Catherine, 
jusqu'alors  à  peine  polie,  avait  des  attentions,  et  Mariette  entrait 
presque  dans  la  muraille  comme  pour  laisser  passer  le  saint  sacre- 
ment. Elle  quittait  peu  sa  chambre,  elle  restait  des  heures  étendue 
sur  un  canapé,  enfoncée  dans  ses  rêveries,  avare  de  ses  mouve- 
mens,  dans  la  crainte  de  compromettre  l'avenir  de  cet  héritier  dont 
elle  était  l'esclave,  en  attendant  qu'il  fît  d'elle  la  vraie  souveraine 
du  Choquard.  Chose  étonnante  à  dire,  on  vit  entrer  un  jour  dans 
cette  chambre  Mme  Paluel  en  personne,  qui,  en  présence  de  deux 
témoins  stupéfaits,  dit  à  sa  bru  d'une  voix  presque  douce  : 

—  Eh  bien!  ma  petite,  comment  nous  sentons-nous  ce  matin? 

A  la  vériié,  Mme  Paluel  faisait  ses  réserves,  elle  disait  à  Mariette  : 
«  Je  crains  bien  qu'elle  ne  sache  faire  qu'une  fille.  »  Elle  se  trom- 
pait encore,  c'était  bien  d'un  garçon  qu'Aleth  était  grosse  jusqu'aux 
dents.  Mais,  hélas  !  après  des  mois  de  laborieuse  attente,  malgré 
toutes  ses  précautions,  malgré  la  captivité  qu'elle  s'était  imposée, 
elle  accoucha  avant  terme.  Ses  couches  furent  très  douloureuses, 
il  fallut  employer  les  fers,  et  son  héroïque  vaillance  plongea  M.  Lar- 
razet dans  une  vive  admiration.  0  vanité  des  songes  !  l'enfant  ne 


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LA   FERME  DO   CHOQUARD.  25 

vécut  que  quelques  heures.  Ce  fut  une  désolation  générale,  dont 
Mme  Paluel  prit  plus  que  sa  part.  Point  d'enfant,  et  la  bru  lui  res- 
tait 1  Elle  ne  put  se  tenir  d'en  parler  à  son  fils,  à  qui  elle  se  faisait 
un  système  de  ne  parler  de  rien.  Elle  lui  représenta  que,  depuis 
l'origine  du  monde  aucune  Paluel  et  aucune  Larget  n'avait  accou- 
ché d'un  enfant  mort,  que  c'était  une  tache  sur  la  famille.  Après 
un  tel  scandale,  comment  oser  se  montrer?  qu'en  diraient  les  Cam- 
bois?  Mais  quand  on  s'allie  à  des  Guépie,  ne  faut-il  pas  s'attendre  à 
tout? 

Ce  cruel  événement,  cette  déplorable  déception  altérèrent  l'hu- 
meur d'Aleth,  lui  mirent  du  sombre  dans  l'âme.  C'en  était  fait  de 
ses  espérances  et  de  ses  projets.  Elle  contemplait  tristement  ce  ber- 
ceau vide,  cette  layette  inutile.  En  regardant  deux  manches  de 
camisole  bien  mignonnes  et  deux  brodequins  bien  gentils,  qui  sem- 
blaient s'étonner  de  ne  servir  à  rien,  elle  pensait  à  deux  petits  bras 
dont  elle  ne  devait  jamais  sentir  l'étreinte,  à  deux  petits  pieds 
qu'elle  ne  verrait  jamais  gigoter  sur  ses  genoux.  En  vain  son  mari 
cherchait-il  à  la  consoler  en  lui  disant  :  «  C'est  une  chose  à  recom- 
mencer, je  te  réponds  du  second.  »  Un  vague  pressentiment  l'aver- 
tissait que  c'était  partie  indéfiniment  remise,  qu'elle  ne  serait  pas 
mère  de  sitôt.  Au  chagrin  se  mêlait  l'humiliation;  mais  en  vraie 
Guépie  qu'elle  était,  elle  s'en  prenait  aux  autres,  au  docteur  Larra- 
zet,  à  sa  belle-mère,  à  son  mari,  à  tout  le  monde.  Un  jour  que 
Robert  lui  pinçait  le  fin  bout  de  l'oreille  avec  une  amoureuse  déli- 
catesse, elle  lui  dit  d'un  ton  sec  : 

—  Prends  donc  garde  1  Tu  es  brusque  et  tu  me  fais  mal. 

L'été  se  passa  sans  qu'elle  eût  secoué  sa  mélancolie  et  sa  lan- 
gueur. Robert  s'inquiétait  de  son  état.  Pour  la  distraire,  il  l'em- 
mena passer  trois  jours  à  Paris.  Elle  s'y  ennuya,  les  plaisirs  n'étaient 
pas  son  affaire  ;  tout  ce  qui  ne  mettait  pas  son  amour-propre  en 
jeu  lui  paraissait  insipide  et  insignifiant.  Une  pensée  la  rongeait,  elle 
ne  sortait  plus  guère  en  voiture,  et  la  cocarde  de  son  poney  la  lais- 
sait indifférente;  elle  s'était  déjà  blasée  là-dessus.  Robert  s'éton- 
nait de  la  voir  froncer  le  sourcil  à  propos  de  rien  et  regarder 
dans  le  vide  ou  pendant  plusieurs  minutes  mâchonner  l'un  des 
coins  de  son  mouchoir  entre  ses  dents  bien  coupantes.  Il  ne  savait 
pas  que,  pour  la  seconde  fois,  elle  était  grosse,  non  d'un  enfant, 
mais  d'un  projet.  Cette  grossesse  serait-elle  plus  heureuse  que  l'autre? 
Elle  se  permettait  de  le  croire. 

Elle  avait  pour  les  bains  de  son  un  goût  louable,  qui  dégénérait 
en  fureur  et  fournissait  un  grief  de  plus  à  sa  belle-mère.  Ses  meil- 
leures heures  étaient  celles  qu'elle  passait  dans  sa  baignoire.  Elle 
s'y  sentait  envahie  par  une  agréable  mollesse,  et  plus  son  corps  s'y 
détendait,  plus  son  esprit  s'excitait  et  s'exaltait.  Pendant  ces  bains 

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26  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qu'elle  prolongeait  à  plaisir,  elle  ruminait  à  son  aise  de  menus  inci- 
dens  que  son  imagination  grossissait.  Elle  croyait  se  souvenir  que 
M™6  Paluél  avait  ricané  en  lui  parlant,  que  Catherine  l'avait 
regardée  par-dessus  l'épaule,  que  Mariette  ne  la  considérait  plus 
comme  autrefois  avec  crainte  et  tremblement.  Le  mot  de  son  frère 
lui  revenait,  et  elle  entendait  que  tout  cela  changeât,  que  chacun 
rentrât  dans  son  rôle  naturel  ;  or  le  sien  était  de  commander,  celui 
des  autres  était  d'obéir.  «  Je  leur  montrerai,  pensait-elle,  qui  je  suis 
et  à  qui  le  Choquard  appartient.  »  C'était  une  révolution  qu'elle 
méditait,  sans  vouloir  attendre  l'enfant;  savait-on  quand  il  vien- 
drait? Mais,  grande  politique  qu'elle  était,  elle  avait  du  goût  pour  les 
voies  obliques,  et  elle  avait  décidé  que,  pour  parvenir  à  ses  fins  et 
commander  au  Choquard,  il  fallait  avant  tout  épurer  le  personnel, 
casser  aux  gages  Catherine  et  Mariette  qu'elle  envisageait  comme 
les  âmes  damnées  de  sa  belle-mère,  leur  substituer  des  créatures 
de  son  choix  qui,  lui  devant  leur  place,  seraient  entièrement  à  sa 
dévotion.  Congédier  Catherine,  renvoyer  Mariette,  mater  et  dépos- 
séder Mme  Paluel,  ce  n'était  pas  une  mince  entreprise.  Aussi  vou- 
lait-elle attendre  une  bonne  occasion  pour  engager  la  lutte.  Sa 
belle-mère  lui  inspirait  quelque  frayeur  et  avait  sur  elle  tous  les 
avantages  d'une  longue  possession.  On  hésite  avant  d'attaquer  un 
coq  sur  son  pailler. 

Un  incident  fortuit  porta  une  grave  atteinte  au  Tespect  mêlé  de 
crainte  qu'elle  ressentait  malgré  elle  pour  la  reine  mère  ;  nos  sen- 
timens  et  nos  résolutions  tiennent  souvent  à  bien  peu  de  chose.  Il 
lui  tomba  par  hasard  dans  les  mains  une  note  de  lessive,  griffonnée 
à  la  hâte  par  Mme  Paluel  qui,  hors  des  affaires  du  ménage,  ne  se 
piquait  pas  d'en  savoir  bien  long.  Elle  y  releva  plusieurs  incorrec- 
tions criantes,  et  entre  autres  le  mot  chemise  était  écrit  avec  deux  m. 
L' ex-pensionnaire  du  Gratteau  n'admettait  pas  qu'une  femme  qui 
sait  l'orthographe  se  laisse  gouverner  par  une  femme  qui  ne 
la  sait  pas.  Ne  tenait-elle  pas  'de  M11*  Bardéche  elle-même  que  tant 
vaut  l'orthographe,  tant  vaut  la  femme?  Forte  de  cet  axiome, 
elle  vit  sa  belle -mère  avec  d'autres  yeux,  récrire  chemise  avec 
fdeux  m  /  En  un  clin  d'œil  le  prestige  s'était  évanoui,  et  elle  béton- 
nait d'avoir  subi  si  patiemment  l'empire  d'une  personne  sans  édu- 
cation, qui  se  mêlait  de  tout  mener  à  la  baguette  et  n'était  faite  que 
pour  remplir  les  utiles  et  modestes  fonctions  d'un  sous-ordre.  Elle 
résolut  de  ne  plus  attendre,  d'entrer  immédiatement  en  campagne. 
Bile  voulait  commencer  par  Catherine,  qu'elle  avait  prise  en 
aversion.  N'était-ce  pas  cette  florissante  et  indiscrète  cuisinière  qui 
avait  dit  à  Polydore  Guépie  que  M*6  Aleth  n'était  rien  au  Choquard? 
il  était  dans  son  caractère  de  mûrir  ses  projets,  maisyausshôt  déci- 
dée, de  passer  sans  têtard  à  l'exécution  et  de  brusquer  l'événe 


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LA   FSBME  MF  CHOQUAHD.  27* 

ment.  Bile  oonït  sur-le-champ  les  hostilités.  Depuis  quinze  mois» 
qu'elle  était  mariée,  il  ne  lui  é tarit  pas  arrivé  une  seule  fois  de  s'ar- 
rêter dans  la  vaste  cuisine  de  la  ferme  pour  y  faire  un  bout  de  cau- 
sette, elle  jugeait  cela  au-dessous  d'elle.  Jamais  non  plus  elle  ne 
s'était  abaissée  à  ordonner  ou»  à  discuter  le  menu  d'un  repas,  elle 
abandonnai!  de  grand  coeur  ce  soin  à  sa  belle-mère.  Mais  ses  idées 
avaient  changé.  EHe  avait  découvert  que  régner  sans  gouverner* 
n'est  rien  et  que  le  gouvernement  doit  s'étendre  à  tout,  que  qui 
n'est  pas  maître  en  bas  ne  Test  pas  en  haut. 

Le  lendemain  matin,  Catherine  était  occupée  à  allumer  son  four- 
neau, en  devisant  avec  Anaïs,  qui  épluchait  un  gros»  poisson,  lors- 
qu'elle devina  à  je  ne  sais  quelle  sensation  de  sa  moelle  épinière 
qu'il  y  avait  quelqu'un  derrière  elle.  Ayant  tourné  •  la  tête,  elle  recon- 
nut  Mme  Aleth  qui,  les  bras  croisés,  le  front  sévère,  semblait  passer 
une  revue  et  s'assurer,  comme  le  faisait  chaque  jour  sa  belle-mère, 
que  tout  était  propre,,  à  son  rang,  à  sa  place,  qu'il  n'y  avait  nulle 
part  rien  qui  clochât.  Les  bonnes- cuisinières  estiment  que  leur  cui- 
sine leur  appartient^  elles  y  souffrent  de  mauwise  grâce  la  présence 
de  leur  légitime  maltresse,  et  les  intrus  leur  sont  odieux.  Catherine 
regarda  un  instant  Ateth,  puis  elle  lui  dit  avec  un  frémissement 
d'impatience  <: 

—  Madame  cherche  quelque  chose? 

—  NonI  répondit  froidement  Aleth.  J'examine,  j'inspecte. 
Catherine  crut  tomber  de  son1  haut  : 

—  A  qui  en  a  cette  folle?  murmurait-elle  en  s' adressant  à  Anaïs, 
qui,  tout  entière  à  son  poisson,  affecta  de  n'avoir  pas  entendu. 

Anaïs  était  depuis  peu  dans  la  maison,  elle  ne  connaissait  pas 
encore  les  êtres  et,  à  tout  hasard,  elle  s'observait*  se  ménageait 
avec  tout  le  monde. 

Aletb  s'approcha  d'elle,  examina  le  poisson  qu'elle  éplucha^  sans 
toutefois  y  toucher,  et  lui  dit  : 

—  C'est  une  truite? 

— Madame  ne  sait)  pas  encore  reconnaître  une  truite  df avec  un 
brochet  ?  dit  Catherine  avec  un  accent  de  dédaigneuse  ironie. 

Quoique  fille  d'une*  cuisinière,  Aleth  se  connaissait  peu  en  man- 
geaille;  elle  ne  savait  bien  que  ce  qu'elle  était  intéressée  à  savoir* 
A  la  vérité,  elle  discernait  corn  me  tout  le  monde  ce  qui  est  bon  de 
ce  qui  est  mauvais,  maïs  elle  n'était  pas  sur  sa  bouche  v  et  en  gêné* 
rai ,  quelles  qu'elles  fussent ,  les  félicités  sensuelles  la  touchaient 
médiocrement.  Les  seules  jouissances  auxquelles  elle  attachât  tout 
leur  prix  étaient  les  voluptés  de  l'orgueil,  qu'elle  s'entendait  comme 
personne  à  savourer. 

—  Oui*  madame,  c'est  un  brochet,  lui  dit  avec  son  empresse- 
ment et  son  accortise  ordinaires  la  souple  Anaïs,  désireuse  de  répa^ 


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28  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rer  le  fâcheux  effet  du  propos  de  Catherine.  Et,"comme  madame 
peut  voir,  il  est  de  taille.  C'est  Julien,  le  fils  du  valet  de  ferme,  qui 
l'a  péché  dans  l'Yères.  Madame  en  mangera  à  son  déjeuner  et 
sûrement  madame  sera  contente. 

—  En  effet,  il  est  de  taille  et  Julien  a  la  main  heureuse,  repartit 
Aleth  en  la  caressant  de  la  prunelle  pour  la  récompenser  de  son 
empressement  et  lui  prouver  que  si  elle  ne  savait  pas  distinguer 
une  truite  d'un  brochet,  elle  faisait  fort  bien  le  discernement  des 
boucs  et  des  brebis. 

Puis,  se  retournant  d'un  air  altier  vers  Catherine  : 

—  Quel  dîner  nous  ferez-vous  aujourd'hui? 

—  C'est  de  mon  déjeuner,  madame ,  que  je  m'occupe  pour  le 
moment,  répliqua  brusquement  Catherine,  à  la  fois  très  surprise  et 
très  indignée. 

—  Et  c'est  de  votre  dîner  que  je  vous  parle,  reprit  Àleth. 

—  Eh  !  pardine,  madame,  je  ferai  le  dîner  qu'on  m'a  commandé. 

—  Pardine  n'est  pas  une  locution  que  j'accepte,  dit  Aleth,  mon- 
tant sur  ses  ergots,  et  je  vous  prie  de  vous  en  abstenir  en  répondant 
à  ma  question. 

—  J'avais  l'honneur  de  dire  à  madame,  reprit  Catherine  dont  le  sang 
bouillait,  que  je  fais  les  dîners  que  Mmo  Paluel  me  commande  de  faire. 

—  De  quelle  Mme  Paluel  parlez-vous?  À  ma  connaissance,  il  y  en 
a  deux. 

—  Eh  !  je  m'entends,  dit-elle,  et  personne  ici  ne  peut  s'y  tromper, 
et  j'ajoute  que,  si  madame  n'est  pas  contente  de  ma  cuisine,  c'est  à 
une  autre  que  moi  que  madame  doit  s'en  plaindre. 

Catherine  se  fâchait;  c'est  ce  que  voulait  Àleth.  Aussi  poursuivit- 
elle  sa  pointe,  mais  pour  ne  pas  se  mettre  dans  ses  torts,  elle  baissa 
la  voix  et  le  ton  et  repartit  avec  une  douceur  affectée  : 

—  Je  ne  suis  pas  mécontente  de  votre  cuisine,  quoique  je  trouve 
que  vous  abusez  un  peu  du  lapin  depuis  quelque  temps...  Pour  ce 
qui  est  du  brochet  que  vous  nous  servirez  tout  à  l'heure  à  déjeuner, 
je  vous  engage  à  soigner  votre  sauce  verte.  La  dernière  n'était  pas 
assez  liée. 

A  ce  hardi  propos,  Catherine  éclata.  L'affront  que  lui  faisait  cette 
ignorante  qui  se  permettait  de  critiquer  ses  sauces  vertes  était  plus 
qu'elle  n'en  pouvait  supporter  ;  son  amour-propre  de  cordon-bleu 
avait  été  piqué  jusqu'au  vif.  Elle  répliqua  sur  un  ton  sarcastique  : 

—  Madame  est  difficile,  je  le  comprends,  elle  en  a  le  droit.  Éle- 
vée par  une  mère  qui  m'apprendrait  mon  métier.. • 

—  Vous  êtes  une  insolente  1  interrompit  Aleth ,  qui  l'eût  volon- 
tiers dévisagée. 

Ce  cri  fut  entendu  de  Mmo  Paluel,  qui  était  dans  la  salle  à  man- 
ger. Elle  apparut  sur  le  seuil  et  dit  à  sa  belle-fille  : 


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LA   FERME  DU   CHOQUARD.  29 

—  Je  vous  prie»  madame,  qui  traitez-vous  d'insolente? 

Se  rapprochant  de  trois  pas,  Aleth  la  regarda  dans  les  yeux  et,  à 
l'expression  provocante  de  ce  regard ,  Mme  Paluel  comprit  sur-le- 
champ  qu'il  se  machinait  quelque  chose ,  qu'une  révolution ,  une 
sorte  de  coup  d'état  était  en  train  de  s'accomplir.  La  couleuvre 
n'était  plus  couleuvre;  c'était  une  vraie  vipère,  aux  crochets  poin- 
tus, qui,  travaillée  par  son  venin,  se  dressait  en  sifflant.  Mais  Aleth 
n'avait  garde  de  découvrir  son  jeu  trop  tôt,  elle  entendait  que  tout 
se  fit  en  son  lieu  et  en  son  temps.  Elle  éteignit  la  flamme  de  son 
regard  comme  on  souffle  sur  une  bougie  et  répondit  à  sa  belle- 
mère  avec  une  humble  déférence  : 

—  Oh  !  madame ,  ce  sont  des  misères  qui  ne  méritent  pas  de 
vous  être  racontées.  Je  m'en  expliquerai  avec  mon  mari. 

Elle  sortit  aussitôt  de  la  cuisine.  Dès  que  Robert  fut  rentré,  elle  le 
chambra  pour  lui  raconter  l'incident  sur  un  ton  très  échauffé.  Puis, 
se  calmant  par  degrés,  elle  déclara  qu'à  la  vérité  l'insolence  de 
Catherine  demandait  un  châtiment  exemplaire,  mais  qu'elle  consen- 
tait à  lui  faire  grâce  en  considération  de  sa  belle-mère,  qui  avait 
beaucoup  d'attachement  pour  cette  fille.  Elle  insinua  que  Catherine 
était  peu  digne  de  la  confiance  qu'on  lui  témoignait,  qu'elle  savait 
sur  son  compte  certaines  choses  qui  la  faisaient  douter  de  sa  fidélité, 
mais  qu'elle  ne  voulait  pas  les  dire,  qu'elle  attendrait  que  Mme  Pa- 
luel ouvrit  d'elle-même  les  yeux.  En  définitive,  tout  ce  qu'elle 
désirait  était  de  ne  plus  avoir  affaire  à  cette  grossière  créature  et 
que  ce  ne  fût  plus  elle,  mais  Anaïs,  à  qui  revint  le  soin  de  iaire  sa 
chambre  le  matin  et  sa  couverture  le  soir.  Robert  s'empressa  de 
laver  la  tête  à  Catherine,  qui  s'excusa  de  son  mieux.  Puis  il  parla 
à  sa  mère,  lui  vantant  la  douceur  méritoire  dont  sa  femme  avait 
fait  preuve  dans  cette  circonstance.  Mme  Paluel  lui  repartit  sèche- 
ment que  Catherine  était  dans  son  droit,  que  sa  bru  n'avait  rien  à 
faire  dans  la  cuisine,  qu'au  surplus,  ce  qu'elle  demandait  était 
absurde,  que  jamais  aucune  aide  de  cuisine  n'avait  fait  les  cham- 
bres, que  c'était  contraire  à  toutes  les  traditions,  et  que  tout  reste- 
rait dans  l'état.  Il  se  fâcha  un  peu;  mais,  pensant  avoir  plus  faci- 
lement raison  de  sa  femme  que  de  sa  mère,  il  retourna  auprès 
d' Aleth.  À  sa  vive  satisfaction,  à  peine  eut-il  ouvert  la  bouche,  elle 
l'interrompit  en  lui  répondant  : 

—  Je  retire  ma  demande,  n'en  parlons  plus.  Je  suis  capable  de 
tout  pour  te  faire  plaisir. 

—  Tu  es  un  ange,  lui  dit-il  en  l'embrassant,  et  ceux  qui  ne  le 
voient  pas  sont  des  aveugles. 

Robert  se  flattait  que  l'incident  était  vidé;  quelques  jours  plus 
tard  il  en  survint  un  autre  dont  les  suites  furent  plus  graves.  Aleth 
avait  reçu  jadis  de  sa  marraine  une  petite  croix  en  cornaline, 


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30  REVUE  DES  DEUX  MONDES.. 

qu'après  l'avoir  portée  longtemps  elle  avait  mise  au  rebut.  Certains 
bijoux  qu'elle  avait  trouvés  au  fond  de  sa  corbeille  de  mariage  lui 
avaient  fait  prendre  en  pitié  le»  babioles  qui  font  la  joie  des  petites 
pensionnaires»  Un  matin,  elle  descendit  au  potager,  s'approcha 
d'un  grand  puits  qui  de  mémoire  d'homme  n'avait  jamais  tari,  et, 
après  s'être  assurée  que  personne  ne  la.  voyait,  elle  y  laissa  tomber 
un  petit  objet  qu'elle  venait  de  tirer  de  sa  poche  :  c'était  la  croix  en 
cornaline*. 

Ce  jour-là,  Robert  était  à  Paris,  où  ses  affaires  l'appelaient  de 
loin  en  loin.  Dans  l'après-midi,  on  reçut  une  dépêche  par  laquelle 
il  annonçait  qu'il  ne  serait  de  retour  qu'un,  peu  avant  dans  la 
soirée.  Il  priait  qu'on  dînât  sans  lui  et  qu'on  retint  Lesape  jus- 
qu'à son  arrivée,  parce  qu'il  avait  à  lui  parler.  M0"  Paluel  invita 
aussitôt  Lesape  à  dîner,  et  Lesape  fit  bonne  mine  à  mauvaise  for- 
tune. Il  n'aimait  pas  à  dîner  en  ville;  ou*  avait  beau  mettre,  pour 
lui  faire  fête,  les  petits  plats  dans  les  grands,  aux  mets  les  plus 
exquia  il  préférait  ce  qu'il  appelait  «  sa  petite  popote  »  et  le  plaisir 
de  la  préparer  lui-même,  dans  sa  petite  chambre  bien  tranquille, 
en  disant  longuement  à  Lesape  tout  ce  que  Lesape  avait  dans  l'es- 
prit. Au  surplus,  il  croyait  s'apercevoir  depuis  quelque  temps  que 
la  belle-mère  et  la  bru  ne  s'entendaient  qu'à  moitié,  qu'il  était  sur- 
venu quelque  chose,  qu'il  y  avait  des  tiraillemens.  Il  sentait  dans 
l'air  une  vague  agitation  qui  présageait  des  bourrasques,  et  il  n'ai- 
mait pas,  à  se  mêler  aux  querelles  des  autres,  ni  même  à  y  assister, 
parce  que  bon  gré  mal  gré  il  faut  prendre  parti  et  qu'on  se  brouille 
toujours  avec  quelqu'un»  11  avait  pour  principe  de  tirer  autant  que 
possible  son  épingle  du  jeu,  de  ne  pas  compromettre  son  repos  et 
sa  raison  dans  le  conflit  des  déraisons  du  prochain»  Lesape  était  un 
brave  homme»  mais  il  n'avait  que  les  vertus  négatives.  Il  y  a  tant 
de  gens  qui  ne  les  ont  pas  ! 

Dès  le  commencement  du  repas,  il  s'avisa  qu'il  y  avait  une  légère 
acidité,  comme  une  pointe  de  vinaigre  dans  les  regards  et  dans  les 
voix.  Cependant,  le  légume  succéda  au  rôti  et  au  rôti  le  plat  sucré, 
et  l'entretien  ne  tournait  pas  à  l'aigre.  Lesape  espérait  déjà  que 
tousse  passerait  en  douceur  et  sans  anicroche;  par  malheur,  au 
dessert  tout  se  gâta*  Aleth,  qui  était  aux  petits  seins  avec  lui,  venait 
de  lui  offrir  la  moitié  d'une  poire  qu'elle  avait  pelée  de  ses  doigts 
mignons,  et  il  cherchait  dans  sa  tête  comment  il  pourrait  lui  faire 
entendre,  sans  que  M"16  Paluel  s'en  offusquât,  qu'une  poire  pelée 
par  elle  était  plus  agréable  à  manger  quf  une  autre,  lorsque,  se  ren- 
versant dans  sa  chaise  et  lançant  à  sa  belte^màre  un  regard  qui  res- 
semblait à  un  coup  droit  : 

—  Vraiment,  madame,  lui  dit-elle,  il  se  passe  àe&>  choses  étranges 
dans  cette  maison. 


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LA  FERME  DtJ  CHOQtTARD.  31 

—  Et  que  se  passe-t-il,  madame,  dans  cette  maison?  répondit 
M"6  Paluel  en  faisant  face  à  l'ennemi. 

—  Il  s'y  commet  des  vols. 

—  Qu'y  vole-t-on,  madame,  je  vous  prie? 

—  On  y  vole  de  jolies  petites  croix  en  cornaline...  Mon  Dieu  I  ce 
n'est  pas  que  la  mienne  eût  coûté  bien  cher,  mais  c'était  un  sou- 
venir, et  j'y  tenais.  —  Et  elfe  ajouta,  en  s' adressant  d'un  air  gra^ 
deux  à  Lesape  :  —  N'est-il  pas  vrai  que  les  choses  valent  souvent 
plus  qu'elles  ne  coûtent? 

—  Assurément,  dit-il,  et  tenez,ittoi  qui  vous  parle,  il  m'est  arrivé 
de  perdre  un  petit  couteau  de  trois  sous  qui  coupait  mieux  que 
les  gros. 

—  Et  à  supposer,  reprit-èlle,  que  ce  couteau  vous  eût  été  donné 
par  une  personne  que  vous  aimiez,  pour  rien  au  monde  vous  n'au- 
riez consenti  à  vous  en  défaire.  C'est  le  sentiment  qui  fait  le  prix  de 
ces  bagatelles. 

—  Ah  !  oui,  le  sentiment,  répéta  Lesape  d'un  ton  pénétré. 

—  On  vous  a  donc  pris  votre  petite  croix  en  cornaline,  madame? 
demanda  M"*  Paluel. 

—  Oui,  madame.  Elle  était  accrochée  à  un  clou  au-dessus  de  ma 
cheminée.  Elle  n'y  est  plus,  elle  a  disparu...  C'est  singulier,  n'est-ce 
pas,  monsieur  Lesape? 

—  Très  singulier,  repartît  Lesape,  qui  marchait  sur  des  charbons 
ardens.  Il  est  sûr  que  les  choses  disparaissent  quelquefois  sans  qu'on 
sache  comment.  Ainsi  ce  petit  couteau  dont  je  vous  parlais,  pendant 
trois  jours  j'ai  cm  l'avoir  perdu.  J'ai  fini  par  le  retrouver  dans  nne 
des  poches  de  ma  limousine,  et  j'aurais  pourtant  juré  qu'il  n'y  était 
pas. 

Elle  trouvait  qu'il  n'y  allait  pas  de  franc  jeu,  elle  n'aimait  pas 
les  neutres  et  les  tièdes,  et  elle  lui  dit  sur  m  ton  moite  figue,  moitié 
raism: 

—  Il  est  possible  que  vous  ayez  retrouvé  votre  couteau,  mais  je 
ne  retrouverai  pas  ma  croix;  voilà  la  différence. 

—  Ah  !  trai,  dH-il,  voilà  la  différence,  et  elle  est  grande  ;  c'est  ce 
que  je  disais. 

—  Lesape,  lui  dit  M"*  Paluel  en  le  prenant  à  son  tour  à  partie, 
vous  êtes  depuis  bientôt  douze  ans  dans  cette  maison.  Pendant  ces 
douze  années  s'y  est-il  commis  un  seul  vôl? 

—  Je  ne  le  crois  pas,  madame.  Il  pourrait  se  faire  pourtant... 
Mais  je  ne  le  crois  pas. 

—  Vous  ne  le  croyez  pas  1  reprit-elle  d'tm  air  grandiose.  Lesape, 
Je  n'aime  pas  les  gens  qui  croient,  j'aime  les  gens  qui  savent,  et 
vous  devriez  savoir  qu'il  n'y  a  jamais  cru  de  voleurs  <tens  cettejnai- 
son,  qu'on  ne  les  y  souffrirait  pas. 

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32  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

—  Mais  c'est  précisément  ce  que  je  disais,  madame.  Ah!  pour 
une  bonne  maison,  c'est  une  bonne  maison  que  celle-ci,  et  qui  n'a 
pas  sa  pareille,  et  je  l'ai  toujours  dit,  et  je  veux  qu'on  me  coupe  le 
cou  si  j'avance  jamais  le  contraire. 

Il  aurait  voulu  dans  ce  moment  être  à  mille  lieues  de  cette  bonne 
maison  ;  il  maudissait  sa  destinée  et  se  disait  : 

—  Mon  Dieu  1  qu'on  est  bien  chez  soi  1 

—  Mais  êtes-vous  bien  sûre,  madame,  de  n'avoir  pas  égaré  quelque 
part  votre  croix?  reprit  Mme  Paluel.  Quand  on  n'a  pas  d'ordre,  on  est 
sujet  à  perdre  beaucoup  de  choses. 

—  Je  ne  sais  pas,  madame,  si  je  n'ai  pas  d'ordre,  mais  il  ne  tient 
qu'à  vous  de  monter  à  l'instant  dans  ma  chambre  pour  y  chercher 
ma  croix. ..  Mes  clés  sont  aux  armoires,  je  n'ai  pas  l'habitude, 
comme  certaines  gens,  de  les  porter  partout  avec  moi. 

—  Dieu  me  préserve  d'aller  dans  votre  chambre,  madame  !  Ce 
n'est  point  mon  habitude,  je  n'y  suis  entrée  que  l'autre  jour,  et 
bien  malgré  moi.  Vous  n'aviez  pas  daigné  m'envoyer  votre  linge, 
et  la  blanchisseuse  attendait...  Il  y  avait  un  bonnet  qui  traînait  d'un 
côté,  un  col  de  l'autre  et  ailleurs  une  chemise. 

—  Avec  deux  m,  madame?  demanda  Aleth  sur  le  ton  narquois 
d'un  Talleyrand  au  petit  pied. 

—  Et  quand  il  y  en  aurait  trois,  je  ne  vois  pas  ce  que  cela  ferait 
à  l'affaire,  répondit  M™6  Paluel,  qui  ne  comprenait  pas  l'allusion. 

—  Combien  mettez-vous  d' m  à  chemise  ?  dit  Aleth  à  l'infortuné 
Le  sape. 

—  Le  plus  souvent  je  n'en  mets  qu'une,  répliqua-t-il  en  se  tour- 
nant et  se  retournant  sur  sa  sellette.  Mais  ceux  qui  en  mettent  deux 
ont  peut-être  leurs  raisons.  Il  y  a  tant  de  micmac  dans  tout  cela 
qu'on  ne  sait  à  quoi  s'en  tenir. 

—  Voilà  bien  du  bavardage  inutile,  s'écria  Mme  Paluel,  qui  s'échauf- 
fait de  minute  en  minute.  Peut-on  savoir  qui  vous  soupçonnez  d'avoir 
volé  votre  croix?  Serait-ce  moi  par  hasard? 

—  Me  pardonnerez-vous  de  vous  répondre  que  voilà  une  question 
fort  impertinente  et  vous  fâcherez-vous  si  j'ajoute  qu'il  m'est  bien  per- 
mis de  soupçonner  ceux  quientrent  habituellement  dans  ma  chambre? 

Jusqu'ici  la  pacifique  Mariette  avait  écouté  sans  souffler  mot, 
c'était  son  habitude  dans  les  querelles.  Mais  l'amour  de  la  justice 
fut  plus  fort  que  la  prudence  et  elle  s'écria  : 

—  Oh  !  madame  1  soupçonner  Catherine  1  C'est  mal  à  vous.  Cathe- 
rine est  une  brave  fille,  incapable  de  dérober  quoi  que  ce  soit. 

—  Qui  vous  demandait  votre  avis,  ma  mie?  lui  repartit  aigrement 
Aleth...  Mais  je  suis  bien  aise  de  constater  une  fois  de  plus  que  tout 
le  monde  ici  est  ligué  contre  moi,  à  l'exception  de  M.  Lesapè,  à  qui 
je  reproche  seulement  de  ne  pas  oser  dire  ce  qu'il  pense. 


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LA  FERME  DU  CHOQUABD.  3S 

—  Moi,  ne  pas  dire  ce  que  je  pense  !  fit  Lesape,  Oh  !  par  exemple  !•• 
Mais  vous  le  savez  comme  moi,  ce  que  je  pense,  et  Mnê  Paluel  le 
sait  comme  vous,  et  M116  Mariette  aussi.  Je  l'ai  dit,  et  quand  il  fau- 
drait aller  en  justice,  je  n'en  démordrais  pas. 

Il  fut  interrompu.  Catherine  avait  écouté  à  la  porte,  qu'elle  ouvrit 
brusquement.  Elle  apparut  les  poings  sur  les  hanches ,  rouge  de 
colère,  et  elle  apostropha  Àleth  en  disant  : 

—  Je  vois  ce  que  c'est;  madame  a  juré  de  me  mettre  à  la  porte. 
C'est  un  coup  monté,  et  je  gagerais  bien  qu'elle  a  jeté  quelque  part 
son  bibelot  de  cornaline  pour  faire  croire  que  je  l'avais  pris. 

Il  n'y  a  que  la  vérité  qui  blesse.  Aleth,  qui  jusqu'à  ce  moment, 
avait  conservé  son  calme,  s'écria  dans  un  transport  de  fureur  : 

—  Que  venez-vous  faire  ici?  Je  ne  vous  parle  pas;  allez-vous-en. 

—  Me  traiter  de  voleuse  !  poursuivit  Catherine,  s' oubliant  tout  à 
fait.  Je  ne  suis  pas  d'une  famille  où  l'on  vole,  et  mon  père  n'a  jamais 
fait  disparaître  un  billet  de  mille  francs. 

A  cette  nouvelle  insulte,  Aleth  ne  se  contint  plus;  elle  s'élançait 
déjà  pour  souffleter  l'insolente  quand  la  porte  se  rouvrit  et  Robert 
parut.  U  arrivait  plus  tôt  qu'on  ne  pensait.  Tout  le  monde  rentra 
dans  le  silence.  Catherine  s'adossa  contre  la  muraille,  en  essuyant 
ses  yeux  avec  le  bord  de  son  tablier.  Aleth,  pâle  de  rage,  se  laissa 
tomber  sur  sa  chaise,  tandis  que  Mm*  Paluel  se  rasseyait  dans  son 
fauteuil,  l'œil  sec  et  flamboyant.  Robert  promena  autour  de  lui  un 
regard  étonné  et  dit  : 

—  Là,  que  se  passe-t-il  encore?  —  Et  comme  personne  ne  répon- 
dait :  —  Voyons,  Lesape,  mettez-moi  au  fait. 

Cest  une  tâche  dont  Lesape  se  fût  volontiers  dispensé  : 

—  Mon  Dieu!  monsieur  Paluel,  dit-il  en  tortillant  les  bouts  de 
sa  cravate  entre  ses  doigts  calleux,  il  s'agit  de  bien  peu  de  chose, 
d'une  misère...  —  Il  s'aperçut  qu' Aleth  lui  faisait  de  gros  yeux  et 
il  s'empressa  de  rebrousser  chemin  :  —  Quand  je  dis  que  c'est  peu 
de  chose,  cette  affaire  a  bien  son  importance,  je  dirais  même  beau- 
coup d'importance.  Car  enfin  quand  il  s'agit  d'un  vol...  —  Sur  une 
exclamation  que  poussa  Mm*  Paluel,  il  s'arrêta  court;  puis  il  reprit  : 
—  si  toutefois  ce  vol  était  prouvé;  mais  heureusement  il  ne  l'est 
point,  ce  qui  n'empêche  pas  qu'une  petite  crok  en  cornaline,  qui  n'a 
pas  coûté  cher,  a  beaucoup  de  prix  quand  on  y  met  du  sentiment.  Il 
en  résulte  que  de  deux  choses  l'une  :  ou  on  l'a  prise,  ou  on  ne  l'a  pas 
prise.  Si  on  ne  Ta  pas  prise,  elle  se  retrouvera  comme  mon  petit 
couteau.  Si  on  l'a  prise,  c'est  peut-être  une  mauvaise  plaisanterie 
qu'on  a  voulu  faire,  et  il  faut  que  celui  qui  l'a  se  dépêche  de  la 
rendre  bien  vite.  Je  ne  sais  pas  si  mon  idée  est  bonne,  mais  c'est 
mon  idée,  et  je  dis  toujours  ce  que  je  pense. 

IT.  _  1883.  3 


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SA  BEYUE  DES  DEUX   MONDES. 

— •  J'y  vois  un  peu  moins  clair  qu'avant,  dit  Robert,  et  je  demande 
un  surplus  d'explication. 

Alors  les  trois  femmes  se  levèrent  et  se  mirent  à  parler  toute»  à 
la  fois,  si  bien  qu'il  s'impatienta,  se  boucha  les  oreilles  et  frappa  du 
pied.  Sur  quoi  elles  disparurent  comme  des  souris  dans  leur  trou, 
regagnant  chacune  ou  leur  chambre  à  coucher  ou  leur  cuisine,  et 
Robert  se  trouva  dans  le  vide,  n'ayant  pas  même  la  ressource  d'in- 
terroger de  nouveau  Lesape,  qui,  lui  aussi,  avait  jugé  à  propos  de 
s'éclipser.  Seule,  Mariette  était  restée,  et  ce  fut  d'elle  que  Robert 
obtint  les  éclaircissemens  qu'il  désirait. 

H  monta  aussitôt  vers  sa  femme,  qui  lui  signifia  qu'elle  n'enten- 
dait pas  que  Catherine  restât  un  jour  de  plus  dans  la  maison.  Puis 
il  descendit  auprès  de  sa  mère,  laquelle  lui  reprocha  d'être  tombé 
en  servitude,  d'être  devenu  l'esclave  d'une  folle  qui  était  venue  au 
monde  dans  un  jour  de  malheur  et  qui  le  conduirait  à  sa  perte.  Elle 
ajouta  que  si  Catherine  partait,  elle  s'en  irait  aussi.  Il  ne  savait  quel 
parti  prendre  quand  Catherine  lui  fournit  la  solution  qu'il  cherchait 
en  déclarant  qu'elle  n'entendait  pas  rester  au  service  de  la  fiUe  d'un 
voleur,  laquelle  soupçonnait  les  honnêtes  gens  de  voler.  Il  entra 
dans  une  si  violente  colère  qu'elle  eut  peur  et  lui  fit  ses  excuses; 
il  ne  les  accepta  pas  et  lui  donna  incontinent  son  congé.  Il  en 
instruisit  sa  mère,  qui  ne  parla  plus  de  s'en  aller,  mais  qui  posa  la 
question  de  cabinet.  Jetant  son  trousseau  de  dés  sur  la  table,  elle 
s'écria: 

—  Porte-les-lui. 

H  la  prit  par  la  douceur,  lui  représenta  que  personne  n'en  voulait 
&  ses  clés,  mais  qu'Âleth  avait  eu  un  grand  chagrin,  que  son  humeur 
s'en  ressentait  et  sa  santé  aussi,  qu'il  fallait  avoir  pour  elle  quelque 
indulgence,  que  peut-être  au  surplus  s'ennuyait-elle  de  n'être  rien 
dans  la  maison  et  que  l'en  oui  la  partait  à  l'irritation,  qu'il  était 
juste  de  lui  faire  sa  petite  part  dans  le  gouvernement,  de  placer 
sous  sa  direction  la  cuisine  et  la  cuisinière. 

—  Nous  mangerons  moins  bien,  ajoutart-il  en  souriant,  nais  il 
n'y  aura  plus  de  scène»,  et  nous  nous  en  porterons  mieux. 

On  put  croire  jusqu'à  minuit  que  le  cabinet  s'obstinait  à  se  reti- 
rer. Mais  Robert  fut  si  tendre,  si  éloquent,  si  persuasif,  il  cajola 
tant  sa  mère  qu'après  s'être  écriée  plus  de  cent  fois  qu'elle  serait 
heureuse  d'être  morte,  elfe  détacha  de  son  trousseau  une  des  dés 
du  cellier  aux  provisions,  qu'elle  avait  en  double,  disant  : 

—  Elle  me  demandera  le&  autres  une  à  une,  et  tu  les  lui  don- 
neras. Mais  tu  es  le  maître;  fais  ce  que  tu  veux. 

IL  en  résulta  que  la  souple  Anaïs  remplaça  l'irascible  Catherine  et 
qu'on  mangea  moins  bien,  comme  l'avait  prévu  Robert  ;  heureu- 
sement qu'Amas  avait  des  dispositions  et  l'esprit  assez  délié  pour 


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LA  FEftME   DU  CHOQUARD.  35 

se  démêler  «des  embarras  où  la  jetait  sa  nouvelle  maîtresse  par  les 
otdres  contradictoires  qu'elle  lui  donnait  tout  le  long  du  jour,  fi  en 
résulta  aussi  que  la  belle-mère  et  la  bru  ne  se  parlaient  que  dans 
les  cas  d'urgente  nécessité.  L'une  avait  l'air  d'une  reine  découran- 
nèet  l'autre  avait  aux  lèvres  les  sourires  triomphans  d'une  usur- 
patrice heureuse.  Pour  Robert,  il  prenait  patience,  en  se  souvenant 
du  parfait  bonheur  dont  il  avait  joui  pendant  quinze  mois,  et  il  8e 
flattait  que  tout  finirait  par  s'arranger. 

XIII. 

Alethne  s'endormit  pas  sur  sa  victoire;  elle  jugeait  que  rien 
n'était  fait  taivt  qu'il  y  avait  quelque  chose  à  faire.  Encouragée  et 
un  peu  grisée  par  sou  premier  succès,  elfe  ne  doutait  plus  de  rien. 
EUe  avait  évincé  l'insupportable  Catherine,  Mariette  devait  avoir 
sou  iour  et  trousser  avant  peu  son  sac  et  ses  quilles.  Depuis  long- 
temps, elle  avait  voué  une  aversion  particulière  à  cette  jeune  per- 
sonne, qui  pourtant  ne  lui  avait  jamais  manqué  de  respect.  Il  n'au- 
rait tenu  qu'à  elle  de  se  gagner  son  affection;  dès  le  lendemain  de 
ce  mariage  qui  lui  Avait  brisé  le  cœur,  la  pauvre  enfant  avait  décidé 
qu'il  était  de  son  devoir  d'admirer  ce  qu'iï  admirait,  et  elle  tâchait 
d'aimer  ce  quïZ  aimait.  Mais  Aleth  l'avait  surprise  plus  d'une  fois 
dnns  un  entretien  réglé  avec  M™  Paluel,  et,  comme  on  s'était  tu  à 
son  approche,  elle  en  avait  conclu  qu'on  se  réunissait  dans  l'ombre 
peur  la  déchirer  à  belles  dents  et  pour  tramer  contre  elle  de  noirs 
petits  complots.  Elle  ne  pardonnait  pas  non  plus  à  Mariette  la  bien- 
veillance, l'amitié  que  lui  témoignait  Robert.  Elle  la  considérait 
comme  une  intrigante  qui  s'appliquait  à  monter  en  faveur  et  cachait 
sous  ses  airs  modestes  beaucoup  d'artifice,  beaucoup  de  manège* 

—  Le  Ghoquard  ne  sera  vraiment  à  moi,  pensait-elle,  que  lorsque 
cette  fine  mouche  n'y  sera  plus. 

Cette  proposition  avait  pour  elle  l'évidence  d'un  axiome. 

Une  circonstance  tout  à  fait  imprévue  la  servit  dans  ses  desseins. 
M"6  Paluel,  qui,  depuis  vingt  ans  au  moins,  n'avait  pas  découché 
du  Choquard  une  seule  nuit,  se  vit  obligée  de  faire  une  absence  de 
plusieurs  jours  et  d'emmener  son  fils  avec  elle.  On  apprit  par  une 
lettre  que  ce  fameux  oncle  George  Larget,  qui  avait  fait  ses  cara- 
vanes sans  jamais  donner  de  ses  nouvelles,  avait  mené  une  exis- 
tence beaucoup  moins  romantique  qu'on  ne  se  le  figurait.  Pendant 
qu'on  le  croyait  au  bout  du  monde  occupé  à  ramasser  quelque  part 
dflB  pépites,  il  avait  fait  tout  simplement  son  tour  de  France,  et, 
en -fin  de  compte,  il  s'était  fixé  à  Yervtns,  où  il  avait  fabriqué  durant 
de  longues  années  des  bannes,  des  corbeilles  et  des  hottes.  Ce  van- 
nier, ayant  de  l'industrie  et  peu  de  besoins,  s'était  amassé  un 


uigiTizea  Dy 


36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

modeste  magot  qui,  à  l'âge  du  repos,  lui  avait  permis  de  vivre 
tranquillement  de  ses  petites  rentes.  Tant  qu'il  s'était  bien  porté,  * 
il  ne  s'était  point  soucié  de  sa  famille,  dont  il  pensait  avoir  à  se 
plaindre,  et  ne  lui  avait  pas  donné  signe  de  vie.  Devenu  infirme, 
puis  malade,  sa  mémoire  s'était  subitement  réveillée;  les  visages 
qu'il  avait  vus  dans  sa  jeunesse  lui  avaient  paru  tout  à  coup  plus 
intéressants  que  ceux  des  étrangers  qui  l'entouraient  et  qui  s'appli- 
quaient sourdement  à  capter  son  bien.  Il  s'était  enquis,  informé,  et 
son  état  s'étani  récemment  aggravé,  il  avait  fait  mander  à  sa  nièce 
Joséphine,  par  l'entremise  d'un  notaire,  qu'il  désirait  la  revoir 
avant  de  mourir  et  qu'elle  eût  à  lui  amener  son  fils,  donnant  & 
entendre  que  ses  dernières  dispositions  dépendaient  un  peu  du 
degré  d'empressement  qu'elle  mettrait  à  lui  complaire.  Mmo  Paluel 
n'était  pas  femme  à  se  dérober  à  un  devoir  de  famille  ni  à  faire  fi 
d'un  petit  legs,  soit  universel,  soit  particulier.  En  matière  d'héri- 
tages, les  grosses  rivières  n'ont  jamais  méprisé  les  petits  ruisseaux, 
et,  ce  qui  est  plus  curieux,  les  petits  ruisseaux  trouvent  une  sorte 
de  gloire  à  s'aller  perdre  dans  les  rivières.  L'oncle  George  Larget  en 
est  bien  la  preuve. 

Ge  qu'elle  venait  d'apprendre  avait  un  peu  réconcilié  Mmfl  Paluel 
avec  ce  vagabond,  contre  qui  elle  avait  souvent  déblatéré;  son 
crime  lui  semblait  moins  noir;  elle  y  découvrait  des  circonstances 
atténuantes.  Quelque  effroi  que  lui  inspirât  la  pensée  d'un  voyage 
et  d'une  absence,  elle  ne  balança  pas  à  partir  et  décida  son  fils  à 
raccompagner.  Qu'il  lui  en  coûtait  cependant!  que  de  soucis  1  que 
d'inquiétudes  !  Abandonner  sa  maison  et  la  laisser  entre  les  mains 
de  qui!  C'était  remettre  au  loup  la  garde  du  bercail. 

Elle  eut  une  longue  conférence  avec  Mariette.  Elle  passa  en  revue 
tous  les  accidens  funestes  qui  pouvaient  survenir,  y  compris  l'in- 
cendie et  la  peste  boyine,  et  elle  lui  indiqua  ce  qu'il  y  avait  à  faire 
dans  chaque  cas.  Elle  lui  déclara  qu'elle  lui  confiait  le  Cboquard, 
qu'elle  l'en  rendait  responsable,  et,  lui  donnant  ses  clés,  elle  lui 
commanda  de  s'en  servir  elle-même  le  moins  possible  et  ensuite  de 
ne  s'en  dessaisir  au  profit  d'un  tiers  sous  aucun  prétexte.  Cet  ordre 
alarma  Mariette,  qui  en  prévit  les  conséquences. 

—  Cependant,  madame,  lui  dit-elle,  si  Mm*  Aleth  me  deman- 
dait?.. 

—  Quoi  qu'elle  te  demande,  interrompit  Mma Paluel,  tu  iras  le  cher- 
cher toi-même  et  tu  le  lui  donneras;  mais  je  n'entends  pas  qu'elle 
fourrage  dans  mes  armoires.  C'est  déjà  trop  de  ce  cellier  dont  elle 
a  l'entrée  et  où  elle  a  mis  le  désordre.  Tu  m'entends,  ma  volonté 
très  expresse  est  que  ces  clés  ne  sortent  pas  de  tes  mains.  Si  tu  con- 
treviens à  ma  défense,  tu  auras  affaire  à  moi,  et  nous  ne  ferons  pas 
longtemps  ménage  ensemble. 

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LA  FERME   DU   CH0QUÀRD.  37 

A  ces  mots,  Aleth  entra;  elle  s'aperçut  que  Mariette  était  très 
rouge,  que  Mme  Paluel  était  fort  échauffée,  et  on  ne  fit  pas  dispa- 
raître les  clés  assez  vite  pour  qu'elle  ne  devinât  pas  à  peu  près  de 
quoi  il  était  question.  Quelques  instans  plus  tard,  son  mari  lui 
disait  : 

—  J'espère  qu'on  sera  bien  sage  pendant  mon  absence. 

—  Gomme  une  image,  répondit-elle.  S'il  ne  tient  qu'à  moi,  tu 
retrouveras  le  Ghoquard  comme  tu  le  laisses,  avec  ce  qu'il  y  a  dedans, 
y  compris  ta  petite  femme,  qui  t'aime  bien. 

Elle  lui  sauta  au  cou  et  l'embrassa.  Il  fut  aussi  étonné  que  ravi 
de  ce  beau  mouvement.  D'ordinaire  elle  se  laissait  embrasser.  En 
la  quittant,  il  donna  tout  au  long  ses  instructions  à  Lesape,  et,  peu 
après,  il  montait  en  voiture  avec  sa  mère  pour  aller  prendre  le 
chemin  de  fer  à  Brie.  Aussi  longtemps  que  le  Choquard  fut  en  vue, 
Mme  Paluel  retourna  la  tète  en  se  tordant  le  cou  à  la  seule  fin  de 
contempler  une  fois  de  plus  sa  chère  maison  et  de  s'assurer  qu'elle 
était  encore  debout  et  à  sa  place. 

Pendant  la  moitié  d'une  semaine,  tout  parut  cheminer  à  mer- 
veille. Il  y  avait  de  l'huile  dans  les  rouages;  point  de  secousses  ni 
de  frottemens,  la  machine  ne  criait  pas.  Aleth  était  avenante, 
affable,  gracieuse.  De  temps  en  temps,  elle  faisait  une  amitié  à 
Mariette,  lui  passant  la  main  sous  le  menton  et  l'appelant  a  sa 
mignonne.  »  Mariette  n'en  revenait  pas;  elle  était  aux  anges  et  ne 
savait  qu'inventer  pour  se  rendre  agréable.  Mme  Paluel  l'avait  priée 
ou  plutôt  sommée  de  lui  écrire  chaque  soir  pour  lui  donner  des 
nouvelles  et  l'assurer  que  la  maison  n'avait  pas  encore  brûlé. 
Chaque  soir,  elle  prenait  la  plume,  et  ses  lettres,  qui  se  ressem- 
blaient beaucoup,  contenaient  à  peu  près  ceci  :  «  Chère  madame 
Paluel,  ne  vous  inquiétez  pas,  ne  vous  faites  pas  de  mauvais  sang, 
tout  va  bien,  très  bien,  et  soyez  sûre  que  la  maison  ne  brûlera  pas. 
H.  Lesape  dit  que  les  semailles  vont  aussi  très  bien,  que  le  temps 
est  favorable  et  qu'il  a  assez  d'ouvriers  pour  les  nouveaux  travaux 
de  la  Roseraie.  La  basse-cour  est  en  bon  état,  les  oies  engraissent; 
je  leur  donne  sept  pâtons  par  repas.  Les  canetons  ont  les  ailes  croi- 
sées; ils  sont  en  chair;  nous  aurons  une  dinde  à  manger  le  jour  de 
votre  arrivée.  Anaîs  dit  que  la  provision  de  farine  et  de  sucre  que 
vous  lui  avez  laissée  est  plus  que  suffisante.  Elle  nous  a  fait  hier 
une  tarte  aux  pommes.  Si  vous  saviez  comme  Mme  Aleth  est  bonne 
avec  moi!  Elle  est  tout  à  fait  douce  et  gentille;  elle  a  toujours  son 
air  et  sa  voix  des  dimanches.  Ainsi  vous  voyez,  chère  madame 
Paluel,  que  tout  va  bien.  Ne  vous  tourmentez  pas.  Votre  bien  res- 
pectueuse et  dévouée.  Mariette  Sorris.  » 

Le  cinquième  jour,  Aleth  reçut  un  mot  de  son  mari,  qui  lui  annon- 
çait que  le  grand-oncle  George  était  mort  l'avant-veille  après  avoir 


36  BEVUE  DES  DEUX  JfOKDES. 

testé  en  sa  faveur,  que,  tous  frais  déduits,  k  succession  monterait 
à  vingt  mille  francs,  qu'il  y  avait  des  arrangemens  à  prendre,  des 
signatures  à  donner,  que  sa  mène  et  iui  comptaient  rentrer  au  Cto- 
quard  le  surlendemain.  Le  jour  suivant  s'annonça  aussi  bien  que 
les  autres;  mais,  à  la  fin  du  dîner,  la  foudre  éclata  subitement, 
et  c'est  sur  Mariette  qu'elle  tomba.  Aleth  lui  dit  : 

—  Ma  mignonne,  donnez-moi,  je  vous  pie,  la  dé  de  l'armoire 
au  linge.  J'ai  quelque  «chose  à  y  prendre. 

Mariette  devint  rouge  comme  braise  et  demeura  bouche  béante. 

—  M'avez-vous  entendue,  ma  mignonne?  le  vous  demande  la  clé 
de  l'armoire  au  linge,  et  je  crois  savoir  que  vous  l'avez. 

Elle  ne  dit  pas  non;  elle  ne  savait  pas  mentir.  Elle  répendit  en 
balbutiant  : 

—  Si  vous  aviez  la  bonté  de  me  dire  ce  qui  vous  fait  beBoin, 
madame,  j'irais  bien  vite  vous  le  chercher. 

—  Mais  non,  mais  non,  j'aime  à  faire  moi-même  mes  petites 
affaires,  et  c'est  la  clé  que  je  vous  demande. 

Mariette  prit  son  courage  à  deux  mains  et  répliqua  : 

—  Je  vous  en  supplie,  madame,  n'insistez  pas,  ou  vous  me  feriez 
gronder.  M"*  Paluel  m'a  sévèrement  défewku. 

—  Achevez,  mademoiselle,  reprit  Aleth  en  changent  de  ton. 
M104  Paluel  vous  a  défendu  de  me  donner  les  clés?,.  Ah  !  bien,  voilà 
une  insuite  qui  passe  la  mesure  et  à  laquelle  je  ne  m'attendais  pas, 
quoique  je  dusse  m' attendre  à  tout...  Mais  vraiment,  je  crois  rêver. 
Vous  vous  connaissez  assez  peu  en  matière  de  convenances  pour 
observer  une  telle  consigne!  Vous  ne  savez  donc  pas  qui  vous  êtes 
et  qui  je  suis? 

—  Assez!  assez!  madame,  s'écria  Mariette.  Ce  que  vous  me 
dites,  je  l'avais  dit  à  M™6  Paluel,  qui  n'a  pas  voulu  m'écouter.  Atten- 
dez un  petit  instant,  je  vais  vous  apporter  la  clé. 

Mais  Aleth  n'entendait  pas  que  la  querelle  se  terminât  par  un 
accommodement,  et,  s* échauffant  de  plus  en  plus  dans  son  harnais  : 

—  Je  ne  la  veux  plus,  dit-elle.  Vous  me  l'avez  insolemment  refu- 
sée, gardez-la. ..  Non,  c'est  inutile,  mademoiselle,  ne  vous  déran- 
gez pas.  Que  chacune  de  nous  reste  avec  son  bien,  vous  avec  votre 
clé,  moi,  avec  mon  affront  que  j'aurai,  je  l'avoue,  un  peu  de  peine 
à  digérer...  Mais  il  y  a  quelqu'un  qui  prononcera  entre  nous, 
ajouta-t-elle  d'une  voix  qui  sonna  aux  oreilles  de  Mariette  comme 
une  des  trompettes  du  jugement  dernier,  et,  à  votre  place,  je  ne 
rentrerais  dans  ma  chambre  que  pour  y  faire  mon  petit  paquet. 

Elle  sortit  à  ces  mots,  laissant  Mariette  atterrée  et  plus  morte 
que  vive.  Elle  n'avait  pas  fait  d'autre  crime  que  d'exécuter  trop 
docilement  les  ordres  de  son  impérieuse  maltresse,  mais  elle  sen- 
tait que  ce  crime  ne  lui  serait  jamais  pardonné.  o\ 


LÀ   FIRME  M   CHOQUARD.  39 

—  H  l'aime  tant,  pensait-elle,  qu'il  ne  peut  rien  lui  refuser.  Elle 
veut  que  je  parte;  il  me  renverra  comme  Catherine. 

Et  elle  faisait  déjà  ses  adieux  à  cette'  maison  qui,  après  avoir  élé 
son  paradis,  était  devenue'  son  purgatoire;  mais  s'en  aller,  c'était 
l'enfer.  Quoiqu'elle  pleurât  facilement,  elle  ne  réussit  pas  à  pleurer. 
Elle  passa  dans  sa  chambre  des  heures  entières  assise  sur  une 
chaise,  les  yeux  secs  et  brûlans,  les  bras  allongés,  les  mains 
jointes.  Pour  la  première  fois,  il  se  mêlait  à  ses  chagrins  un  senti- 
ment de  révolte  amère  contre  sa  destinée.  Il  lui  semblait  que  le 
mande  était  mal  fait,  qu'il  s'y  passait  des  choses  injustes,  que  les 
sages  petites  filles  avaient  moins  de  chances  que  les  autres  d'y 
accomplir  leurs  désirs ,  qu'être  belle  et  méchante  était  le  sort  le 
plus  enviable»  que  cela  menait  sûrement  au  bonheur.  Elle  fut  arra- 
chée à  ces  lugubres  réflexions,  luxe  inutile  de  sa  douleur,  par  le 
souci  de  l'avenir.  Si  eraelle  que  soit  sa  croix  et  si  injuste  qu'elle 
lui  paraisse,  le  pauvre  n'a  pas  le  temps  de  disputer  contre  elle; 
svant  tout,  il  faut  s'occuper  de  vivre.  Mariette  se  demanda  ce  qu'elle 
devait  faire,  ce  qu'elle  allait  devenir,  à  qui  elle  s'adresserait  pour 
trouver  un  refuge  et  un  gagne-pain.  Elle  se  souvint  du  couvent  où 
elle  avait  été  élevée;  les  sœurs  étaient  bonnes  et  auraient  une  place 
à  lui  offrir  ou  l'aideraient  à  chercher.  Mais  quoi  qu'elle  imaginât, 
tout  lui  semblait  sombre,  tout  lui  semblait  répugnant;  elle  ne  voyait 
devant  elle  que  de  tristes  dégoûts  et  ces  ennuis  qui  tuent.  Peu  à 
peu  son  désespoir  s'engourdit,  une  torpeur  s'empara  de  tout  son 
être;  il  lui  parut  qu'elle  faisait  à  quelque  puissance  invisible  qui 
disposait  d'elle  l'abandonnement  d'elle-même,  de  sa  volonté  et  de 
sa  propre  cause.  Gomme  les  animaux,  les  enfuis  du  peuple  qui 
n'ont  jamais  quitté  les  champs  vivent  dans  un  commerce  intime 
avec  cette  nature  qui  recommence  éternellement  les  mêmes  choses 
sans  chercher  à  savoir  ce  qu'elle  fait;  elle  se  soumet  en  silence  à 
des  lois  qu'elle  ignore,  elle  obéit  à  un  dieu  inconnu  dont  la  fièvre 
la  travaille  et  qui  ne  lui  dit  pas  son  secret. 

Le  jour  venait  à  peine  de  poindre  quand  Mariette  entendit  frap- 
per à  la  porte  de  la  maison.  Elle  courut  ouvrir  et  se  trouva  nez  à 
nez  avec  M*e  Patuet,  qui,  dans  son  impatience  de  revoir  le  Cho- 
quant et  de  reprendre  les  rênes  de  son  gouvernement,  avait  voyagé 
de  nuit  et  devancé  de  douze  heures  le  retour  de  son  fils.  Ne  pou- 
vant se  douter  que  Mariette  ne  s'était  pas  couchée  ; 

—  Allons,  ma  fille,  je  suis  bien  aise  de  te  trouver  levée,  lui  dit- 
elle.  Gela  montre  qu'on  peut  avoir  confiance  en  toi.  Mais  peut-être 
aussi  avaris-tu  deviné  que  je  te  ménageais  la  surprise  d'arriver  plus 
tôt  que  je  n'avais  dit» 

Puis,  sus  attendre  sa  réponse,  sans  prendre  le  temps  de  dépo- 
ser son  sac  de  voyage  et  son  parapluie  qu'elle  tenait  à  la  main,  die 

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40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'emmena  sur-le-champ  reconnaître  avec  elle  l'état  des  lieux.  Elle 
retrouva  les  murailles,  les  portes,  les  serrures  à  l'endroit  où  elle  les 
avait  laissées  et  elle  en  parut  surprise.  La  tournée  fut  complète; 
elle  entra  partout,  visita  la  laiterie,  les  remises,  les  étables,  le  pota- 
ger, furetant  dans  tous  les  coins,  et  partout  elle  découvrit  quelque 
marque  de  négligence,  quelque  détail  incorrect  qui  offusquait  ses 
yeux. 

—  Voilà  ce  que  c'est  que  de  s'en  aller,  disait-elle.  Quand  les  maî- 
tres ne  sont  plus  là,  rien  ne  va. 

Comme  elle  rentrait  dans  la  cour,  s'étonnant  du  silence  prolongé 
de  Mariette,  elle  s'avisa  de  la  regarder,  et  lui  dit  : 

—  Qu'y  a-t-il  donc?  Tu  as  la  figure  défaite.  Es-tu  malade? 

—  Il  y  a,  madame,  répondit  Mariette,  que  dans  vingt-quatre 
heures  je  ne  serai  plus  ici. 

Il  fallut  tout  raconter.  Sur  la  fin  de  ce  récit,  on  entendit  au  pre- 
mier étage  le  bruit  d'un  volet  qui  s'entr' ouvrait,  et  Mme  Aleth  passa 
discrètement  entre  les  deux  battans  sa  charmante  tête  et  ses  che- 
veux en  papillotes. 

—  J'en  apprends  de  belles,  madame,  s'écria  M"86  Paluel  en  bran- 
dissant son  parapluie. 

Aleth  posa  ses  deux  coudes  sur  le  rebord  de  la  fenêtre  et  répon- 
dit avec  beaucoup  de  calme  : 

—  N'accusez  que  vous-même,  madame.  Quand  vous  me  faites 
insulter  par  des  subalternes,  c'est  à  eux  que  je  m'en  prends. 

—  Et  vous  croyez  que  cette  enfant  partira  ? 

—  Oui,  madame,  je  le  crois. 

—  Lorsqu'on  épouse  la  fille  d'un  traîne-malheurs,  vociféra  M**  Pa- 
luel, on  les  fait  entrer  chez  soi  et  ils  y  arrivent  en  bande  comme  les 
corbeaux. 

—  Mariette,  puisque  vous  êtes  encore  ici,  riposta  Aleth  sans  s'é- 
mouvoir, soyez  assez  bonne  pour  prier  Anaïs  de  me  monter  mon 
déjeuner  dans  ma  chambre.  Je  ne  la  quitterai  pas  jusqu'au  retour 
de  celui  qui  a  seul  le  droit  de  commander  ici  et  qui  peut  seul  me 
défendre  contre  les  mauvais  procédés  et  les  injures. 

Là-dessus,  elle  referma  sa  fenêtre  et  tint  parole  ;  de  tout  le  jour 
elle  ne  parut  pas.  Dans  les  derniers  temps  de  sa  grossesse  on  avait 
adopté  le  système  des  deux  chambres,  et  depuis  elle  avait  trouvé 
des  raisons  pour  le  maintenir  ;  elle  y  voyait  un  moyen  de  gouver- 
nement. Mais  elle  ne  passa  pas  toute  la  journée  dans  sa  chambre 
particulière,  elle  visita  celle  de  son  mari,  y  mit  tout  en  ordre,  ran- 
gea, épousseta,  se  fit  apporter  par  Anaïs  les  dernières  fleurs  de  la 
saison  pour  en  faire  un  bouquet,  l'envoya  acheter  du  tabac,  afin  que 
rien  ne  manquât  au  bonheur  de  ce  cher  mari  et  qu'il  sût  combien 
sa  petite  femme  s'occupait  de  lui. 

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LA  FERME  DU  CHOQUARD.  4£ 

H  arriva  comme  Mme  Paluel  et  Mariette  achevaient  de  dîner  tète 
à  tête  ;  son  premier  mot  fut  : 

—  Où  est  donc  Aleth?  Serait-elle  malade? 

—  Cest  bien  pis,  dit  M-  Paluel  ;  elle  est  devenue  tout  à  fait  folle. 
Les  explications  qu'on  lui  donnait  lui  parurent  peu  satisfaisantes! 

Il  reprocha  à  sa  mère  avec  véhémence  les  instructions  qu'elle  avait 
laissées  à  Mariette,  déclara  qu'il  considérait  les  injures  qu'on  fai- 
sait à  sa  femme  comme  faites  à  lui-même.  Elle  voulut  répliquer- 
mais  il  s'emporta  et  elle  dut  baisser  pavillon,  d'autant  qu'elle  ne 
sentait  pas  sa  conscience  tout  à  fait  nette.  Il  sortit  en  poussant  vio- 
lemment la  porte,  et  Mariette  dit  à  Mme  Paluel  : 

—  Yous  le  voyez,  madame,  je  suis  perdue. 

—  Ah!  cette  fois,  je  te  le  jure,  répondit-elle,  mon  parti  est  pris, 
et  si  tu  t'en  vas,  je  m'en  irai. 

Qu'importait  à  la  désolée  Mariette?  A  quoi  cela  remédiait-il  ? 
Aussitôt  qu' Aleth  entendit  dans  l'escalier  le  pas  de  son  mari,  elle 
courut  à  sa  rencontre,  se  jeta  dans  ses  bras,  en  disant  : 

—  Ahl  te  voilà  donc  enfin!  C'est  bien  heureux.  Je  croyais  ne 
jamais  te  revoir...  Oui,  c'est  toi.  Me  reconnais-tu?..  Si  tu  savais 
comme  le  temps  m'a  paru  long,  comme  la  maison  me  semblait  dé- 
serte !  Mon  seul  plaisir  était  d'arranger  4a  chambre.  Elle  est  gentille 
n'est-ce  pas?..  Promets-moi  de  ne  plus  voyager,  de  ne  plus  t'en 
aller.  Je  ne  peux  pas  vivre  sans  toi,  vois- tu,  car  tu  es  le  chêne,  je  suis 
le  lierre...  Oh  !  je  sais  que  tu  aimes  à  courir  ;  mais  c'est  égal,  quand 
on  a  épousé  une  petite  femme  qui  vous  adore,  on  ne  court  plus,  on 
reste  chez  soi...  Voyez  un  peu  ce  méchant  mari  qui  s  en  va  se  pro- 
mener tout  seul!  Je  me  moque  bien  de  tes  héritages  !  Je  n'aime  que 
toi,  et  rien  que  toi. 

Et  le  conduisant  par  la  main,  elle  l'assit  dans  un  fauteuil,  puis 
elle  s'installa  sur  ses  genoux.  Tantôt  elle  couchait  sa  tête  sur  l'é- 
paule de  ce  mari  adoré,  tantôt  reculant  ou  avançant  le  front,  elle  le 
contemplait  tour  à  tour  de  très  loin  ou  de  très  près,  elle  le  man- 
geait du  regard,  elle  lui  tirait  les  cheveux,  la  moustache,  rimpé- 
nale,  elle  lui  présentait  deux  petites  lèvres  fraîches  et  rouges  comme 
des  cerises,  en  lui  disant  :  «  Mets  bien  vite  là  ton  petit  bec.  »  Et 
du  même  coup  elle  lui  regardait  le  fond  des  yeux  pour  s'assurer 
que  par  ses  caresses  elle  avait  suffisamment  amolli,  attendri  et 
pétri  la  volonté  de  ce  maître  condamné  à  n'être  que  le  très  humble 
serviteur  de  ses  caprices,  qu'il  était  vraiment  à  elle,  qu'elle  le  tenait 
tout  entier  dans  le  creux  de  ses  mains  blanches,  qu'elle  pouvait  en 
faire  tout  ce  qu'elle  voulait. 

Il  se  laissait  faire.  Cet  accueil  inattendu  lui  était  délicieux,  il  en 
savourait  les  séductions,  et  comme  il  craignait  de  mettre  fin  à  son 


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ht  REVUE  DES  BEUX   MONDES. 

bonheur  en  abordant  le  grand  sujet,  il  souriait,  embrassait  et  se 
taisait.  Il  fallut  pourtant  se  résoudre  à  parler,  et  il  dit: 

—  Eh  bien  !  il  y  a  encore  du  grabuge  par  ici? 

—  Tu  le  saie?  dit-elle.  J'aurais  bien  voulu  pouvoir  te  le  cacher, 
j'étais  sûre  que  cela  te  ferait  de  la  peine.  Mais  vraiment  il  n'y  a  pas 
de  ma  faute.  Je  m'étais  promis  que  tu  retrouverais  ta  maison  bien 
tranquille  et  ta  petite  femme  bien  contente,  et  hier  encore  tout  a 
bien  cheminé  jusqu'au  soir,  qaand  au  moment  où  j'y  pensais  le 
moins.  •• 

—  On  m'a  tout  dit,  interrompit-il.  Que  veux-tu  ?  ma  mère  est  une 
brave  femme,  un  peu  trop  à  cheval  sur  ses  droits,  c'est  son  seul 
défaut.  Je  lui  ai  dit  tantôt  ce  que  j'avais  sur  le  cœur,  je  le  lui  ai 
même  dit  avec  un  peu  trop  d'emportement.  Je  lui  ai  déclaré  que 
j'entendais  qu'on  te  respectât  ici  autant  que  moi.  Elle  m'a  paru  sen- 
tir ses  torts,  et  tu  peux  compter  que  chose  pareille  ne  se  renou- 
vellera point,  j'y  aurai  l'œil  et  la  main. 

—  C'est  bien  à  toi,  répondit-elle  en  le  caressant  de  nouveau.  Tu 
es  un  bon  petit  mari,  et  les  bons  petits  maris  prennent  toujours  la 
défense  de  leur  petite  femme  et  ne  la  laissent  pas  insulter.  liais 
celte  péœre  de  Mariette,  que  loi  as-tu  dit  ? 

%  —  Rien  du  tout.  Mariette  -n'est  pas  responsable  de  ce  qui  s'est 
passé.  On  lui  avait  commandé  une  sottise  et  elle  l'a  faite,  j'en  suis 
sûr,  par  pore  obéissance  et  bien  à  regret. 

—  Tu  crois  cela?  On  t'en  a  conté.  Laisse-moi  te  dire  et  t'*exp3i- 
quer... 

—  (Test  inutile,  je  mis  tout. 

—  Permets,  je  tiens  à  rétablir  les  faits.  Figure-toi  que  j'avais 
besoin  de  serviettes. ..  Est-ce  un  crime  d'avoir  besoin  de  serviettes? 
Si  c'est  un  crime,  dis-le...  Je  demande  donc  à  cette  demoiselle  la 
clé  de  l'armoire  au  linge,  je  la  lui  demande  très  gentiment,  car 
j'étais  décidée  à  être  très  douce,  très  gentille...  Sais-tu  ce  qu'elle 
me  répond?  Elle  monte  sur  ses  ergots  et  me  dit  qu'en  l'absence  de 
ta  mère,  cette  clé  est  à  elle  et  ne  sortira  pas  de  ses  mains,  qu'elle  se 
garderait  bien  de  me  la  confier,  que  je  n'avais  rien  à  voir  dans  l'ar- 
moire au  linge,  que  j'y  mettrais  tout  en  désordre.. .  Et  quel  air  1 
quel  ton,  grand  Dieu  !  C'était  une  figure  &  gifler. 

—  En  es-tu  bien  sûre?  dit-il  en  souriant.  Mariette  montant  sur 
ses  ergots  !  c'est  si  peu  dans  son  caractère  ! 

—  Tu  ne  la  connais  pas.  C'est  une  sainte-nitouche,  une  petite 
hypocrite,  qui  a  deux  langues  et  deux  visages.  Quand  tu  es  là,  elle 
est  tout  sucre  et  tout  miel;  dès  que  tu  as  le  dos  tourné,  c'est  autre 
chose...  Tu  ne  me  crois  pas?  ajouta-t-elle  en  le  regardant  de  nou- 
veau dans  les  yeux. 


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LA  FERME  DU   CHOQUA  ED.  43 

—  Là)  j'ai  beaucoup  de  peine  à  te  croire» 

Ce  qu'il  avait  prévu  arriva.  Elle  détacha  brusquement  ses  bras 
qu'elle  lui  avait  passés  autour  du  cou,  se  leva,  s'assit  sur  une 
chaise  en  face  de  lui,  et  dit  d'un  ton  sec  : 

—  Soit!  je  suis  une  menteuse. 

—  Mon,  mille  fois  non  1  mais  tu  as  l'humeur  et  l'imagination  un 
peu  vive». 

L'instant  d'après*  il  était  à  ses  pieds,  accroupi  sur  un  carreau,  et 
il  s'empara  de  force  de  ses  deux  mains  qu'elle  lui  refusait. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu,  ne  boudons  pas,  lui  dit-il.  Je  suis  de 
ton  avis,  Mariette  aurait  dû  te  donner  sur-le-champ  cette  clé;  mais 
un  soldat  ne  connaît  que  sa  consigne.  Il  faut  lui  pardonner.  Veux-tu 
qu'elle  te  fasse  des  excuses? 

—  Oh!  que  non  pas,  je  ne  saurais  qu'en  faire.  Elle  m'a  manqué 
de  respect,  et  ce  n'est  pas  la  première  fois.  Si  je  te  racontais!..  Mois 
tu  ne  me  croiras  pas,  je  suis  une  menteuse. 

—  Dieu  !  que  nous  avons  une  mauvaise  tête  !  (fit-il  en  essayant 
de  plaisanter.  Veux-tu  donc  sa  mort?  la  pendrons-nous  ? 

—  Je  ne  veux  la  mort  de  personne,  je  désire  qu'elle  parte  pour 
ne  plus  revenir* 

U  eut  un  tressaillement  ;  il  commençait  à  voir  dans  son  jeu,  à  la 
comprendre  et  peut-être  à,  la  juger. 

—  Chasser  cette  pauvre  enfant  !  reprit-il.  Elle  aimerait  tout  autant 
qu'on  la  pendit, 

—  Oa  m'accuse  d'exagérer  j  dit-elle.  Qui  donc  exagère  dans  ce 
moment?..  Ne  dirait-on  pas  qu'il  n'y  a  que  le  Ghoquard  dans  ce 
monde?  Nous  aiderons  cette  demoiselle  à  chercher  une  autre  place* 
je  m'y  emploierai  moi-môme,  car  je  suis  bonne,  quoi  qu'on  en  dise, 
je  suis  même  trop  bonne;  si  je  n'avais  pas  supporté  en  silence  cer- 
taines choses,  àoos  n'en  serions  pas  où  nous  en  sommes. 

Et  voyant  qu'il  n'était  pas  encore  persuadé  : 

—  Tu  tiens  donc  beaucoup  à  cette  Mariette?  Que  lui  trouves-tu 
de  si  merveilleux?  C'est  un  génie? 

— EUe  fait  très  bien  tout  ce  qu'elle  fait.  C'est  quelque  chose. 

—  Pétrir  du  beurre,  gaver  des  canards,  retourner  des  fromages, 
la  belle  affaire  l  Le  premier  venu  s'en  tirerait  comme  elle. 

— Obi  que  neuni.  Attentive,  consciencieuse,  adroite,  elle  serait 
difficile  à  remplacer...  Et  puis  elle  était  si  malheureuse  quand  je 
l'ai  fait  entrer  ici  1  C'est  la  meilleure  action  que  j'aie  faite  de  ma 
vie,  et  c'est  un  visage  agréable  à  regarder  que  celui  d'une  bonne 
action» 

—  Dis-moi  plutôt,  reprit-elle  avec  aigreur,  que  tu  es  amoureux 
de  son  bec  de  moineau  et  de  ses  yeux  de  grenouille. 

—  Où  premb-tu  qu'elle  ait  des  yeux  de  grenouille?  Vrai,  tu  es 


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44  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

injuste,  ses  yeux  bruns  pe  sont  pas  vilains.  Il  y  a  du  cœur  dans  ces 
yeux-là  et  une  foule  de  bonnes  intentions. 

—  Mais  sais-tu  que  je  commence  à  me  sentir  jalouse?..  C'est 
égal,  adore-la  tant  qu'il  te  plaira  ;  je  veux  qu'elle  parte,  tu  m'as 
entendue,  je  le  veux. 

Il  se  recueillit  un  instant  avant  de  lui  répondre;  il  sentait  que 
la  parole  qu'il  avait  sur  les  lèvres  serait  de  grande  conséquence, 
qu'il  allait  compromettre  son  bonheur  pour  longtemps  peut-être. 
Enfin  prenant  sa  résolution  : 

—  Demande-moi  toute  autre  chose,  dit-il  d'un  ton  ferme  et  grave, 
mais  ceci  n'est  pas  possible. 

Elle  dégagea  ses  mains,  qu'il  tenait  toujours  dans  les  siennes, 
le  repoussa  de  toute  la  longueur  de  ses  deux  bras,  en  disant  : 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  possible  !  Il  parait  que  tout  ce  que  je  demande 
est  impossible.  Laisse-moi,  laisse-moi  donc...  Des  insultes  et  des 
refus,  voilà  le  sort  qu'on  me  fait  dans  cette  maison,  qui  n'est  plus 
tenable  pour  moi. 

Puis,  se  dressant  sur  ses  pieds  et  donnant  un  libre  cours  à  sa 
colère  : 

—  Tu  as  beau  dire,  je  ne  suis  plus  rien  pour  toi,  plus  rien.  Il  y 
a  beau  jour  déjà  que  je  m'en  aperçois.  Jadis  c'étaient  des  empres- 
semens,  des  adorations.  Tu  me  trouvais  jolie,  tu  me  trouvais 
charmante,  tu  me  le  disais  le  matin,  tu  me  le  disais  le  soir  et  tu  me 
réveillais  dans  la  nuit  pour  me  le  redire.  Mais  cette  belle  ardeur 
s'est  bien  vite  refroidie,  aujourd'hui  je  ne  suis  plus  bonne  qu'à  jeter 
aux  chiens...  Non,  je  ne  suis  rien  pour  toi  ;  autrement,  tu  prendrais 
ma  défense,  tu  me  protégerais  contre  les  affronts.  Tout  le  monde 
me  déteste  ici,  et  tu  t'es  mis  de  la  partie.  Tu  prétends  avoir 
reproché  ses  torts  à  ta  mère,  je  ne  te  crois  pas,  tu  mens.  Elle  te 
fait  peur,  tu  trembles  devant  elle  comme  un  petit  garçon.  Oh  I  ta 
mère,  ta  mère,  veux-tu  que  je  te  dise  ce  qu'est  ta  mère?  Ta  mère 
est  une... 

—  Mais  tais-toi  donc,  malheureuse!  lui  cria-t-il  en  lui  mettant  la 
main  sur  la  bouche.  Veux-tu  donc  que  je  ne  puisse  plus  t' aimer  ? 

Il  était  debout  devant  elle:  l'œil  en  feu,  le  sourcil  contracté,  les 
lèvres  blanches  et  frémissantes,  il  lui  montrait  un  visage  qu'elle 
n'avait  pas  encore  vu,  et  ce  visage  lui  fit  peur.  Elle  s'imagina  folle- 
ment qu'il  allait  l'étrangler.  Elle  se  laissa  tomber  sur  sa  chaise, 
levant  sur  lui  des  yeux  effarés.  Mais  elle  s'aperçut  bien  vite  qu'un 
attendrissement  l'avait  pris,  qu'il  regrettait  sa  violence,  que  cette 
grande  colère  s'était  fondue  comme  de  la  cire.  Elle  se  remit  par 
degrés  de  sa  frayeur,  et  feignant  de  larmoyer,  elle  lui  reprocha  de 
lui  avoir  fait  mal,  de  l'avoir  frappée.  La  frapper,  lui  !  Il  était  de  nou- 
veau à  ses  genoux  et  il  cherchait  à  l'attirer  sur  son  cœur.  Elle  s'ar- 


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LA  FERME  DU   CHOQUAHD.  45 

radia  de  cette  étreinte,  enleva  de  son  cou  un  médaillon  qu'il  lui 
avait  donné,  le  jeta  violemment  contre  le  plancher  et  s'enfuit  dans 
sa  chambre,  où  elle  s'enferma  à  double  tour.  Il  regardait  tristement 
cette  porte  fermée,  et  un  grand  combat  se  livrait  en  lui.  11  fut  sur 
le  point  de  parlementer,  de  supplier,  de  demander  grâce.  Le  souci 
de  sa  dignité  l'emporta  ;  il  demeura  debout  et  se  tut. 

La  nuit  ne  changea  rien  à  sa  résolution.  Il  lui  semblait  qu'il  ne 
pouvait  renvoyer  Mariette  sans  se  déshonorer,  et  dans  les  questions 
d'honneur  il  ne  transigeait  pas.  Elle  fut  la  première  personne  qu'il 
rencontra  en  entrant  dans  la  salle  à  manger.  Immobile,  le  teint 
brouillé,  les  yeux  battus,  la  bouche  agitée  de  mouvemens  fiévreux, 
semblable  à  un  chien  qui  cherche  le  regard  de  son  maître  pour  y 
lire  sa  volonté,  elle  attendait  cette  parole  qui  allait  décider  de  son 
sort  et  la  condamner  à  un  éternel  exil. 

—  Rassure-toi,  Mariette,  lui  dit-il  enfin.  Quoi  qu'il  arrive,  tu  ne 
t'en  iras  pas. 

Elle  n'en  pouvait  croire  ses  oreilles.  Dans  un  transport  de  joie  et 
de  reconnaissance,  cette  fille  si  modeste,  si  réservée,  si  timide,  cou- 
rut à  lui,  se  jeta  à  ses  pieds  ;  elle  lui  avait  saisi  les  genoux  d'un 
geste  passionné,  elle  les  serrait  étroitement  dans  ses  bras,  elle  les 
couvrait  de  baisers.  Elle  restait  là,  pleurant,  sanglotant,  hors  d'elle- 
même  à  ce  point  qu'au  milieu  de  ses  sanglots,  elle  s'oublia  jusqu'à 
lui  dire  :  —  Oh!  que  je  vous  aime  I  —  Mais  à  peine  eut^elle  pro- 
noncé ce  mot,  elle  fut  épouvantée  de  son  audace,  confuse  de  s'être 
trahie  ;  elle  se  releva,  recula  de  quelques  pas,  et  toute  honteuse  et 
rougissante,  elle  ne  savait  où  poser  les  yeux,  parce  qu'il  lui  sem- 
blait que  les  murs,  les  meubles,  le  coucou,  tout  le  monde  avait 
entendu  et  compris,  à  l'exception  toutefois  du  héros  de  l'aventure, 
qui  s'étonnait  de  cette  démonstration  de  tendresse  presque  convul- 
sive  dont  le  sens  lui  avait  échappé.  Elle  osa  enfin  le  regarder,  et 
reprenant  contenance,  elle  lui  dit  : 

—  Vous  êtes  mille  fois  trop  bon,  monsieur  Paluel.  Mais,  je  vous 
en  prie,  laissez-moi  partir.  Si  je  restais  contre  sa  volonté,  Mm*  Aleth 
ne  vous  le  pardonnerait  pas,  et  je  ne  veux  pas  que  vous  ayez  des 
chagrins  à  cause  de  moi. 

—  Tu  ne  partiras  pas,  répondit-il.  Tu  vas  me  promettre  d'être 
bien  douce,  bien  polie,  bien  prévenante  avec  ma  femme,  comme  je 
suis  sûr  du  reste  que  tu  l'as  toujours  été.  Mais  je  ne  veux  pas  que 
tu  partes.  Ce  ne  serait  pas  juste,  et  la  justice  doit  passer  avant  tout. 

Ce  mot  de  justice  parut  à  Mariette  bien  froid,  bien  triste,  un  peu 
cruel.  Heureusement  il  en  corrigea  l'effet  en  ajoutant  aussitôt  : 

—  Et  puis,  j'ai  toujours  eu  de  l'amitié  pour  toi  et  il  me  semble 
que,  sans  Mariette,  le  Choquard  ne  serait  plus  le  Choquard. 

Il  avait  dit  celai  Eh!  oui  vraiment!  il  l'avait  dit,  ce  n'était  pas  un 


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Aô  REVUE   DES  ©EUX  MONDES. 

rêve  et  puisqu'il  l'avait  dit,  il  fallait  bien  le  croire.  Oui,  si  elle  s'en 
allait,  il  s'apercevrait  de  son  absence,  et  il  loi  semblerait  que  le 
Ghoquard  n'était  plus  le  ChoquarcL  II  l'avait  dit  et  il  le  pensait,  car 
il  ne  voulait  pas  qu'elle  partit  et  il  avait  refusé  son  renvoi  à  cette 
femme  à  qui  il  ne  refusait  rien,  à  cette  belle  et  dangereuse  créa- 
ture qui  l'avait  ensorcelé.  Quelle  gloire  pour  Mariette  et  surtout 
quelle  joie!  Elle  ne  savait  plus  où  elle,  eu  était.  Le  Ghoquard,  le 
monde,  la  vie,  tout  lui  semblait  nouveau,  et  tout  le  jour  elle  sou- 
haita que  le  boa  Dieu  lui  ménageât  quelque  occasion  de  donner  à 
l'homme  qu'elle  aimait  une  grande  preuve  de  son  dévoûment,  de 
faire  pour  lui  quelque  chose  de  très  difficile  et  de  très  pénible,  une 
de  ees  choses  qu'on  ne  fait  pas  sans  se  briser  le  coeur,  afin  qu'une 
fois  au  moins  elle  pût  lui  montrer  ce  qu'il  y  avait  dans  le  sien,  dans 
ce  cœur  silencieux  qui  s'était  donné  pour  la  vie» 

XI  Y. 

Le  coup  fut  cruel  pour  Àleth  ;  son  orgueil  saignait  et  criait.  Pen- 
dant deux  ou  trois  jours  elle  se  berça  de  l'espoir  que  son  mari  vien- 
drait à  résipiscence,  que  ses  rigueurs  auraient  raison  de  lui,  qu'elle 
le  verrait  tomber  à.  ses  genoux  en  implorant  sa  grâce.  Quand  elle 
vk  qu'il  tenait  bon,  qu'il  ne  chassait  pas  Mariette  du  Ghoquard, 
elle  le  chassa  lui-même  de  son  cœur,  lui  défendit  d'y  rentrer,  lui 
en  ferma  la  porte  à  jamais.  A  vrai  dire,  elle  n'avait  jamais  aimé 
Robert  Paluel,  elle  n'aimait  que  le  possesseur  d'une  grande  ferme 
et  l'humble  serviteur  de  ses  fantaisies.  Désormais  elle  conçut  pour 
cet  esclave  en  révolte  un  sentiment  voisin  de  la  haine.  Il  avait  com- 
mis deux  crimes  irrémissibles  ;  il  lui  avait  refusé  quelque  chose,  et 
un  soir  il  s'était  permis  durant  une  minute  de  lui  parler  d'un  ton  et 
d'un  air  qui  l'avaient  effrayée.  Il  était  dans  sa  nature  de  haïr  tout  ce 
qui  lui  résistait  et  encore  plus  ce  qui  lui  faisait  peur. 

Elle  se  demanda  ce  qu'elle  pouvait  inventer  pour  punk  son  mari. 
Sa  première  pensée  fut  de  se  sauver,  la  seconde  de  se  laisser  mou- 
rir de  faim.  Ces  deux  projets,  le  second  surtout,  lui  parurent  offrir 
à  l'exécution  de  sérieuses  difficultés  et  des  incoavéniens  encore  plus 
sérieux.  Attenter  à  ce  corps  charmant,  lui  infliger  des  souffrances 
imméritées,  cet  effort  dépassait  son  courage.  Sa  petite  personne  lui 
était  chère  et  sacrée;  c'était  en  vérité  sa  seule  religion,  et  elle  s'était 
promis  d'eu  remplir  tous  les  devoirs  avec  une  inviolable  fidélité. 

Elle  se  rabattit  sur  quelque  chose  de  plus  facile  et  de  moins 
dangereux*  Elle  résolut  de  jouer  dorénavant  le  rôle  d'un  souffre-dou- 
leur, d'une  triste  victime,  couronnée  d'épines  et  d'humiliations, 
traînant  sans  cesse  ses  misères  après  elle,  et  de  se  rendre  insuppor- 
table pas  l'excès  de  ses  abaisaemens  volontaires.  Une  figure  impas- 


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LA  TOME  SU  CHOQUABD.  47 

sible,  de  longs  silences,  des  attitudes  abandonnées  et  langoureuses,  ' 
des  regards  éteints,  des  yeux  morts,  pas  un  désir,  pas  «ne  marque 
d'impatience  ou  de  tenir  à  quoi  que  ce  fût,  une  profonde  mdiffô- 
renœ  à  tout,  un  acquiescement  absolu  à  la  volonté  des  autres,  le 
sentiment  continuel  de  son  néant,  parfois  un  sourire  oi  se  révélait 
la  louchante  résignation  d'un  cœur  navré,  des  airs  de  branche  bri- 
sée par  l'orage,  de  fleur  arrachée  de  sa  tige  et  tombée  à  terre,  qui 
se  laisse  rouler  par  le  vent,  voilà  ce  que  les  habitans  du  Choquant 
eurent  l'agrément  de  contempler  et  d'admirer  tous  les  jours*  Elle 
leor  servait  ce  pkt  à  chacun  de  leurs  repas,  et  leur  appétit  s'en 
ressentait.  Elle  avait  commencé  par  signifier  à  Anaïs  qu'elle  n'avait 
plus  d'ordres  k  lui  donner,  que  la  cuisine  ne  la  regardait  plus, 
qu'elle  ne  se  mêlait  de  rien  et  n'était  rien.  Bile  rendit  à  sa  belle- 
mère  la  clé  du  cellier,  en  lui  demandant  humblement  pardon 
d'avoir  esé  d'en  servir  et  la  garder  pendant  plusieurs  semaines, 
islle  lui  témoignait  en  toute  occasion  des  déférences  inouïes, 
des  profondeurs  de  respect.  Un  jour,  elle  se  rencontra  à  la  porte 
de  la  ealle  à  manger  avec  Mariette,  qui  s'effaça  et  fie  retira  vive- 
ment pour  lui  céder  le  pas. —  Mais  comment  donc,  mademoiselle! 
passez  devant,  lui  dit-elle;  je  sais  trop  ce  que  je  vous  dois*— C'était 
la  part  de  M"»  Paftiel  «et  de  Mariette.  Celle  de  son  mari  était  de 
trouver  soir  et  matin  une  porte  fermée  au  verrou  entre  sa  femme 
et  hii. 

Il  était  profondément  malheureux,  mais  l'idée  ne  lui  vint  pas  de 
céder.  Il  s'accusait  d'avoir  eu  trop  de  docilité,  trop  de  complai- 
sance; il  l'avait  gâtée  par  -ses  soumissions,  et  il  se  disait  qu'une 
faiblesse  de  plus  compromettrait  pour  toujours  leur*  commun  ave- 
nir, que,  de  défaite  en  défaite,  son  avilissement  serait  sans  remède. 
11  ne  s'abusait  plus  sur  elle;  le& écailles  lin  étaient  subitement  tom- 
bées des  yeux;  elle  venait  de  lui  apparaître  telle  qu'elle  était,  dure, 
ingrate,  orgueilleuse,  4prement  personnelle.  Elle  lui  faisait  quel- 
quefois l'effet  d'un  serpent;  elle  en  avait  le  luisant,  les  gr&oes  ondu- 
leuses  et  prenantes,  l'œil  qui  fascine  et  le  froid  qui  glace.  Il  ne 
laissait  pas  de  l'adorer:  les  femmes-eerpens  sont  celles  qu'on  adore 
le  plus.  Quand  elle  passait  près  de  lui,  l'effleurant  de  9a  robe  et 
affectant  de  ne  pas  le  voir,  il  aurait  voulu  la  happer  de  ses  deux 
mains  comme  une  proie,  la  maudire  et  la  caresser,  la  meurtrir  de 
ses  baisers,  l'étoutfer,  l'étrangler  en  l'embrassant.  Après  avoir 
savouré  les  doocewre  de  l'amour  qui  précède  la  connaissance,  ne 
veut  rien  savoir  et  vit  d'illusions,  il  éprouvait  dans  toute  sa  fureur 
cet  autre  amour  qui  a  la  vue  claire  et  nette  de  ce  qu'il  aime,  qui  le 
juge,  le  condamne  et  ne  l'en  aime  pas  moins.  Aussi  souffrait-il 
cruellement.  Le  soir,  en  contemplant  cette  porte  éternellement  fer- 
mée, il  avait  des  envies  de  pleurer  ou  des  rages  farouches;  s'il  se 

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48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fût  écouté,  il  l'eût  enfoncée,  fait  voler  en  éclats.  Mais  une  voix  inté- 
rieure lui  criait  :  «  Si  tu  ne  te  rends  pas  maître  de  ton  désir  et  de 
ta  lâcheté,  tu  es  un  homme  à  jamais  perdu.  » 

Tout  casse  et  tout  lasse.  Le  charme  de  la  tragi-comédie  que 
jouait  Àleth  commençait  à  s'user  et  ne  suffisait  plus  à  sa  consola- 
tion. Elle  sentit  le  besoin  de  se  procurer  quelque  autre  passe-temps 
en  sortant  un  peu  de  ce  maudit  Choquard,  qu'elle  avait  pris  en 
horreur  depuis  qu'elle  désespérait  de  le  gouverner  en  souveraine 
absolue.  Il  lui  parut  aussi  que  le  meilleur  moyen  d'adoucir  ses  cha- 
grins était  de  soulager  son  cœur  en  les  racontant  à  quelqu'un.  Après 
avoir  cherché,  çlle  se  souvint  de  MUe  Bardèche,  dont  elle  s'était  sou- 
ciée jusqu'alors  comme  d'un  zeste  d'orange  et  qui  lui  sembla  la 
seule  personne  digne  de  l'écouter,  capable  de  la  comprendre.  Un 
matin,  après  le  déjeuner,  elle  s'approcha  respectueusement  de  son 
mari,  à  qui  elle  n'avait  pas  adressé  la  parole  depuis  plus  de  huit 
jours,  et  lui  demanda,  sur  le  ton  d'une  humilité  soumise,  la  per- 
mission de  faire  une  visite  au  Gratteau.  Il  pensa  qu'elle  ouvrait  ainsi 
la  porte  à  une  demi-réconciliation,  et  il  fut  si  ravi  de  rentendre  le 
son  de  sa  voix  qu'il  lui  répondit  avec  empressement  : 

—  Eh  !  tu  sais  bien  que  je  te  permets  tout. 

Il  alla  aussitôt  atteler  lui-même  le  panier.  En  entrant  dans  le 
brancard,  le  poney,  qui  n'était  pas  sorti  depuis  longtemps,  donna 
des  signes  d'impatience;  le  grand  air  le  grisait;  il  piaffait,  trépi- 
gnait. 

—  Il  est  d'humeur  folâtre,  dit  Robert.  Conduis  prudemment. 

—  Eh!  bon  Dieul  répondit-elle  en  prenant  les  guides,  si  je  me 
cassais  la  tête  en  chemin,  vous  diriez  tous  :  Quelle  délivrance! 

MUe  Bardèche,  charmée  de  cette  visite  inattendue,  reçut  Aleth  à 
bras  ouverts.  Elle  aimait  que  ses  anciennes  pensionnaires  se  sou- 
vinssent d'elle  et  la  consultassent  dans  toutes  les  circonstances 
importantes  de  leur  vie.  Aleth  épancha  ses  douleurs  dans  ce  cœur 
compatissant.  Elle  lui  conta  qu'elle  s'était  fait  de  grandes  illusions, 
qu'elle  avait  cru  trouver  le  bonheur  au  Choquard,  qu'elle  y  était  la 
moins  heureuse  des  femmes,  qu'elle  n'y  avait  rencontré  personne 
qui  fût  capable  de  savoir  ce  qu'elle  valait,  que  ces  gens  ne  lisaient 
rien,  qu'ils  ne  sortaient  pas  du  terre-à-terre,  que  sa  belle-mère 
était  une  femme  très  commune,  sans  éducation,  sans  orthographe 
et,  partant,  très  jalouse  de  celle  de  sa  bru,  que  son  mari  avait  l'es- 
prit très  positif  et  l'humeur  brusque,  un  peu  sauvage,  qu'elle  se 
sentait  profondément  isolée,  que  sa  seule  ressource  contre  l'ennui 
était  de  relire  constamment  ses  chers  douze  cahiers,  qui,  tout  à  la 
fois,  lui  rappelaient  le  temps  de  son  heureuse  jeunesse  et  lui  rafraî- 
chissaient le  souvenir  de  tant  de  belles  choses  qu'elle  avait  apprises 
et  qui,  hélas  t  ne  lui  servaient  plus  de  rien.  Ce  cas  parut  fort  inté- 


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LA  FERME  DU  CHOQUÀRD.  49 

ressaut  à  1P6  Bardèche;  elle  ne  ménagea  ni  ses  attentions  les  plus 
flatteuses  ni  ses  caresses  à  cette  jeune  plante  qui,  après  avoir  grandi 
dans  la  serre  chaude  du  Gratteau,  se  voyait  exposée  aux  rigueurs 
d'une  température  inhumaine. 

—  Pauvre  chère  enfant!  lui  dit-elle  en  sucrant  surabondamment 
la  tasse  de  thé  qu'elle  lui  présentait,  voilà  ce  qu'est  la  vie!  Hais  ne 
me  dites  pas  que  les  connaissances  que  vous  avez  acquises  ne  vous 
servent  plus  de  rien  ;  vous  reconnaissez  vous-même  qu'elles  servent 
à  vous  consoler.  Dans  quelque  situation  que  le  sort  nous  place,  une 
instruction  solide  est  un  bien  précieux.  C'est  l'ornement  de  notre 
bonheur,  c'est  le  soulagement  de  nos  chagrins.  Ce  qui  les  soulage 
aussi,  ce  sont  les  douceurs  de  l'amitié.  Que  n'êtes-vous  venue  plus 
tôt?  Je  vous  aurais  donné  des  conseils,  je  vous  aurais  fait  du  bien. 

Cette  entrevue  fut  jugée  si  agréable,  et  par  la  plaignante  et  par  la 
consolatrice,  qu'on  résolut  de  ne  pas  s'en  tenir  là,  et  on  convint 
que,  chaque  samedi,  si  rien  ne  s'y  opposait,  Aleth  se  rendrait  au 
Gratteau  pour  y  déjeuner  tète  à  tète  avec  DP  Bardèche. 

Elle  avait  eu  le  double  plaisir  d'être  écoutée  et  d'être  plainte; 
aussi  sa  visite  au  Gratteau  l'avait  mise  en  goût;  elle  trouvait  que  le 
samedi  suivant  était  trop  lent  à  venir.  Pour  s'aider  à  prendre 
patience,  elle  imagina  d'aller  confier  ses  peines  à  M.  Larrazet. 
Après  avoir  été  des  ennemis  jurés,  ils  étaient  devenus  d'assez  bons 
amis.  Pendant  sa  grossesse,  elle  l'avait  vu  souvent;  il  l'avait  louée 
à  plusieurs  reprises  de  son  courage,  de  st  patience,  lui  avait  fait 
des  complimens  dont  elle  gardait  un  bon  souvenir.  Le  surlendemain, 
de  fort  bonne  heure,  elle  fit  atteler,  se  rendit  tout  courant  à  Brie  et 
arrêta  son  poney  devant  la  porte  du  docteur.  Il  était  dans  son  labo- 
ratoire, ayant  résolu  de  consacrer  sa  matinée  à  des  expériences  déli- 
cates qui  devaient  lui  fournir  des  matériaux  pour  son  fameux  traité 
de  toxicologie  végétale,  et  il  avait  fait  défendre  sa  porte.  Mais  Aleth 
ne  se  laissait  pas  facilement  éconduire;  elle  insista,  et,  tout  en 
maugréant,  il  consentit  à  la  recevoir.  Il  ne  voulut  pas  l'introduire 
dans  le  sanctuaire,  parmi  les  malheureux  cochons  d'Inde  sur  les- 
quels il  opérait.  Il  ordonna  qu'on  la  fit  entrer  dans  une  petite  pièce 
qui  précédait  le  lieu  très  saint  et  dont  le  mobilier  se  composait  de 
deux  fauteuils,  de  quelques  tablettes  chargées  de  livres  et  d'une 
table  en  sapin  couverte  de  nombreuses  petites  fioles  d'apparence 
inoffensive;  mais  il  ne  faut  juger  personne  sur  la  mine. 

Il  lui  avança  l'un  des  fauteuils,  s'assit  dans  l'autre,  et,  en  face 
d'une  cheminée  où  flambait  un  bon  feu,  ils  engagèrent  l'entretien. 

—  Expliquez-moi  bien  vite,  ma  chère  petite  dame,  lui  dit-il,  ce 
qui  me  procure  l'honneur  de  votre  visite.  Seriez- vous  malade,  par 
hasard? 

vr.  —  1883.  * 

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50  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  poussa  un  long  soupir  et  répondit  : 

—  C'est  bien  pis,  monsieur  LarraxeU  le  suis  horriblement  mal- 
heureuse. 

Tout  surpris,  il  fut  tenté  de  lui  dire  que  ces  sortes  de  choses  ne 
le  regardaient  pas.  Mais  il  était  curieux,  assez  commère,  et  il  n'était 
pas  fâché  que  les  jolies  femmes  le  prissent  pour  leur  confesseur. 
C'était  peut-être  se  confesser  au  renard;  mais  ce  renard  ne  donnait 
que  de  bons  conseils* 

—  Vous  êtes  horriblement  malheureuse,  dites-vous?  Et  depuis 
quand  cela  vous  a-t-il  pris? 

Encouragée  par  l'air  de  recueillement  sympathique  avec  lequel 
il  se  disposait  à  l'écouter,  elle  entama  son  petit  récit,  un  peu  dif- 
férent de  celui  qu'elle  avait  fait  à  M06  Bardèche.  Il  faut  servir  les 
gens  selon  leurs  goûts,  et  elle  avait  affaire  cette  ibis  à  un  auditeur 
plus  informé  et  moins  crédule.  Elle  en  dit  trop  cependant,  car  il 
l'interrompit  tout  à  coup  en  s'écriant  : 

—  Eh  I  quoi,  vous  prétendez  que  votre  mari  ne  vous  aime  plus, 
qu'il  vous  manque  d'égards  I  Le  bruit  court  dans  tout  le  pays  qu'il 
est  tellement  féru  de  vous  que  vous  en  faites  tout  ce  que  vous  vou- 
lez, et  on  ajoute,  passez-moi  l'expression,  que,  dans  le  ménage, 
c'est  vous  qui  portez  la  culotte. 

Elle  répliqua  d'un  ton  pincé  qu'on  se  trompait  bien,  que,  grftoe 
aux  intrigues  de  sa  belle-mère,  son  mari  s'était  détaché  d'elle.  Cette 
odieuse  belle- mère  l'avait  prise  en  aversion,  lui  suscitait  mille 
ennuis,  mille  tracasseries.  Elle  lui  attribua  le  projet  bien  arrêté  de 
la  faire  mourir  à  coups  d'épingle. 

—  Je  vous  accorde,  dit-il,  que  Mmo  Paine!  n'est  pas  une  femme 
commode*  Mais  là,  en  conscience,  n'avons~nous  pas  eu  nos  petits 
torts? 

Elle  se  récria,  prit  le  ciel  à  témoin,  déclara  avec  des  airs  d'inno- 
cente colombe  qu'elle  avait  toujours  été  accommodante,  facile, 
qu'elle  ne  demandait  qu'à  vivre  en  paix  avec  tout  le  monde. 

—  Vous  fâcherea-vous,  reprit-il,  si  je  vous  dis  toute  ma  pensée? 
J'imagine  que  nous  aimons  à  commander,  que  nous  avions  mis  dans 
notre  jolie  tête  de  gouverner  un  peu  le  Choquard*  Belle  ambition, 
ma  foil  mais  pour  cela  il  aurait  fallu  se  Tendre  utile  et  même  néces- 
saire, et  je  crains  bien  que  nous  n'ayons  manqué  le  coche...  Bavez- 
vous  ce  qui  a  tout  perdu?  Je  m'en  prends  à  ces  aimables  petits 
gants  à  quatre  ou  cinq  boutons  que  nous  frottons  en  ce  moment 
l'un  contre  l'autre  et  que,  paratt-il,  nous  ne  quittons  pas  volontiers. 
11  est  positif  que  quand  on  a  les  mains  très  blanches,  on  ne  se  sou- 
cie pas  de  les  gâter;  mais  il  est  positif  aussi  qu'on  ne  gouverne  pas 
une  ferme  avec  des  gants. 

Elle  se  repentait  d'être  venue;  elle  le  trouvait  désobligeant,  dosa- 


uigmzea  Dy 


'ôlv 


LA  FERME    DU   CHOQUARD.  51 

gréable,  cavalier,  impertinent,  d'un  esprit  si  obtus  qu'il  ne  se  dou- 
tait pas  de  ce  qu'elle  valait  : 

—  Je  vous  ai  raconté  mes  chagrins,  lui  dit-elle  avec  aigreur;  je 
croyais  pouvoir  compter  sur  votre  sympathie. 

—  J'en  ai  beaueoup,  reppit-il  en  s'inclinant. 

—  Il  n'y  parait  guère. ..  Vous  connaissez  ma  déplorable  situa- 
tion. Donnez-moi  quelque  conseil. 

—  Quand  on  a  eu  des  déboires,  il  faut  tâcher  de  les  oublier, 
reprit  l'impitoyable  docteur,  en  se  renversant  dans  son  fauteuil  et 
faisant  tourner  ses  pouces.  J'ai  connu  des  hommes  très  malheureux, 
qui  avaient  réussi  à  se  consoler,  l'un  en  collectionnant  les  taba- 
tières, l'autre  les  papillons»  Un  troisième  se  livrait  pour  se  distraire 
à  toute  sorte  de  petits  calculs,  11  se  disait  par  exemple  :  «  Supposé 
que  tous  les  œufs  d'esturgeon  qui  périssent  en  vertu  du  combat 
pour  la  vie  fussent  mis  par  les  soins  de  la  Providence  à  l'abri  de  la 
destruction,  combien  faudrait-il  de  générations  d'esturgeons  pour 
produire  une  masse  de  caviar  équivaleate  au  poids  de  la  terre  ?..  » 
Ce  sont  là,  comme  vous  voyez,  de  petits  exercices  très  amusans, 
mais  ils  ne  sont  pas  à  votre  usage» 

Puis,  changeant  tout  à  coup  d'air  et  d'attitude,  il  ajouta  sur  un 
ton  paternel  : 

—  Croye&-moL>  ma  chère  enfant,  pour  être  heureux,  il  faut  sor- 
tir de  soi,  tâcher  d'aimer  quelque  chose.  Quoique  je  n'aie  guère  le 
temps  de  m' occuper  de  morale,  je  me  rappelle  avoir  lu  dans  je  ne 
sais  quel  livre  que  le  secret  du  bonheur  comme  de  la  vertu  est  la 
désappropriation.  C'est  un  bien  grand  mot,  aussi  profond  qu'il  est 
gros.  Malheur  à  qui  n'aime  que  soi  l  Et  permettez-moi  de  voua  le 
dire,  je  crains  bien  que  vous  ne  vous  aimiez  un  peu  trop. 

Mécontente  d'être  sermonnée,  furieuse  de  n'avoir  pas  réussi  à 
l'émouvoir,  elle  voulut  recourir  aux  grands  moyens.  Elle  se  leva 
tout  d'une  pièce  et  s'écria  avec  un  accent  tragique  : 

—  Monsieur  Larraaet,  puisque  vous  ne  savez  pas  aider  les  gens 
à  vivre,  aidez-les  du  moins  à  mourir. 

—  Eh  1  vraiment,  en  serions-nous  là?  dit-il  en  se  levant  aussi. 

—  N'en  doutez  pas.  Tout  à  l'heure,  en  longeant  le  cimetière  de 
MaHly,  je  me  sois  surprise  à  envier  de  toute  mon  âme  les  heureux 
qui  dorment  là  sous  leur  grande  pierre  et  leur  petite  croix*...  Je 
vous  en  conjure,  monsieur  Larrazet,  donnez-moi  du  poison. 

—  Permettez,  lui  dit-il,  il  y  a  cette  différence  entre  les  assassins 
et  les  médecins  que  les  médecins  ne  tuent  les  gens,  que  sans  le 
savoir  et  à  leur  corps  défendant. 

Puis,  il  se  souvint  de  la  petite  comédie  qu'elle  avait  jouée  au  Grat- 
teau,  et  il  eut  envie  de  la  meltre  à  l'épreuve.  Feignant  de  se  raviser  : 

—  Au  fait,  lui  dit-il,  pourquoi  pas?  Regardez  un  peu  par  ici. 


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62  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Voyez-vous  cette  table  en  sapin  et  tous  ces  petits  flacons?..  Mon 
maudit  domestique,  qui  casse  tout,  en  a  brisé  hier  trois  ou  quatre, 
mais  ce  qu'il  en  reste  suffit  pour  que  vous  n'ayez  que  l'embarras 
du  choix.  Voici  de  l'acide  oxalique,  voilà  de  la  belladone,  de  l'atro- 
pine, de  la  jusquiame,  de  l'aconit,  de  la  noix  vomique...  Qu'est 
ceci?  Ah  !  c'est  de  la  conicine  ou  cicutine  ;  on  entend  par  là  le 
principe  actif  et  de  nature  alcaline  des  trois  espèces  de  ciguë,  de  la 
cicuta  major y  de  la  cicuta  virosa  et  de  Yaethusa  cynapium,  ou 
ache  des  chiens.  Si  vous  buviez  vingt  gouttes  de  ce  liquide,  vous 
n'en  auriez  pas  pour  longtemps.  Peu  de  minutes  après  l'ingestion 
surviendraient  des  éblouissemens,  des  vertiges,  une  céphalalgie 
très  aiguô.  Vous  sentiriez  vos  jambes  flageoler,  se  dérober  sous  vous, 
et  la  déglutition  deviendrait  impossible.  Vous  auriez  de  violentes 
envies  de  vomir,  mais  sans  résultat.  Votre  regard  serait  fixe  et 
trouble,  mais  l'intelligence  resterait  nette,  vous  entendriez  sans 
pouvoir  parler.  Aux  mouvemens  spasmodiques,  aux  contractions 
tétaniques  succéderait  une  profonde  stupeur.  Ce  joli  corps  se  refroi- 
dirait, cette  charmante  tête  se  gonflerait,  ces  beaux  yeux  devien- 
draient saillans,  ces  joues  mignonnes  seraient  livides.  11  y  a  des 
cas  où  la  stupeur  fait  place  au  délire  et  à  d'horribles  convulsions  ; 
mais  qu'il  y  ait  délire  ou  non,  la  mort  est  toujours  rapide,  et  il  ne 
resterait  plus  qu'à  transporter  la  gracieuse  petite  femme  que  voici 
dans  ce  ravissant  cimetière  où  Ton  est  si  bien  pour  dormir  sous 
une  grande  pierre  et  une  petite  croix. 

Ce  discours  l'avait  rendue  toute  pâle,  un  peu  blême,  et  ce  fut 
par  pure  rodomontade  qu'elle  consentit  à  prendre  cet  aimable 
petit  flacon  qu'il  lui  présentait  après  l'avoir  débouché.  Il  ne  le  quit- 
tait pas  des  yeux,  il  était  prêt  à  le  lui  arracher  des  mains.  Par  un 
effort  qui  lui  coûtait,  elle  l'approcha  de  son  visage,  en  respira 
l'odeur,  qui  lui  parut  acre,  fort  déplaisante,  assez  semblable  à  celle 
qu'exhale  une  souris  morte.  La  fiole  lui  faisait  horreur,  mais  elle 
fit  la  brave.  La  soulevant  en  l'air  pour  la  mieux  regarder,  mais  en 
réalité  pour  l'éloigner  autant  que  possible  de  sa  bouche,  elle  affec- 
tait de  contempler  avec  attendrissement  ce  liquide  incolore  et  hui- 
leux. Puis  elle  se  prit  à  lui  parler  et  à  dire  : 

—  Chère  petite  fiole,  que  je  t'aime  !  Tu  es  le  repos,  tu  es  la  déli- 
vrance. Que  ne  puis-je  te  vider  d'un  seul  trait  et  m'en  aller  bien 
vite  dans  un  monde  où  il  n'y  a  point  de  maris  oublieux  et  ingrats, 
point  de  belles-mères  acariâtres  et  jalouses,  point  de  domestiques 
insolentes,  point  de  haines,  ni  d'insultes,  ni  de  misères  ! 

Après  ce  bel  élan  lyrique,  elle  s'empressa  de  restituer  le  flacon 
au  docteur,  qui  le  remit  dans  le  tas.  Il  riait  sous  cape,  il  se  disait  : 

—  Quelle  comédienne  1  Si  jamais  celle-là  se  tue,  je  déclare  que 
tout  est  possible. 


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LA  FERME    DU   CHOQUA RD.  53 

Cependant,  à  peine  Aleth  eut-elle  rendu  son  bien  à  M.  Larrazet, 
il  lui  vint  à  l'esprit  que  ce  petit  flacon  serait  un  accessoire  très 
utile  dans  tel  drame  qu'il  lui  plairait  de  jouer  : 

—  Si  M.  Larrazet,  pensait-élle,  rapporte  à  Robert,  comme  j'y 
compte  bien,  l'entretien  que  nous  venons  d'avoir  ensemble  et  s'il 
arrivait  que,  le  même  jour,  Robert  entrât  dans  ma  chambre,  dont  je 
rouvrirais  la  porte  pour  la  circonstance,  et  y  trouvât  du  poison, 
l'épouvante  que  cette  découverte  inattendue  lui  causerait  pourrait 
bien  produire  en  lui  une  révolution  salutaire. 

L'idée  lui  parut  bonne.  Mais  comment  s'y  prendre  pour  ravoir  le 
flacon?  Adossée  contre  la  table  en  sapin,  elle  s'avisa  de  laisser  tom- 
ber à  terre  son  mouchoir.  M.  Larrazet  se  baissa  aussitôt  pour  le 
ramasser,  opération  qui,  vu  sa  corpulence,  lui  prit  un  peu  plus  de 
temps  qu'à  un  autre.  Ces  courts  instans  furent  si  bien  utilisés  par 
elle  que,  sans  qu'il  s'aperçût  de  rien,  coulant  sa  main  droite  der- 
rière son  dos,  elle  saisit  au  hasard  une  des  fioles,  qu'elle  escamota 
de  ses  doigts  mignons  et  fit  disparaître  dans  la  poche  de  sa  robe. 
•  Quelques  minutes  après,  Aleth  roulait  rapidement  sur  la  route 
de  Mailly.  La  conversation  de  M.  Larrazet,  qui  lui  paraissait  beau- 
coup moins  savoureuse  que  celle  de  MUa  Bardèche,  ne  lui  avait  laissé 
que  de  fâcheux  souvenirs;  mais  elle  était  enchantée  du  petit  larcin 
qu'elle  venait  de  commettre.  Chemin  faisant,  elle  tira  le  flacon  de  sa 
poche  et  apprit  par  l'étiquette  qu'il  contenait  comme  l'autre  de  la 
conicine.  Peut-être  était-ce  le  même,  mais  que  lui  importait?  Elle 
pensa  que  si  le  docteur  venait  à  le  chercher  sans  le  trouver,  il  s'en 
prendrait  à  son  domestique,  qui  cassait  tout.  Elle  le  remit  avec  pré- 
caution dans  sa  poche  et  employa  le  reste  du  temps  à  bâtir  dans  sa 
tête  le  scénario  du  petit  drame  dont  elle  espérait  de  si  heureux 
résultats.  Sa  tête  travaillait  et,  laissant  aller  sur  sa  bonne  foi  le 
poney,  qui  connaissait  le  chemin  aussi  bien  que  son  orageuse  mal- 
tresse, elle  se  trouva  en  vue  du  Choquard  lorsqu'elle  s'en  croyait 
encore  bien  loin. 

En  arrivant  dans  la  cour,  elle  entendit  un  concert  d'aboiemens 
furieux.  Deux  chiens  étrangers,  dont  un  basset,  y  étaient  aux  prises 
avec  ceux  de  la  ferme,  qui  les  recevaient  de  la  belle  manière.  On  se 
montrait  les  dents,  on  cherchait  à  s'attraper  les  oreilles.  Les  deux 
intrus,  qui  avaient  du  dessous  et  qui  se  voyaient  menacés  d'être 
éconduits  à  grands  coups  de  crocs,  s'étaient  réfugiés  dans  les  jambes 
d'un  grand  jeune  homme  en  costume  de  chasseur.  Habillé  de  velours 
brun,  un  chapeau  mou  sur  la  tête,  le  fusil  en  bandoulière,  le  car- 
nier  au  côté,  le  pantalon  engagé  dans  la  guêtre,  il  assistait  sans 
s'émouvoir  à  ce  grand  hourvari.  Il  disait  d'une  voix  tranquille  aux 
combattans  : 


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ih  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Tout  beau,  mes  enfans,  vous  vous  êtes  déjà  vus  Tan  dernier. 
Comment  se  fait-il  que  vous  ne  vous  reconnaissiez  pas? 

Cette  froide  éloquence  ne  produisait  aucun  effet.  Il  fallut,  pour 
calmer  la  tempête,  que  Robert,  attiré  par  le  bruit,  vint  mettre  le 
holà.  Caressant  les  uns,  grondant  les  autres,  il  apaisa  les  esprits 
échauffés;  on  lui  promit  non  de  s'aimer,  mais  de  se  tolérer  jusqu'à 
nouvel  ordre.  Au  même  instant,  il  aperçut  Aleth,  qui  venait  de  des- 
cendre de  voiture.  11  se  tourna  vers  le  chasseur  et  lui  dit  : 

—  Monsieur  le  marquis,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  présenter  ma 
femme. 

Le  marquis  s'inclina  respectueusement  devant  elle,  et  de  son  côté 
elle  le  salua  du  bout  du  menton.  Quoiqu'elle  l'eût  vu  de  près  et 
pendant  plusieurs  heures  le  jour  de  son  mariage,  elle  le  reconnais- 
sait à  peine  ;  dans  ce  jour  de  triomphe,  elle  n'avait  vu  personne.  Elle 
reconnut  plus  facilement  le  basset  ;  elle  avait  eu  le  plaisir  de  le  ren- 
contrer dans  le  moulin  du  Rougeau. 

Le  marquis  Raoul,  comme  on  sait,  louait  la  chasse  du  Ghoquard. 
L'année  précédente,  il  y  avait  fait,  en  nombreuse  compagnie,  un 
grand  massacre  de  lièvres  et  de  perdreaux;  mais,. couvant  une  ran- 
cune dont  il  ne  parlait  à  personne,  il  n'avait  fait  que  traverser  la 
ferme  sans  s'y  arrêter.  Cette  année,  le  vent  ayant  sauté,  ou  pour 
mieux  direr  la  curiosité  ayant  prévalu  sur  la  rancune,  il  avait  eu 
soin  d'annoncer  à  Robert  qu'il  ouvrirait  la  chasse  seul  avec  ses  deux 
chiens,  et  il  l'avait  engagé  à  se  mettre  de  la  partie.  Fort  occupé, 
Robert  avait  décliné  l'invitation  ;  mais  ne  voulant  pas  être  en  reste 
de  politesse,  il  avait  retenu  le  marquis  à  déjeuner,  et  le  marquis  ne 
s'était  point  fait  prier. 

Vu  la  circonstance,  Mm*  Paluel  avait  mis  elle-même  la  main  à  la 
pâte,  et  le  déjeuner  fut  exquis.  Malgré  son  grand  détachement  des 
plaisirs  de  ce  monde,  qu'il  avait  depuis  longtemps  épuisés,  le  mar- 
quis mangea  beaucoup  et  but  sec.  Il  fit  honneur  aux  omelettes  dorées 
de  M™  Paluel,  à  ses  andouillettes  croustillantes,  à  ses  saucisses  au 
vin  blanc,  à  ses  côtelettes  panées,  à  son  merveilleux  fromage  à  la 
crème.  Il  fit  honneur  aussi  au  médoc,  déclara  que  c'était  du  vin  de 
propriétaire,  qu'il  fallait  venir  au  Choquard  pour  y  boire  de  vrai 
bordeaux.  Jusqu'au  bout,  il  fut  très  aimable  avec  Mme  Paluel,  très 
empressé  à  l'égard  de  Robert,  à  qui,  selon  sa  coutume,  il  rappela 
leurs  communes  aventures  de  jeunesse  dans  le  bois  de  la  Roseraie. 

Tout  en  causant  et  sans  en  avoir  l'air,  il  s'occupait  beaucoup  de  la 
silencieuse  Aleth,  tout  à  fait  absente  de  la  conversation,  et  qui  par 
iofitans  semblait  convertie  en  statue.  Il  observait  son  peu  d'appé- 
tit, ses  manières  compassées,  le  nuage  de  mélancolie  qui  pesait 
sur  son  front,  certains  regards  qu'elle  adressait  à  sa  belle-mère, 


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LA   FERME  BU   CHOQUARD.  55 

les  froideurs  marquées  qu'elle  avait  pour  son  mari. — Oh  !  oh!  pen- 
sait-il, on  ne  s'entend  plus,  à  ce  qu'il  parait;  hier  ou  avant-hier, 
il  y  a  eu  quelque  scène.  On  n'est  pourtant  marié  que  depuis  dix- 
huit  mois. 

Sur  la  fin  du  repas,  il  entama  le  chapitre  des  élections,  qui 
devaient  se  faire  l'année  suivante.  Il  s'ouvrit  à  Robert  de  ses  pro- 
jets, de  ses  espérances;  il  lui  insinua  qu'il  se  permettait  de  compter 
sur  lui,  qu'il  attendait  beaucoup  de  son  assistance.  A  son  vif  regret, 
Robert  se  tint  sur  la  réserve,  lui  répondit  que  le  député  en  posses- 
sion était  solidement  assis  et  n'entendait  pas  céder  la  place,  qu'il 
l'engageait  à  reporter  ses  vues  sur  un  autre  arrondissement.  Il 
ajouta  qu'il  ne  se  mêlait  guère  de  politique,  que  les  comités  électo- 
raux étaient  composés  de  politiciens  de  profession,  dont  les  opinions 
n'étaient  pas  les  siennes.  —  La  France,  dit-il  en  souriant,  est  un 
pays  bleu  gouverné  par  des  comités  rouges.  Pour  acquérir  de  l'in- 
fluence, il  faut  forcer  la  note,  et  je  craindrais  de  me  gâter  la  voix. — 
Très  contrarié,  un  peu  piqué,  Raoul  sut  dissimuler  son  dépit,  et 
quand  on  servit  le  café  et  le  cognac,  il  affirma  de  plus  belle  qu'il 
fallait  déjeuner  au  Choquard  pour  savoir  ce  que  c'était  que  de  vrai 
cognac  et  de  vrai  café. 

Bientôt  «près,  il  se  leva  pour  aHer  Tetrouver  ses  chiens  et  ses 
perdrix.  Tout  le  monde,  hormis  l'indifférente  Àleth,  le  reconduisit 
jusqu'à  la  porte  de  la  cour.€omme  elle  se  disposait  à  quitter  à  son 
tour  la  salle  à  manger  et  à  regagner  sa  chambre,  il  reparut  tout  à 
coup;  fl  venait  chercher  sa  carnassière  qu'il  avait  oubliée.  Elle  sor- 
tant, lui  «rentrant,  ils  se  rencontrèrent  sur  le  seuil,  nez  à  nez,  lace 
à  lace.  11  inclina  légèrement  sa  grande  taille  pour  examiner  de  près 
les  yeux  de  cette  rousse.  Il  attachait  sur  elle  un  de  ces  regards  qui 
en  moins  d'une  seconde  font  le  tour  d'une  femme,  de  ce  qu'on  en 
voit  et  de  ce  qu'on  n'en  voit  pas,  qui  la  fouillent,  la  jaugent,  la  pèsent, 
la  soupèsent  et  signifient  :  «  Combien  vaut-elle  T  Et  serait-elle  facile 
à  avoir?  » 

La  brmalhô  de  ce  regard  révolta  Àleth,  la  lit  rougir  de  colère. 
EHe  recala  de  deux  pas,  fronça  le  sourcil;  sa  figure  disait  claire- 
ment qu'Àlefh  Guépie  n'admettait  pas  qu'un  marquis  lui  manquât  de 
respect.  Il  comprit,  fit  le  plongeon.' EHe  lui  livra  passage  pour  qu'il 
allât  reprendre  son  carnier.  Quand  il  retourna  la  tête,  cette  rousse 
n'était  plus  là. 

Victor  Cherbuliez. 

(la  quatrièm  partit  nu  prochain  fP.) 


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UN 


SECTAIRE    RUSSE 


A  l'exposition  de  l'académie  de  Saint-Pétersbourg,  on  remarquait 
l'année  dernière  plusieurs  portraits  signés  par  un  jeune  peintre. 
H.  Riépine.  Us  témoignaient  d'un  talent  singulièrement  vigoureux  et 
avaient  d'autant  plus  de  succès  qu'ils  répondaient  mieux  au  goût 
actuel  du  public  russe  en  art  comme  en  littérature  :  un  sujet  doulou- 
reux et  commun,  vu  avec  pitié,  rendu  avec  une  énergie  brutale* 
Un  de  ces  portraits  représentait  un  paysan,  la  figure  qu'on  ren- 
contre sur  le  seuil  de  chaque  cabane;  un  petit  homme  d'une  cin- 
quantaine d'années,  au  visage  maigre,  chétif,  avec  de  longs  che- 
veux d'un  blond  roux  tombant  sur  les  tempes,  une  barbe  rare,  des 
yeux  gris  intérieurs,  tranquilles,  un  peu  voilés;  n'eût  été  le  sourire 
assez  fin,  un  sourire  de  bonhomie  peinée  et  d'une  certaine  malice 
qui  plissait  les  coins  très  accusés  de  la  bouche,  on  eût  pu  sanctifier 
ce  portrait  avec  l'auréole,  la  chape  en  filigrane  de  vermeil,  et  l'ac- 
crocher indifféremment  à  quelque  iconostase  à  la  place  d'un  des 
innombrables  bienheureux  du  moyen  âge  russe;  le  type  est  le 
même  ;  on  a  vu  cent  fois  sur  les  icônes  cette  expression  faite  de  sen- 
timent plus  que  de  pensée,  méditative  pourtant,  comme  est  l'ex- 
pression de  tous  les  primitifs,  de  tous  les  Orientaux,  alors  même 
qu'ils  ne  méditent  jamais.  —  L'angle  supérieur  du  tableau  portait 
cette  indication  :  Sutaief,  le  sectaire  de  Tver. 

Qui  était  ce  personnage  ônigmatique?  La  plupart  des  visiteurs  de 
l'académie  eussent  été  aussi  embarrassés  de  répondre  à  cette  ques- 


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CN  SECTAIRE  RUSSE.  57 

tion  que  vous  le  serez,  vous,  lecteur  français.  Distraits  ou  terrifiés 
par  les  catastrophes  bruyantes  du  drame  politique,  les  Russes  négli- 
gent trop  souvent  d'étudier  le  sourd  travail  de  la  conscience  popu- 
laire; devant  les  phénomènes  de  l'histoire,  nous  sommes  tous 
comme  les  bonnes  femmes  sous  l'orage  :  elles  se  signent  quand  la 
foudre  tonne  et  non  quand  l'éclair  luit,  ignorant  que  seul  il  cause 
le  fracas  et  porte  le  péril.  —  Cette  fois,  du  moins,  un  esprit  atten- 
tif s'est  chargé  de  satisfaire  notre  curiosité.  M.  Prougavine,  l'au- 
teur de  recherches  patientes  sur  le  mouvement  religieux,  a  publié 
dans  une  revue  de  Moscou,  la  Pensée  russe  (1),  une  suite  d'articles 
sur  la  personnalité,  les  idées  et  l'action  du  «  sectaire  de  Tver.  » 
L'écrivaïn  moscovite  est  allé  s'établir  au  village;  il  a  vécu  plusieurs 
semaines  dans  l'intimité  de  son  héros;  il  nous  rapporte,  avec  les 
confessions  détaillées  de  ce  dernier,  l'enquête  contradictoire  pour- 
suivie dans  le  pays.  J'ai  pris  un  vif  intérêt  à  cette  enquête  :  je  vou- 
drais la  résumer  ici. 

Gens  d'Occident,  gens  affairés  par  la  vie  moderne,  c'est  peut-être 
beaucoup  de  vous  demander  une  heure  pour  descendre  dans 
l'humble  petite  âme  d'un  paysan  de  Russie.  Essoufflés  à  courir 
derrière  ce  siècle,  qui  multiplie  les  idées  et  les  intérêts  au-delà  des 
puissances  de  notre  cerveau,  nous  n'avons  plus  ni  attention,  ni  loi- 
sir, ni  silence  pour  écouter  ce  que  l'âme  murmure  de  confus  et  de 
mystérieux.  On  nous  dit  d'ailleurs,  on  nous  le  dit  tous  les  jours  et 
de  partout  :  «  Le  problème  religieux  appartient  désormais  aux 
archéologues;  ce  qui  a  tant  pesé  dans  le  passé  de  l'homme  ne 
pèsera  plus  dans  son  avenir,  et  dans  cet  avenir  mieux  réglé,  l'im- 
prévu divin  n'entrera  plus  au  compte  général  des  affaires  humaines.  » 
J'acquiers  une  conviction  tout  autre  en  regardant  l'histoire  tisser  sa 
vieille  trame,  toujours  avec  les  mêmes  fils,  dans  ce  coin  du  monde 
où  je  l'observe.  Pour  un  esprit  sans  préventions,  le  malaise  spiri- 
tuel domine,  engendre  et  caractérise  tous  les  malaises  sociaux  et 
politiques  de  la  Russie.  L'évolution  religieuse,  c'est-à-dire  l'opéra- 
tion de  l'idéal  dans  les  âmes  simples,  les  transformations  et  les  exi- 
gences de  cet  idéal,  voilà  la  source  cachée  d'où  sortiront  toujours 
les  révolutions  et  les  progrès,  le  large  flot  des  faits  sensibles  dont 
nous  écoutons  le  bruit  sans  nous  enquérir  de  sa  source.  Qui  croit 
cela  peut  se  passionner  en  étudiant  la  pensée  enfantine  d'un  pauvre 
moujik  ;  ne  contient-elle  pas  en  germe  les  vastes  conséquences  qui 
s'appelleront  plus  tard  l'histoire  et  feront  grand  éclat  dans  le  monde? 
Cette  étude  offre  un  autre  intérêt,  le  plus  vif  que  puissent  goûter 
les  curieux  du  passé;  elle  fait  revivre  devant  l'observateur  de  nos 

(i)  Âlichouschie  i  jajdouschie  pravdi,  par  C.  A.  Prougavine,  Rousskala  Mouisl, 
livraisons  d'octobre  et  décembre  1881,  janvier  1&82. 


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58  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

jours  ce  qu'il  n'avait  vu  que  dans  les  livres,  décoloré  et  mort,  l'état 
intime  des  sociétés  et  des  âmes  à  certaines  époques  déjà  lointaines, 
mais  capitales,  dans  la  marche  de  la  civilisation.  Des  plantes  sèches 
de  l'herbier  historique  s'animent,  refleurissent,  reprennent  sève  et 
parfum,  pour  peu  qu'on  les  replace  un  moment  dans  un  terrain 
qui  en  porte  de  toutes  semblables.  Mais  qu  est-il  besoin  d'intéres- 
ser ici  le  politique  et  l'érudit?  Il  suffit  que  l'homme  y  trouve  le  plus, 
attachant  des  drames ,  celui  qui  l'émeut  plus  sûrement  que  les 
combinaisons  savantes  des  tragédies;  l'angoisse  d'une  conscience 
cherchant  sa  voie,  criant  d'instinct  vers  la  justice  et  la  vérité;  l'ef- 
fort, gauche  et  ridicule  parfois,  sublime  néanmoins  et  inexplicable 
à  jamais,  d'une  âme  qui  s'éveille  spontanément,  ranime  à  tâtons 
une  clarté  tremblante  pour  dissiper  la  nuit  où  elle  se  meut, 
cherche  à  cette  lumière  le  mot  de  la  vie  et  découvre  que  ce  mot 
est  :  amour. 


I. 

Quand  on  entre  dans  la  cathédrale  d'Isaac,  on  est  dans  la  nuit; 
mal  éclairé  par  les  baies  supérieures,  l'imposant  vaisseau  n'est  que 
ténèbres..  Les  portes  du  choeur  s' entrouvrent;  un  Ilot  de  lumière 
descend  d'un  grand  christ  peint  sur  le  vitrail  de  l'abside  d'où 
F  église  reçoit  tout  son  jour;  la  figure  semble  seule  illuminer  la 
nuit  du  temple,  et  le  regard  s'attache  involontairement  à  cettenéte. 
Elle  n'a  pas  l'expression  de  sérénité  que  les  peintres  d'Occident  ont 
donnée  au  Fils  de  l'homme  ;  maigre,  pâle,  ardent,  avec  un  égarement 
divin  dans  les  yeux,  le  Christ  slave  trahit  je  ne  sais  quelle  angoisse 
humaine,  je  ne  sais  quel  rêve  inachevé,  celui  d'un  dieu  mécontent 
de  sa  divinité*  Pour  lui,  tout  n'est  pas  consommé;  il  n'a  pas  dit  la 
parole  suprême;  c'est  bien  le  dieu  d'un  peuple  qui  cherche  sa  voie, 
et  il  traduit  fidèlement  Finquiétude  de  son  peuple.  —  On  n'ignore 
pas  que,  sous  les  dehors  majestueux  de  l'église  officielle,  la  con- 
science russe  est  déchirée  par  de  grands  troubles  ;  ceux  qui  ont  lu 
les  belles  études  de  M.  Leroy-Beau  lieu  savent  que  beaucoup  d'âmes 
quittent  cette  église,  non  pas,  comme  chez  nous,  pour  sombrer 
dans  l'indifférence,  mais  pour  chercher  la  foi  dans  des  sectes  diverses. 
Ces  dissidens  vont  se  jeter  dans  deux  courans  bien  distincts,  suivant 
la  pente  de  l'esprit  de  chacun  ;  chez  les  uns,  l'esprit  byzantin  persiste, 
l'imagination  scolastique  travaille  {dus  que  la  raison  et  le  cœur;  sor- 
tis de  l'église,  ils  retournent  sur  leurs  pas»  vont  au  raskol,  aux  gens 
du  vieux  rite  ;  ou  bien  ils  créent  des  sectes  sauvages,  folles,  dignes 
des  hérésiarques  du  bas-empire,  telles  que  les  skoplzi  (eunuques) 
et  les  fouetteurs.  Chez  les  autres,  l'esprit  protestant  prend  le  des- 


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W  SECTAIBS  BISSE.  59 

sus,  1e  libre  eximen  porte  ses  fruits  naturels;  ceux-ci  yont  aux 
sectes  éiragétiquee,  le  plus  souvent  empruntées  à  leurs  voisins 
d'Allemagne,  puis  modifiées  et  multipliées  à  l'infini  sur  la  terre 
russe  :  stundistes,  molokanes,  chrétiens-spirituels,  et  tant  d'au- 
tres. Au  point  de  Tue  philosophique,  il  y  a  peu  de  différence  entre 
le  raskolnik  et  le  croyant  de  l'église  établie;  tous  deux  sont  des 
traditionnels,  des  esprits  de  même  race,  soucieux  ayant  tout  de 
croire  et  de  faire  te  qu'on  a  toujours  cru  et  fait  avant  eux,  s'en 
remettant  du  soin  de  leur  âme  à  l'autorité  des  conciles,  des  pères, 
de  tel  patriarche;  ils  sont  d'accord  sur  ce  grand  point  que  la 
doctrine  est  A  jamais  fixée,  seulement  les  plus  raffinés  la  prennent 
de  phis  haut  et  reprochent  aux  autres  d'avoir  varié.  Une  récon- 
ciliation entre  ces  frères  ennemis  n'aurait  rien  d'impossible  ;  un 
abîme  les  sépare  des  esprits  du  second  groupe.  Ceux-ci  sont  éman- 
cipés de  toute  tradition;  ils  tiennent  pour  les  lumières  indivi- 
duelles, pour  la  végétation  indéfinie  de  l'arbre  évangélique;  le 
livre  saint  interprété  par  un  cœur  droit,  telle  est  la  règle  com- 
mune de  leurs  sectes;  quelques-unes  d'entre  elles,  comme  les 
molokanes^  donnent  l'exemple  de  la  plus  pure,  de  la  plus  vertueuse 
des  associations  humaines.  —  De  ces  courans  opposés  quel  est 
celui  qui  l'emportera  dans  l'avenir,  qui  correspond  le  mieux  aux 
exigences  intimes  de  l'esprit  russe?  Pour  résoudre  cette  question 
d'an  si  haut  intérêt,  il  fondrait  avant  tout  pouvoir  étudier  le  travail 
de  quelques  âmes  russes  sur  elles-mêmes,  comme  le  savant  étudie 
dans  son  laboratoire  la  substance  dont  il  veut  connaître  les  proprié- 
tés; il  l'isole,  il  la  regarde  agir,  se  dissoudre  ou  se  cristalliser  sui- 
vant ses  lois  naturelles.  Il  faudrait  surprendre  la  conscience  popu- 
laire 4  l'œuvre  en  dehors  de  toute  action  étrangère,  dans  un  milieu 
purement  russe,  au  noment  d'un  éveil  spirituel  tout  spontané. 
Le  succès  grandissant  des  sectes  protestantes  n'est  pas  probant; 
dans  les  provinces  où  elles  fleurissent,  des  colons  allemands  en  ont 
apporté  le  germe,  les  populations  indigènes  ont  été  sollicitées  vers 
leurs  doctrines  par  l'attraction  d'une  culture  supérieure.  —  Où 
trouver  ces  sujets  d'étude  que  nous  cherchons?  M.  Prougavine  va 
nous  le6  montrer,  satisfaisant  à  toutes  les  conditions  que  j'exigeais 
plus  haut;  ils  nous  diront  eux-mêmes  ce  que  veut  leur  âme  libre- 
ment consultée. 

En  1880,  le  Messager  de  Tver  annonçait  l'apparition,  dans  le  dis- 
trict de  Novo-Torjok,  d'une  nouvelle  secte  fondée  par  un  paysan 
du  village  de  Chévélino,  Yassili  Sutaïef.  Au  dire  de  la  feuille  admi- 
nistrative, les  sectateurs  de  cette  hérésie  damnable  étaient  des 
rationalistes;  ils  semblaient  se  rattacher  au  stundisme,  rejetaient 
la  liturgie  et  le  clergé  orthodoxe,  les  images,  les  sacremens;  ils 
refusaient  le  service  militaire  et  le  serment,  tenaient  tous  les  hommes 


60  REVUE   DES  DEUX  MONDES. 

pour  frères  sans  distinction  de  communion  et  mettaient  les  biens 
en  commun.  Peu  de  mois  après,  un  journal  de  Pétersbourg  insé- 
rait une  correspondance  de  Tver  où  revenait  le  nom  de  Vassili 
Sutaïef  :  sur  une  dénonciation  du  prêtre  de  la  paroisse,  le  tribunal 
local  avait  fait  comparaître  ce  paysan,  qui  s'était  refusé  à  laisser 
baptiser  son  petit-fils.  Après  ces  deux  indications  assez  vagues,  le 
nom  de  Sutaïef  n'avait  plus  reparu  dans  la  presse;  nul  n'avait  fait 
attention  à  ce  fait  divers]  les  correspondances  en  apportent  chaque 
jour  de  semblables  des  fonds  inconnus  delà  province  russe;  la  capi- 
tale les  écoute  d'une  oreille  distraite,  habituée,  comme  les  gens 
de  Naples  écoutent  des  bruits  souterrains  qui  viennent  on  ne 
sait  d'où.  L'écrivain  de  la  Pensée  russe,  relevant  un  document 
nouveau  pour  ses  études,  résolut  de  procéder  lui-même  à  une 
enquête;  il  partit  pour  Tver  durant  l'été  de  1881  et  s'achemina 
vers  le  district  de  Torjok.  Laissons-le  consulter  les  autorités  du  pays 
et  tâchons  de  comprendre  ce  qu'est  ce  pays,  comment  il  doit  former 
ses  enfans  :  la  créature  humaine  signifie  bien  peu  si  on  l'abstrait  du 
milieu  où  elle  vit;  pour  savoir  ce  qu'un  homme  pense,  c'est-à-dire 
comment  il  regarde  avec  les  yeux  de  l'esprit,  l'observateur  doit  se 
placer  au  point  d'où  cet  homme  regarde. 

Citadin  de  nos  villes,  campagnard  de  Normandie  ou  de  Touraine, 
voulez-vous,  pouvez-vous  quitter  une  heure  le  monde  intellectuel 
où  vous  ont  établi  les  mille  causes  qui  pétrissent  votre  âme  à  son 
insu?  Votre  plus  fugitive  pensée  est  la  résultante  de  ces  mille  causes: 
une  nature  et  un  climat  modérés,  une  terre  maîtrisée  par  un  travail 
acharné,  façonnée  au  gré  de  vos  goûts  et  de  vos  besoins,  un  dépôt 
séculaire,  lentement  accru,  de  connaissances,  d'améliorations  maté- 
rielles et  sociales,  une  église  et  un  état  particuliers  à  votre  génie, 
une  suite  de  révolutions  historiques,  des  droits  achetés  par  d'âpres 
luttes,  une  vie  relativement  aisée  et  douce,  une  atmosphère  où  les 
idées  circulent  nombreuses  et  rapides,  en  un  mot,  tous  les  agens 
patiens  qui  vous  font  à  toute  heure  ce  que  vous  êtes.  —  Tout  autre 
est  le  monde  où  je  vous  conduis,  dans  ces  cantons  de  la  Russie  sep- 
tentrionale qui  vont  des  sources  du  Volga  à  la  Mer-Blanche.  La  nature 
et  le  climat  du  Nord  :  un  ciel  triste,  implacable  ;  une  terre  sauvage, 
à  peine  domestiquée,  si  je  puis  dire,  échappant  sur  d'immenses 
étendues  aux  prises  de  l'homme,  l'accablant  de  sa  puissance  élémen- 
taire; plate  ou  faiblement  ondulée,  cette  terre  aux  horizons  fuyans 
rappelle  la  mer,  et,  comme  elle,  écrase  et  disperse  la  pensée.  À 
perte  de  vue,  sur  les  croupes  basses,  noircissent  des  forêts  de  sapins 
ou  des  taillis  de  bouleaux,  pâles  et  rabougris  ;  dans  les  replis,  des 
landes  buissonneuses  de  genévriers ,  et  d'épines,  des  champs  de 
bruyères  et  d'airelles;  des  marais,  toujours  des  marais,  un  solde 
mousse,  élastique  et  spongieux,  qui  trompe  le  regard,  se  dérobe 

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UN  SECTAIRE  RUSSE.  Cl 

sous  le  pied.  Dans  les  fonds,  de  grands  lacs  solitaires  ;  des  rivières 
en  sortent,  se  perdent  parmi  les  herbages,  ou  cheminent  lentement 
entre  leurs  berges  de  glaise,  dans  des  lits  changeans;  elles-mêmes 
se  plient  àla  loi  commune  de  ce  paysage,  où  rien  n'est  fixe,  ordonné, 
où  tout  est  confus,  arbitraire.  Il  semble  que  cette  extrémité  de  la 
planète  n'ait  pas  entendu  la  première  parole  de  la  création,  celle 
qui  sépara  les  masses  liquides  des  masses  solides  et  démêla  le  chaos; 
souvent  l'eau  tient  lieu  de  tuf;  la  roche,  signe  de  force  et  d'antiquité, 
n'affleure  nulle  part  ;  seulement  des  blocs  erratiques,  parlant  de 
cataclysmes,  de  hasards  violens;  comme  un  corps  sans  ossature,  la 
terre  sans  granit  manque  en  quelque  sorte  de  maintien.  Sur  de  vastes 
espaces,  aucun  de  ces  indices  de  la  vie  qui  réjouissent  le  cœur,  de 
ces  traces  du  travail  humain  qui  lui  donnent  confiance  :  là  même 
où  il  apparaît,  le  témoignage  de  l'homme  n'a  pas  plus  que  l'accident 
naturel  cette  énergie,  ce  je  ne  sais  quoi  de  solide  et  de  varié  qui  fixe 
la  pensée,  l'habitue  aux  contours  précis  et  aux  mesures  exactes  ; 
ni  un  mur,  ni  une  haie  vive,  ni  une  maison  de  pierre,  ni  une  ruine 
du  vieux  temps,  pas  une  fontaine,  pas  un  ponceau.  Voici  pourtant, 
de  rare  en  rare,  une  route  équivoque  ;  de  maigres  champs  de  seigle 
ou  d'avoine  se  cherchent,  timides,  comme  peu  sûrs  de  leur  droit  à 
empiéter  sur  les  halliers  et  les  marécages  ;  ils  annoncent  un  village, 
un  hameau  le  plus  souvent  :  au  penchant  d'un  pré,  semés  au  hasard, 
des  hangars  en  clayonnage,  des  cabanes  noires,  petits  cubes  en  troncs 
de  sapins,  recouverts  de  paille  ou  de  bardeaux;  une  porte,  deux 
fenêtres  de  2  pieds  carrés  ;  à  l'intérieur  de  la  pauvre  isba,  deux 
pièces,  quelques  bancs,  le  large  poêle  sur  lequel  couche  la  famille 
en  hiver.  Car  le  triste  tableau  qui  a  passé  devant  nous,  c'est  Tété 
pourtant,  c'est  l'animation  et  la  variété  relatives  ;  vienne  la  neige, 
cinq  mois,  six  quelquefois,  l'uniforme  linceul  va  tout  eflacer  :  sur 
l'horizon  gris,  qui  se  rejoint  aux  brumes  du  ciel  par  une  soudure 
imperceptible,  U  n'y  a  plus  un  relief,  une  forme  vive,  où  le  regard 
et  la  pensée  de  l'homme  puissent  se  prendre,  se  poser.  Rien  ne  lui 
est  spectacle  ni  indication,  rien  ne  lui  promet  secours  ni  certitude, 
son  traîneau  glissera  à  l'aventure,  sur  des  plaines  pareilles,  sans 
repère,  sans  choc,  sans  bruit.  —  Pauvre  terre  pâle,  ses  fils  diront 
que  je  l'ai  peinte  trop  maussade,  que  je  n'ai  pas  su  respirer  son 
parfum  amer;  ce  sera  injure  imméritée  ;  nous  sommes  d'un  monde 
qui  se  console  de  vieillir  avec  les  travaux  moroses  de  la  raison,  qui 
regarde  froidement  la  vie  pour  s'en  expliquer  les  phénomènes  ;  mais 
quand,  dans  l'éternel  va-et-vient  de  l'inconséquence  humaine,  ce 
souci  de  comprendre  quitte  notre  âme  et  la  rend  à  ses  instincts  pre- 
miers, ah!  nous  sentons  bien  comme  on  peut  l'aimer,  cette  terre, 
dans  la  sauvage  nudité  de  sa  jeunesse  ;  si  la  charrue  n'y  a  mis  que 
peu  de  rides,  la  main  de  l'homme  n'y  a  pas  effacé  l'empreinte  de 

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62  REVUE  DES  DEUX.  MONDES. 

la  main  du  Créateur  ;  elle  garde  l'attrait  des  grandes  tristesses,  le 
plus  puissant  peut-être,  parce  que  le  plus  heureux  d'entre  nous 
pleure  dans  le  meilleur  de  son  âme  je  ne  sais  quelle  chose  perdue 
qu'il  n'a  jamais  connue.  Terre  neuve,  effrénée  et  vague,  cornue  les 
en£ans  faits  à  «a  ressemblance,  comme  leur  cœur  et  leur  langage, 
elle  ne  raconte  pas  les  histoires  curieuses  que  savent  dire  les 
vieilles  terres  :  elle  &  pour  toute  parole  une  plainte  mélancolique, 
comme  la  mer,  la  musique  et  la  douleur. 

Entrons  dans  les  chaumières  noires,  basses,  sur  le  pré  :  nulle 
d'entre  elles  ne  se  distingue  de  sa  voisine;  ainsi  de  leurs  habitans, 
identiques  par  le  vêtement  et  la  physionomie  ;  un  sayon  de  bure, 
des  sandales  en  écorce  de  bouleau,  une  peau  de  mouton  en  hiver; 
sur  les  visages,  l'expression  des  primitifs,  simple,  douce,  étonnée, 
telle  qu'elle  est  fidèlement  rendue  par  les  sculptures  de  nos  plus 
vieilles  cathédrales.  Quand  ces  hommes  ont  mené  paître  leur  trou- 
peau et  arraché  à  la  terre  le  pain  noir  dont  ils  vivent,  que  restera- 
t-il  dans  leur  existence  pour  les  rapports  sociaux,  pour  la  plus 
humble  végétation  de  l'esprit  et  du  sentiment?  L'école  est  rare,  une 
de  loin  en  loin,  inaccessible  l'hiver,  et  au  printemps,  quand  débor- 
dent les  rivières;  l'été,*  les  petits  bras  de  l'enfant  comptent  déjà  au 
travail;  si  par  fortune  l'école  le  prend,  c'est  pendant  quelques  mois 
durant  trois  années,  de  sept  à  dix  ans.  Après,  son  esprit  retombe 
en  friche,  ce  sera  miracle  s'il  se  sourient  de  l'alphabet  entrevu. 
L'église  est  rare  aussi  :  il  faut  plusieurs  villages  pour  former  une 
paroisse  ;  souvent  elles  brillent  à  bien  des  verstes,  la  croix  dorée  et 
la  coupole  d'étain  qui  désignent  la  maison  de  Dieu,  une  maison  de 
boas  comme  les  autres.  On  s'y  achemine  pourtant,  dans  la  belle  sai- 
son, le  dimanche  ;  on  entre  ;  invisible  derrière  des  cloisons  dorées 
et  des  voiles,  un  prêtre  chante  un  long  office  en  slavon  ;  si  proche 
qu'elle  soit  de  l'idiome  moderne,  la  langue  ecclésiastique  n'est 
guère  plus  accessible  à  un  illettré  que  notre  rituel  latin  à  un  paysan 
d'Italie.  A  celui-ci  du  moins  un  homme,  un  frère,  dira  dans  le  lan- 
gage familier  quelque  chose  de  l'évangile,  quelques  mots  de  con- 
solation et  de  miséricorde,  avec  les  bonnes  intonations  naturelles 
de  la  voix  humaine.  Le  moujik  n'entend  rien  de  pareil;  unique- 
ment la  psalmodie  hiératique,  qui  peut  charmer  l'oreille,  mais  ne 
répond  pas  aux  besoins  toujours  nouveaux  du  cœur.  Au  cours  de 
ces  mystères,  qu'il  révère  par  habitude  et  dont  le  sens  lui  échappe, 
le  fidèle  dépense  sa  dévotion  en  signes  de  croix,  en  prosternations, 
en  baisemens  prodigués  aux  revêtemens  de  vermeil  des  icônes  et 
des  reliques.  Si  c'est  le  temps  de  Pâques,  il  s'approche  des 
sacremens,  comme  le  veulent  la  loi  civile  et  la  coutume,  paie 
son  dû,  et  s'éloigne  avec  le  sentiment  mi-partie  satisfait,  mi-partie 
pénible,  qu'il  éprouve,  d'autre  part,  quand  il  a  retiré  son  passeport 

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UN   SECTAIRE  RUSSE.  6J 

au  bureau  de  police,  rempli  un  devoir,  assuré  sa  sécurité,  mais 
déboursé  de  son  argent.  Après  toutes  ces  observances  matérielles, 
rien  n'a  renouvelé  et  assaini  son  être  moral.  Entre  le  prêtre  qui 
chante  et  lui  aucun  lien  spirituel;  c'est  un  fonctionnaire  de  la  com- 
mune, et  comme  tous  les  fonctionnaires,  celui-ci  représente  avant 
tout  aux  yeux  du  paysan  une  des  nombreuses  incarnations  du  col- 
lecteur d'impôts.  Quand  ce  pasteur  apparaît  de  loin  en  loin  chez  ses 
ouailles,  on  ferme  la  porte,  on  se  dérobe  :  on  sait  qu'il  vient  pour 
demander  de  l'argent.  Trop  souvent  on  le  méprise,  lui  voyant  les 
mêmes  soucis  qu'au  pauvre  monde,  la  même  peine  sur  la  glèbe, 
parfois  les  mêmes  vices  grossiers. 

Ainsi,  dans  l'ordre  spirituel,  nul  appui  pour  le  paysan.  Trouvera- 
t-U  cet  appui  dans  l'ordre  temporel,  chez  ceux  qui  l'entourent  ou 
l'administrent?  Ceux  qui  l'entourent?  Des  misérables  comme  lui; 
c'est  à  peine  si  l'on  compterait  à  cent  verstes  à  la  ronde  trois  ou 
quatre  privilégiés  de  la  fortune  et  de  l'intelligence,  qui  ne  s'inquiè- 
tent guère  de  descendre  dans  l'âme  du  peuple.  Ceux  qui  l'adminis- 
trent? Ses  rapports  avec  l'administration  sont  ceux  de  contribuable 
à  percepteur;  elle  ne  se  manifeste  que  pour  prélever  les  divers 
impôts  qui  lui  enlèvent  jusqu'à  50  pour  100  du  produit  de  la 
terre.  Par  suite  d'une  organisation  communale  défectueuse  qui 
isole  légalement  le  paysan,  rien  de  semblable  aux  relations  de  con- 
fiance et  de  bon  conseil,  si  habituelles  chez  nous  entre  le  campa- 
gnard honnête  et  son  maire,  son  juge  de  paix,  son  conseiller-géné- 
ral; autrefois  ces  relations  existaient  souvent  de  serf  à  seigneur; 
aujourd'hui  plus  rien  que  le  redoutable  ispravnik  (1)  avec  son  arbi- 
traire quelquefois  intéressé.  Par  la  force  et  la  faute  des  siècles,  mal- 
gré les  bonnes  intentions  d'en  haut,  le  peuple  russe  vit  dans  l'arbi- 
traire d'en  bas,  il  ne  peut  faire  un  mouvement  sans  s'y  embourber, 
comme  dans  l'eau  de  ses  marais  ;  il  en  a  certes  la  longue  habitude, 
et  pourtant  cet  arbitraire  blesse  toujours  un  instinct  d'équité,  tombé 
dans  son  esprit  Dieu  sait  d'où,  mais  vhrace  et  sensible. 

({)  C'est  le  premier  et  souvent  le  seul  administrateur  du  district  ;  un  chef  de 
police  qui  a  quelques-unes  des  attributions  d'un  sous-préfet  et  le  devoir  de  Caire 
rentrer  l'impôt.  On  m'accusera  peut-être  en  Russie  d'avoir  noirci  à  plaisir  ce  tableau; 
on  objectera  avec  raison  que  les  progrès  matériels  et  moraux  des  dernières  années 
ont  adouci  bien  des  traits,  multiplié  les  communications,  développé  l'agriculture, 
Téformê  l'esprit  administratif,  etc..  Le  district  de  Torjok,  en  particulier,  est  mainte- 
nant traversé  par  un  chemin  de  fer  qui  en  modifie  rapidement  l'aspect.  Je  prie  mes 
contradicteurs  d'entrer  dans  ma  pensée  :  j'ai  voulu  peindre  les  conditions  dans  les- 
quelles la  race  s'est  formée  et  maintenue  jusqu'à  la  génération  contemporaine;  le 
tableau,  qui  est  encore  vrai  pour  maint  endroit,  l'était  pour  tout  le  Nord  il  y  a  peu 
d'années,  et  cela  depuis  des  siècles.  C'est  ce  qu'il  importait  d'établir.  L'influence  des 
améliorations  actuelles  sur  la  direction  des  idées  populaires  ne  se  fera  sentir,  comme 
toujours  en  pareil  cas,  que  dans  la  génération  à  venir. 

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64  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Vous  le  voyez  maintenant,  ce  paysan,  dans  son  dénûment  maté- 
riel et  moral,  refoulé,  tourné  vers  le  triste  par  les  influences  du 
milieu  physique  et  social.  L'hiver  Ta  enfermé  dans  la  solitude  de  sa 
cabane.  Que  fait-il?  que  pense-t-il?  Rien  ou  peu  de  chose.  Son  esprit 
inculte  erre  dans  un  jour  crépusculaire.  Il  ressasse  ses  souffrances 
et  le  vague  rôve  d'il  ne  sait  quel  avenir  meilleur.  Si  obscure 
que  soit  une  âme,  elle  nourrit  deux  lueurs  qui  ne  s'éteignent  jamais 
tout  à  fait  :  la  réflexion  et  l'espérance.  D'ailleurs  plus  d'un  a  passé 
par  l'armée,  a  été  aux  grandes  villes  se  louer  pour  quelque  métier; 
certains  ont  encore  assez  de  science  pour  déchiffrer  un  livre.  — 
Quel  livre?  À  coup  sûr  le  seul  qui  pénètre  en  de  pareilles  retraites, 
le  Livre,  la  Bible,  ou  tout  au  moins  l'évangile.  Le  moujik  lit  :  son- 
gez-y encore,  ce  mot  ne  désigne  pas  pour  lui  la  même  opération 
que  pour  vous,  qui  parcourez  ce  feuillet  d'un  regard  rapide.  Il  lit 
lentement, il  épèle  les  mots;  chaque  ligne,  chaque  page  lui  est  une 
rude  conquête,  il  la  recommence  vingt  fois,  et  le  mot  et  l'idée  se 
gravent  d'autant  plus  profonds  dans  son  cerveau  vide  qu'il  lui  a 
fallu  plus  de  peine  pour  les  conquérir.  Après  de  longues  heures  de 
ce  travail,  un  jour  se  lève  dans  la  nuit  de  cette  âme;  émerveillée, 
elle  s'éprend  de  ce  monde  nouveau  où  tout  lui  parle  de  justice, 
d'amour,  de  fraternité.  Chaque  leçon,  chaque  parabole  s'appliquent 
à  sa  condition,  pénètrent  au  vif  de  ses  désirs  et  de  ses  peines;  des 
faibles  persécutés,  des  humbles  glorifiés,  des  pêcheurs  qui  chan- 
gent le  monde,  des  publicains  qui  rendent  gorge,  des  juges  prévari- 
cateurs qui  n'osent  plus  juger.  Le  lecteur  poursuit,  passe  aux  Actes 
des  apôtres,  et  voit  avec  admiration  la  société  de  son  rêve  paysan, 
de  braves  petites  gens  en  communauté,  secourables  les  uns  aux 
autres,  se  gouvernant  dans  l'amour  et  la  justice,  sans  intervention 
du  dehors,  sans  mécanisme  dur  et  compliqué.  Et  ceci  n'est  pas  un 
conte,  c'est  le  livre  saint  qu'on  lui  a  appris  dès  l'enfance  à  révérer 
sur  parole,  à  chaque  mot  duquel  il  faut  croire  sous  peine  du  salut. 
Quelle  vision,  ce  monde  idéal,  pour  le  malheureux  que  le  monde 
réel  opprime  et  blesse  à  chaque  mouvement  !  Il  y  comprend  tout, 
mais  autrement  que  nous.  Quelque  liberté  d'esprit  que  nous  appor- 
tions à  la  lecture  de  ce  livre,  il  sera  toujours  enveloppé  pour  nous 
dans  le  commentaire  que  lui  font  dix-huit  siècles  d'histoire,  l'inter- 
prétation reçue  d'abord  de  l'orthodoxie,  la  réaction  de  la  critique 
pulvérisant  le  texte  ou  lui  insufflant  une  vie  factice.  Cet  homme  qui 
l'aborde  avec  son  âme  neuve  voit  dans  l'évangile  ce  qu'il  renferme 
en  réalité  :  un  code  de  morale  sublime  et  complet  à  l'usage  des 
cœurs  simples.  Il  l'entend  dans  les  dispositions  où  étaient  ses  pareils, 
Simon  et  André,  en  quittant  leurs  filets;  la  lettre  lui  est  sacrée  et 
lui  suffit,  elle  s'adapte  à  sa  conception  de  l'univers,  il  n'a  nul  besoin 
d'en  solliciter  l'esprit  pour  la  plier  aux  exigences  d'une  civilisa- 

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UN  SECTAIRE  BUSSE.  65 

tion  complexe,  construite  au-dessus  de  lui  et  bien  en  dehors  de  ses 
notions.  Par  ses  instincts  de  race,  ses  mœurs  et  ses  institutions 
patriarcales,  le  Slave  est  sociétaire,  je  ne  voudrais  pas  dire  socia- 
liste; la  communauté  des  premiers  chrétiens  lui  apparaît  comme 
une  organisation  modèle.  Surtout  il  est  idéaliste,  comme  toutes  les 
races  du  Nord,  les  gens  des  brumes  flottantes  et  de  la  longue  nuit 
qui  replie  l'âme  sur  elle-même;  voici  son  idéal  trouvé.  Il  le  com- 
pare à  toutes  les  perversions  de  la  vie  réelle,  il  prend  celle-ci  en 
haine,  il  s'attache  à  l'idéal  avec  la  logique  absolue  des  enfans  ;  et 
voilà  comment,  dans  plus  d'une  chaumière  russe,  des  cœurs  s'échauf- 
fent lentement  qui  peuvent  rendre  à  nos  yeux  surpris  ces  apôtres, 
ces  martyrs,  ces  voyans  que  nos  esprits  modérés  et  assouplis  ont 
peine  à  concevoir  dans  les  vieilles  histoires.  Je  n'ai  pas  fait  d'hypo- 
thèses dans  les  lignes  qui  précèdent;  c'est  ainsi  que  naissent  chaque 
jour,  au  fond  des  villages  les  plus  reculés  de  Russie,  ces  sectaires 
que  nous  étudions  et  dont  Sutaïef  va  nous  offrir  un  type  achevé. 
Mettons-nous  à  sa  recherche  avec  M.  Prougavine;  mais  d'abord, 
pour  sonder  jusqu'au  fond  l'ignorance  crédule  de  ces  paysans,  écou- 
tons leurs  conversations  au  sujet  du  visiteur  mystérieux  qui  apparaît 
dans  leurs  hameaux  ;  je  lui  laisse  la  parole  et  la  responsabilité  de 
ce  qui  suit. 


Ht 

...  Je  m'établis  à  Poviède.  Mon  apparition  dans  le  village  devait 
naturellement  provoquer  parmi  les  paysans  des  rumeurs  de  mille 
sortes,  des  conjectures  et  des  allégations  variées.  Évidemment  tous 
étaient  persuadés  qu'il  fallait  voir  dans  ma  personne  une  nouvelle 
«  autorité.  »  Cela  ne  faisait  doute  pour  aucun.  Mais  quelle  a  auto- 
rité ?  »  Il  était  clair  que  ce  n'était  ni  un  juge  de  paix,  ni  un  magis- 
trat instructeur,  ni  un  commissaire,  ni  un  ispravnik,  ni  un  membre  du 
zemstvo,  ni  un  docteur.  Qui  donc?  Les  paysans  s'y  perdaient,  ils  se 
cassaient  la  tête  et  formaient  les  hypothèses  les  plus  invraisemblables 
sur  le  but  de  mon  séjour  à  Poviède. 

«  Il  s'informe  de  tout,  il  questionne  sur  tout,  il  met  son  nez  par- 
tout; qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Drôle  de  chose  1  —  Cest  qu'il  est 
envoyé  par  l'autorité.  —  On  dit  comme  cela  qu'il  vient  de  Piter  (i).  — 
C'est  un  reviseur,  à  coup  sûr.  —  A  Chévélino,  ils  disent  qu'il  a  inscrit 
le  bétail  :  combien  de  vaches,  combien  de  chevaux,  de  brebis,  jus- 
qu'au dernier  porc.  —  C'est  clair  alors,  c'est  pour  une  contribution, 

(1)  Abrériation  populaire  pour  désigner  la  capitale,  Saint-Pétersbourg. 

i  lv.  —  1883.  5 


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66  REVUE  DBS  fiEUX   MONDES. 

en  va  augmenter  l'impôt  —  Et  il  écrit,  il  écrit,  sans  arrêter...  —  Lb 
starchin*  (1)  dit  qu'il  est  veau  pour  l'affaire  de  k  nouvelle  foi.  — 
Qu'est-ce  qu'on  sait  ?  Voi*-tu,  frère,  il  y  a  de  ces  individus  qui  voyagent 
en  secret,  qui  s'informent;  personne  ne  comprend  rien  à  leurs  façons. 

—  Oui,  ils  inspectent  si  les  choses  sont  en  ordre,  ils  regardent  tout. 

—  Et  peut-être  qu'il  est  envoyé  tout  émit  par  le  tear  pour  examiner 
comment  sont  les  moigjks,  s'ils  ont  besoin  de  quelque  diose,  s'ils  ne 
pàt'<ssent  pas  de  quelque  injustice,  et  le  reste...  • 

Cette  dernière  hypothèse  vint  à  l'esprit  d'un  grand  nombre.  La  majo- 
rité se  rendit  k  l'avis  que  le  personnage  mystérieux  ne  pouvait  être 
qu'un  envoyé  du  tsar.  Ces  imaginations  étranges  s'expliquent  par  l'at- 
tente vague,  les  espérances  qui  vivent  et  cheminent  dans  notre  peuple. 
Dans  beaucoup  d'endroits,  le  peuple  compte  que  le  tsar  enverra,  —  et 
certainement  en  secret,  —  des  hommes  de  sa  confiance  pour  s'infor- 
mer du  sort  des  paysans,  de  leurs  souffrances  et  de  leurs  besoins,  en 
un  mot,  pour  «  connaître  toute  la  vérité.  »  Parfois  les  paysans  font 
montre  de  ces  espérances  ouvertement.  Un  jour,  en  rentrant  à  Ponriède, 
je  vis  un  vieillard  qui  bêchait  dans  un  champ  près  de  la  route  quitter 
son  travail  et  venir  à  ma  rencontre.  Nous  échangeâmes  le  bonjour  : 
«  Je  voudrais  te  dire  deux  mots,  fit  le  moujik,  s'arrêtent.  —  Qu'y  a~t-il? 

—  Mais,  voilà,  c'est  justement  au  sujet  de  ces  affaires...  — Quelles 
affaires  ?  »  L'homme  piétinait  sur  place.  «  Dis  clairement  ce  que  tu 
veux  dire.  »  Alors  le  moujik,  prenant  son  air  le  plus  mystérieux  et 
baissant  la  voix,  murmura  avec  des  mines  significatives  :  «  Est-ce  que 
tu  es  envoyé  par  le  nouveau  tsar  ou  par  l'ancien  ?  »  J'essayai  vaine- 
ment de  convaincre  cet  obstiné  de  son  erreur  et  de  l'éclairer  sur  ma 
?raie  qualité. 

Jamais  peut-être  H  n'a  couru  dais  le  peuple  autant  de  fables  et  de 
bruits  de  toute  «orée.  Dieu  sait  d'où  ils  sont  nés  et  par  quels  canaux 
Hs  s'infiltrent  dans  les  canapagnes.  Voici  quelques  échantillons  de  ce 
que  j^ai  entendu  durant  mon  séjour  dans  le  district  de  Poriède  : 

<(  Les  gens  disent  qu'il  n'y  aura  plus  «finapôt  des  âmes.  —  Com- 
ment cela?  —  Eh  !  oui,  il  n'y  en  aura  plus.  Peut-on  bien  vraiment  impo- 
ser l'âme?  Est-ce  ^tfelèe  n'est  pas  à  Dieu?  —  C'est  bientôt  dit;  il  y  a 
tant  d'autres  choses  qui  sont  à  Dieu  !  Tout  est  à  lui,  et  on  perçoit  les 
taxes  de  redevances,  pourtant.  —  On  les  abolira  aussi.  —  Qui  donc  les 
abolira?  —  Tiens,  qui  ?  Pautorhé,  tu  penses  bien.  —  Raconte  toujours. 
Si  tu  me  disais  encore  :  le  tsar  tes  abolira,  passe,  ce  serait  dans  Tordre; 
mais  Pautorhé.».  allons  donc!  —  Et  si  l'on  ne  fait  plus  payer  l'âme, 
qu'est-ce  qu'on  fera  payer?  —  Le  capital.  —  Le  capital!  Hum,  c'est 
bien  pour  ceux  qui  ont  des  capitaux,  mais  ceux  qui  n'en  ont  pas, 
qu'est-ce  qu'on  leur  prendra?  —  Ceux-là,  on  ne  leur  prendra  rien.  — 

(1)  L'ancien  du  village,  sorte  de  maire  élu  parmi  les  paysans. 

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UN  SECTAIRE   RUSSE.  67 

Voilà  qui  serait  bien  jugé.  Àhi  comme  ce  serait  m  rem!  —  On  dit 
qu'oit  va  exiger  vingt  roubles  pour  les  passeports.  Le  tsar  a  remarqué 
que  te  peuple  commence  à  quitter  la  terre,  que  tons  vont  à  Piter,  cela 
ne  hii  plaît  pas.  —  On  travaillerait  veion tiers  la  terre,  mais  il  n'y  a  pas 
de  quoi  travailler.  —  Oui,  oui,  c'est  là  notre  grand  malheur!  » 

Et  la  conversation  retombe  insensiblement  sur  la  plaie  vive  du  vil- 
lage, la  question  agraire.  Durant  mon  séjour  à  Poviède,  j'ai  eu  deux 
fois  l'occasion  de  causer  de  ce  sujet  brûlant.  Un  jour,  j'allais  à  Chévé- 
lino  avec  un  vieux  paysan  de  ma  connaissance;  peu  à  peu  F  entretien 
prit  un  tour  mime.  *  Que  je  vous  demande,  ût  le  vieillard  en  chan- 
geant de  vois,  sur  un  ton  irrésolu  et  confidentiel;  —  qu'y  a-t-il  de  vrai 
par  rapport  à  la  terre?  —  Queâe  terre,  Ivan  Miebailitcta?  —  Il  y  a 
eomme  cela  des  bruits:..  Je  sais  bien  que  les  gens  bavardent,  c'est 
peut-être  faux...  et  peut-être  il  y  a  du  vrai.*.»  Il  me  regardait  en  face 
avec  née  attention  concentrée.  Je  le  voyais  veûrt  mai*  je  faisais  mine 
de  ne  pas  comprendre.  Après  s'être  engagé  dans  beaucoup  de  circon- 
locutions diplomatiques»  Ivan  Michaïlitch  revînt  à  son  point  de  départ  : 
«.  Les  gens  assurent  qu'il  y  aurait  une  distribution  pour  les  paysans»., 
il  en  sortirait  une  petite  augmentation  de  terre;  est-ce  vrai,  oui  ou 
non?  —  Et  où  prendrait-on  de  la  terre  pour  une  nouvelle  distribution? 
—  Tiens,  c'est  juste,  où  la  prendrait-on?  Ctomme  les  gens  sont  men- 
teurs, pourtant!  Hue,  rosse  !  »  Et,  sans  aucune  nécessité,  il  frappa  sa 
bête,  qui  trottait  bravement.  Il  y  eut  un  silence.  Un  moment  après,  Ivan 
MiduïUtch,  se  pencha  vers  moi  :  «  Ce  serait  donc  des  riches...  un  tout 
petit  peu.. ..pour  que  tons  les  paysans  en  aient... —  Gomment  prendre 
aux  uns  pour  donner  aux  autres?  Ce  serait-il  équitable?  —  Non  vrai- 
ment! Que  dire  à  cela?  »  accorda  aussitôt  IvaaMichaulitcb;  et  le  cheval 
attrapa  un  second  coup  de  fouet.  Nouveau  silence.  «  On  dit  qu'on,  don- 
nera de  l'argent  en.  échange  aux  seigneur»  et  aux  marchands,  le  prix 
de  la  terre,  après  évaluation^  » 

J'eus  beau  raisonner  mon  interlocuteur,  je  vis  que  je  ne  l'avais  pas 
convaincu  de  la  fausseté  des  «  bruits,  »  Il  changea  de  conversation  et 
paria  de  la  récolte»  Une  autre  fois,  un  moujik  me  demanda  tout  à  coup 
en  causant:  a  Qu'est-ce  qu'on  fera  avec  les  terrains  incultes?  Y  a-t-il 
ou  non  des  bruits?  —  Quels  terrains  incultes?  —  Gela  s'entend,  les 
terrains  incultes*» Et  le  moujik  me  fit  un  signe  d'intelligence, avec  son 
sourire  le  plus  malin.  «  Je  ne  comprends  pas  de  quoi  tu  veux  parler.— 
Des  terrains  que  les  riches  détiennent;  est-ce  qu'ils  nous  reviendront, 
ou  bien  non?  —  D'où  as-tu  pris  cela,  qu'ils  vous  reviendraient?  — 
Est-ce  qu'il  n'y  aura  pas  un  partage?  fit-il  avec  étonnement.  —  Mais 
qui  t'a  raconté  cela?  —  Voilà,  c'est  que...  nous  l'attendons.  » 

Beaucoup  de  questions  ont  mûri^  s'agitent  et  bourdoonent  dans  la 
tête  du  moujik.  Jamais  la  vie  du  peuple  a'a  présenté  un  intérêt  plus 
puissant  et  pta  palpitant  qu'en  ce  moneat.  Tous  ceux  qui  eut  vécu 


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68  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

dans  les  milieux  paysans,  ces  derniers  temps,  conviendront  avec  moi 
qu'il  se  produit  actuellement,  dans  la  masse  populaire,  une  agitation 
sourde,  confuse  et  contenue...  Les  campagnes  attendent  quelque 
chose...  Et  ce  n'est  pas  cette  attente  passive,  veule,  inerte,  qui  peut 
tranquillement  traîner  durant  de  longues  années,  durant  des  siècles; 
non,  dans  l'attente  actuelle  des  campagnes  respire  un  sentiment 
intense,  passionné,  palpitant  de  forces  actives,  longtemps  compri- 
mées. Les  anciennes  bases  de  la  vie  croulent,  et  il  ne  s'en  trouve  pas 
de  nouvelles... 

Nous  ne  savons  ni  ne  pouvons  dire  à  quoi  aboutira  cette  agitation  ; 
nous  savons  seulement  qu'au  moment  actuel,  l'agitation  prend  très  fré- 
quemment la  forme  de  certains  enseignemens,  fondés  d'habitude  sur 
quelque  thèse  de  l'Écriture  sainte,  qui  parle  de  vérité,  d'amour  et  de 
justice;  le  peuple  y  trouve  un  point  de  comparaison  pour  la  critique 
de  l'organisation  actuelle,  des  directions  de  la  vie  contemporaine. 

Je  ne  me  porte  pas  garant  des  assertions  de  l'écrivain  moscovite, 
mais  je  dois  dire  que  ce  n'est  point  là  une  opinion  isolée.  Tous  les 
observateurs  sont  d'accord  pour  constater  le  travail  qui  se  fait  dans  le 
cerveau  du  paysan,  sa  crédulité  tenace  et  l'impossibilité  de  le  dissua- 
der sur  certains  points  qui  lui  tiennent  au  cœur.  Au  mois  de  mars  de 
cette  année,  un  grand  journal  de  Saint-Pétersbourg  qui  n'a  pas  l'ha- 
bitude d'inquiéter  le  pouvoir,  le  Nouveau  Temps,  résumait  dans  un 
curieux  article  les  témoignages  qui  affluent  de  toute  part  sur  cet  état 
d'esprit.  Ici  les  campagnards  attendent  la  fin  du  monde  ;  rappelez-vous 
le  moyen  âge,  et  comment  cette  idée  apocalyptique  revient  naturel- 
lement à  certaines  époques  surmenées  de  misère  et  de  tristesse.  Là 
ils  tiennent  pour  certain  le  rétablissement  du  servage,  ou  d'autres 
a  bruits  »  de  nature  menaçante  :  on  va  donner  à  tous  les  ispravniks 
le  grade  de  général  et  des  pleins  pouvoirs  sur  le  pauvre  monde  ; 
on  interdira  les  mariages  avant  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  et  sur  ce, 
dans  plusieurs  localités,  chacun  s'empresse  de  marier  ses  fils  à  peine 
adultes.  Une  circulaire  avait  ordonné  aux  municipalités  de  surveiller 
les  lettres  adressées  à  leurs  paysans  pour  qu'il  ne  s'y  glissât  pas  de 
proclamations  ou  de  fausses  nouvelles;  elle  reçoit  une  étrange  inter- 
prétation ;  le  sénat  villageois  comprend  qu'il  doit  surveiller  les  sei- 
gneurs suspects  de  conspirer  contre  le  tsar,  il  arrête  leurs  corres- 
pondances à  la  poste,  les  décacheté  et  les  lit  en  assemblée.  Mais  ce 
sont  surtout  les  bruits  relatifs  à  la  a  terre,  »  au  «  partage,  »  qui 
trouvent  une  créance  obstinée.  D'aucuns  affirment,  —  et  de  bonne 
foi,  —  qu'ils  ont  lu  eux-mêmes  dans  le  Messager  des  campagnes 
l'annonce  d'une  «  grâce  an  sujet  de  la  terre.  »  Un  publiciste, 
M.  Engelhardt,  raconte  un  fait  significatif  qui  lui  est  arrivé.  Un 
jour,  un  employé  de  la  police  rurale  lui  apporte  du  district  un  for* 


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UN   SECTAIRE   RUSSE.  69 

mulaire,  dressé  par  quelque  commission  de  statistique,  pour  recueil- 
lir certaines  données  sur  la  propriété  foncière;  il  remplit  les  blancs 
et  rend  la  pièce  au  messager.  En  route,  celui-ci  rencontre  des  cul- 
tivateurs et  dit  naïvement  qu'il  a  porté  au  seigneur  un  papier  «  au 
sujet  de  la  terre.  »  Le  mot  vole  de  bouche  en  bouche ,  les  têtes 
fermentent,  les  gens  se  rassemblent,  on  annonce  l'arrivée  des 
arpenteurs  pour  le  nouveau  partage  ;  toutes  les  tentatives  de 
M.  Engelhardt  pour  détromper  ses  voisins  demeurèrent  inutiles. 
Le  gouvernement  fait  de  louables  efforts  pour  dissiper  ces  illu- 
sions, il  multiplie  les  explications  et  les  circulaires  :  tout  le  monde 
est  unanime  à  affirmer  qu'elles  vont  directement  contre  leur  but. 
Dès  que  le  mot  magique  de  terre  a  été  prononcé  dans  un  acte  public, 
le  paysan  ne  demande  pas  les  conclusions  de  cet  acte  ;  il  ne  retient 
que  ce  fait,  l'existence  de  la  question  pour  le  gouvernement,  et  il  est 
convaincu  que  le  gouvernement  ne  peut  vouloir  la  résoudre  autre- 
ment que  par  une  «  grâce.  »  Qui  lit  et  dit  le  contraire  dénature  la 
pensée  du  tsar.  Une  circulaire  célèbre  d'un  des  derniers  ministres 
de  l'intérieur,  rédigée  avec  le  plus  grand  soin  en  vue  de  faire  tom- 
ber tous  les  bruits  de  partage,  a  eu  ce  résultat  désastreux  de  gros- 
sir l'agitation  plus  que  toutes  les  manœuvres  malintentionnées; 
ceux  qui  en  avaient  entendu  la  lecture  revenaient  chez  eux  por- 
tant la  bonne  nouvelle  :  enfin,  le  tsar  avait  parlé  ;  peu  importait  que 
ses  interprètes  eussent  faussé  sa  parole.  Ceux  même  qui  pouvaient 
la  lire  y  trouvaient,  par  on  ne  sait  quel  mirage,  la  confirmation  de 
leur  attente.  Chez  les  simples,  nul  raisonnement  ne  prévaut  contre 
une  espérance,  titant  enfant,  vous  avez  joué  à  ce  jeu  :  on  introduit 
un  épi  de  blé  vert  dans  sa  manche,  et  quelque  mouvement  qu'on 
fasse  pour  le  rejeter,  on  n'arrive  qu'à  le  faire  remonter  plus  haut 
vers  l'épaule.  Ains>i  de  l'idée  barbelée,  fichée  dans  ces  têtes  gros- 
sières; dès  qu'on  y  touche,  fût-ce  pour  l'arracher,  on  l'enfonce 
plus  profondément  dans  le  cerveau.  Il  y  a  là  pour  le  psychologue 
un  curieux  exemple  de  la  puissance  de  l'idée  préconçue  qui  tourne 
à  son  profit  même  les  affirmations  contradictoires. 

Voici  une  longue  excursion,  dira  le  lecteur  qui  attend  Sutaïef  : 
mon  but  est  de  faire  connaître  les  couches  ignorées  du  peuple  russe 
et  comment  elles  sont  préparées  à  produire  certains  phénomènes.  Il 
nous  reste  encore  des  témoins  à  entendre  avant  de  faire  comparaître 
le  prévenu.  —  Sur  l'apparition  de  «  la  foi  nouvelle,  »  les  paysans 
restés  neutres  se  montrent  réservés;  ils  n'ont  que  du  bien  à  dire 
de  Sutaïef  et  de  ses  adhérens  :  «  Ce  sont  de  braves  gens  qui  ont 
seulement  le  tort  de  briser  les  images.  »  Parmi  le  monde  éclairé  et 
les  magistrats  du  district,  ceux  qui  ont  été  en  rapport  avec  le  nova- 
teur lui  rendent  un  témoignage  favorable.  D'autres  ne  connaissent 


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70  BEVUE   DES   DEUX    MONDES. 

la  secte  que  par  ouï-dire  et  lui  prodiguent  volontiers  les  accusations 
qu'une  église  établie  ne  ménage  guère  à  une  église  naissante. 

Le  voyageur  va  visiter  une  des  parties  capitales  dans  la  cause,  le 
prêtre  de  la  paroisse.  Il  nous  en  fait  un  portrait  que  je  ne  repro- 
duirai pas,  le  voulant  croire  un  peu  poussé  au  noir.  Ici,  naturelle- 
ment, Sutaïef  ne  trouve  pas  de  grâce.  Le  pasteur  sait  fort  peu  de 
choses  de  ses  ouailles  égarées;  s'il  y  a  des  brebis  galeuses  dans  le 
troupeau,  à.  quoi  bon  se  salir  les  mains  pour  étudier  leurs  maladies? 
D'ailleurs  les  idées  théologiques  fort  sommaires  du  pauvre  homme 
ne  lui  permettraient  pas  cette  étude.  A  tout  hasard,  il  qualifie  les 
dissidens  de  nihilistes  *7  il  serait  peut-être  embarrassé  de  dire  pour- 
quoi, mais  le  mot  est  bon,  pour  le  quart  d'heure,  il  assomme  l'ac- 
cusé et  le  charge  de  tous  les  crimes,  sans  l'admettre  à  la  réplique; 
c'est  comme  chez  nous,  quand  vous  avez  appelé  votre  adversaire 
clérical  :  cela  suffit,  on  sous-entend  toutes  les  noirceurs.  Sutaïef,  — 
retenons  cet  aveu,  —  était  l'un  des  paysans  les  plus  assidus,  les  plus 
exemplaires  à  l'église;  depuis  six  ans,  il  s'est  perverti  et  a  entraîné 
d'autres  malheureux  à  sa  suite  ;  cette  peste  a  contaminé  plusieurs 
villages,  Ghévélino,  Oudaltzovo,  Zapoliô.  Le  «  père  »  a  renoncé  à  les 
visiter;  quand  il  y  parait  avec  la  croix  et  les  images,  ces  rustres 
l'appellent  a  collecteur  d'impôts.  »  Pressé  par  lui  de  dire  pourquoi 
il  ne  venait  plus  à  l'église,  Sutaïef  a  répondu  :  «  Pourquoi  irais-je? 
j'ai  mon  église  en  moi.  »  Par  exemple,  on  a  reçu  ce  mécréant  de  la 
belle  manière,  quand  il  a  voulu  venir  prêcher  au  chef-lieu  de  la 
paroisse,  à  Yakonovo.  Comme  il  mangeait  du  porc  un  jour  de  grand 
carême,  les  paysans  l'ont  plongé  dans  la  rivière.  Ce  fut  une  drôle 
d'histoire  et  dont  on  rit  encore.  11  n'y  a  pas  de  danger  qu'il  y 
revienne.  —  Et  le  prêtre,  s'échauflant,  continue  sur  ce  ton  le  récit 
de  ses  différends  avec  le  sectaire,  de  leurs  controverses,  ou,  pour 
être  plus  exact,  des  raisons  échangées  entre  eux,  en  donnant  à  ce 
mot  certain  sens  peu  théologique.  Un  point  de  vue  domine  naïve- 
ment toute  sa  pensée;  les  novateurs  sont  damnables  parce  qu'ils  ont 
amoindri  sa  paroisse;  ce  sont  moins  des  âmes  qui  manquent  au 
compte  du  pasteur  que  des  têtes  à  celui  du  dlmier;  on  peut  avoir  sa 
façon  de  penser  sur  l'évangile,  mais  encore  faut-il  contribuer  au 
casuel.  Cette  préoccupation  du  temporel  s'allie,  dans  les  rangs  infé- 
rieurs du  clergé  russe  et  quelquefois  plus  haut,  aune  indifférence 
débonnaire  pour  l'erreur,  tant  que  celle-ci  s'astreint  aux  conve- 
nances mondaines  et  aux  obligations  pécuniaires.  Elle  a  un  excellent 
côté;  la  large  tolérance  particulière  à  cette  église  pour  la  liberté 
individuelle  de  l'esprit.  Ici  le  lecteur  va  peut-être  faire  un  geste  de 
mépris  et  traiter  de  simoniaque  le  pauvre  prêtre  de  Yakonovo.  Ce 
serait  une  grande  injustice.  Avant  de  condamner  cet  homme,  entrez 


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UN  SECTAIRE   BUSSE.  7Î 

dans  sa  conception*  refaites  par  la  pensée  l'éducation  et  le  milieu 
d'où  il  la  tire;  il  a  hérité  de  son  père  ou  de  son  beau-père  une  pro- 
fession, la  plus  respectable  de  toutes  assurément,  mais  pourtant  une 
profession,  qui  doit  le  faire  vivre,  lui,  sa  femme  et  ses  enfans;  il 
s'en  acquitte  avec  foi  et  avec  zèle,  luttant,  dans  de  dures  conditions, 
contre  la  misère  ;  mais  enfin  il  demande  que  cette  profession  le  fasse 
vivre,  et  comme  les  exigences  pratiques  prennent  communément  le 
dessus  sur  les  spéculations  idéales,  c'est  surtout  cela  qu'il  demande 
aux  chrétiens  dent  il  a  la  garde  (1).  Rien  là  que  de  régulier  et  d'hon- 
nête, étant  donnée  sa  conception  moyenne  du  sacerdoce,  rien  que 
de  naturel  dans  le  sentiment  qui  lui  (ait  voir  un  ennemi  dans  l'héré- 
tique, parce  que  cet  hérétique  fait  tort  à  la  profession.  Ah!  si  l'es- 
prit critique,  ce  large  courant  qui  a  passé  dans  nos  âmes,  détrui- 
sant beaucoup,  édifiant  peu,  les  emplissant  de  déchire  mens  et  de 
doutes ,  si  l'esprit  sagace  et  désolant  du  xix*  siècle  veut  se  faire 
pardonner,  qu'il  lègue  du  moins  à  l'avenir  le  bienfait  d'un  dogme  : 
le  devoir,  pour  tout  homme  qui  juge  un  de  ses  frères,  d'entrer  dans 
la  conception  du  prévenu,  de  lui  emprunter  son  regard  pour  mesu- 
rer son  action.  Puisse  ce  principe  pénétrer  nos  habitudes  intellec- 
tuelles pour  passer  de  là  dans  nos  habitudes  sociales,  dans  nos  codes 
criminels  réformés  par  lui  ! 

Je  rapporterai  les  conclusions  du  prêtre  de  Yakonovo,  telles  que 
les  reproduit  VL  Prougavine  :  elles  ont  leur  intérêt  : 

«  Cela  n'a  que  Févangile  à  la  bouche,  et  cela  sait  à  peine  lire.Cest  à 
faire  pitié!..  Oui,  il  faut  avouer  que  ces  livres  ne  font  pas  peu  de 
ravages  dans  le  peuple.  —  Quels  livres,  fls-je  avec  surprise?  —  Eh! 
ces  évangiles,  ces  éditions  à  bas  prix  du  Nouveau-Testament  en  langue 
russe.  Passe  si  seulement  ils  pouvaient  comprendre  ce  que  signifie  la 
parole  de  Dieu,  mais  non, ils  expliquent  tout  à  leur  façon;  au  pire,  ils 
comprennent  tout  de  travers...  Voilà  où  est  le  mal!  Aussi, quand  il  y  a 
moyen,  moi,  pauvre  pécheur,  je  leur  enlève  ces  livres.  «  Donne-moi  à 
lire,  que  je  fais,  je  n'avais  pas  vu  cela  !  »  J'en  ai  déjà  plus  de  quinze  et 
je  les  garde  :  comme  cela  il  y  aura  moins  de  gens  séduits.  Ah  !  cette 
secte  est  une  grande  calamité  et  elle  ne  disparaîtra  pas  ainsi...  Com- 
ment I  on  ne  fait  aucune  poursuite  contre  eux,  personne  ne  les  effraie 


(1)  n  y  a  quelques  jours,  passant  par  un  bourg  de  1,200  Âmes,  j'entrai  chez  le 
prêtre;  un  jeune  homme,  avec  une  femme,  une  belle-mère  et  cinq  enfans.  Je  lui 
demandai  ce  qu'il  touchait  ;  f  40  roubles  seulement  de  traitement  de  Pétat  (le  rouble 
mit  actuellement  %  fir.  50)  et  de  0  à  709  roables  de  easuel;  c'était  une  des  meilleures 
paroisse*  du  district.  Le  pauvre  homme  me  disait  :  «  L'année  dernière  a  été  bonne, 
il  y  a  eu  jusqu'à  18  mariages;  cette  année,  il  n'y  en  a  pas  eu  moitié  autant.  »  Il  ne 
se  rattrapera  pas  sur  les  enterremens,  qui  sont  de  maigre  rapport;  on  est  plus  pressé 
de  se  faire  marier  que  de  se  faire  enterrer. 


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72  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comme  il  faudrait!..  Ils  ont  beau  jeu  pour  divaguer!  Si  le  gouverne- 
ment ne  s'en  mêle  pas,  on  ne  l'extirpera  jamais.  —  Et  quelles  sont,  à 
votre  avis,  les  mesures  qu'il  faudrait  prendre  contre  cette  secte?  —  Le 
pouvoir  séculier  peut  en  unir  vite  avec  elle.  J'en  ai  écrit  à  Sa  Grandeur, 
et  on  me  répond  :  C'est  par  la  parole  de  Dieu,  par  la  persuasion  qu'il 
faut  agir. —  La  parole  de  Dieu,  c'est  bientôt  dit  à  ceux  qui  ignorent  les 
faits.  Essayez  dans  la  pratique,  vous  verrez  qu'avec  la  parole  de  Dieu 
vous  ne  gagnerez  rien  sur  ce  peuple...  On  a  réuni  le  conseil  canonique 
pour  une  admooiiion  :  Tarchiprêtre  est  venu  avec  son  clergé.  On  a 
amené  Sutaïef,  ses  proches,  d'autres  encore.  Qu'est-il  arrivé?  On  a 
disputé  trois  heures  avec  eux,  et  personne  ne  s'est  entendu.  Chacun  a 
tenu-  pour  son  idée.  Ils  sont  tous  arrivés  avec  des  livres,  des  évangiles, 
jusqu'aux  femmes  qui  criaient,  malheur!  L'archiprétre  les  a  admones- 
tés, ils  ne  Pécoutaient  pas  et  répondaient: — Nous  sommes  des  créatures 
nouvelles,  des  créatures  régénérées...  Nous  étions  dans  le  chemin  de 
l'erreur,  maintenant  nous  savons.  —  Je  me  suis  adressé  à  l'adjoint  de 
Yispravnik.  Pourquoi,  lui  ai-je  dit,  leur  permettez-vous  d'enterrer  sous 
leur  plancher?  Les  sutaïévites  enterrent  là  où  l'on  meurt,  dans  le  jardin, 
dans  l'isba,  sous  le  plancher.  On  a  envoyé  un  officier  de  police.  Il  est 
allé,  a  bu  le  thé  chez  Sutaïef,  a  reçu  dix  roubles  et  s'en  est  venu  faire 
son  rapport:  Cherché  le  cadavre...  rien  trouvé  de  suspect...  À-t-on 
idée  de  cela,  ne  pas  trouver  un  cadavre?  Ce  n'est  pas  une  aiguille  I 
Comment  le  maintient-on  en  fonctions,  cet  officier  de  police?  Pourquoi 
l'autorité  n'éclaircit-elle  pas  celte  affaire?  Qu'on  prenne  la  mère,  elle 
doit  savoir  où  son  enfant  est  enterré;  qu'on  la  prenne,  qu'on  la  jette 
en  prison,  qu'on  lui  donne  seulement  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim, 
n'ayez  pas  peur,  elle  parlera  !  Je  vous  l'aurais  fait  parler,  moi  !  Qu'on 
me  donne  le  pouvoir,  fût-ce  celui  d'un  commissaire  de  police,  je  trou- 
verai vite,  moi,  je  leur  en  remontrerai,  moi.  » 

Si  la  mémoire  de  l'écrivain  n'a  pas  altéré  la  pensée  de  son 
interlocuteur,  ce  langage  est  curieux.  C'est,  mot  pour  mot,  celui 
qui,  à  d'autres  époques  retentissait  en  Europe.  Il  est  curieux  ici, 
parce  que  ce  n'est  pas  une  doctrine  apprise,  chez  ce  prêtre  de  vil- 
lage, c'est  l'instinct  naturel,  inspirant  toujours  la  même  stratégie 
aux  hommes,  dans  des  situations  identiques  et  contre  les  mêmes  dan- 
gers. En  vain  l'expérience  a  prouvé  l'inefficacité  de  certaines  armes  :  le 
croyant  menacé  saute  tout  d'abord  sur  ces  armes,  ignorant  qu'elles 
se  retourneront  contre  lui.  — Mais  il  est  temps  d'introduire  l'homme 
qui  fait  tout  ce  bruit  dans  ce  petit  coin  du  monde.  M.  Prougavine, 
craignant  d'éveiller  la  défiance  du  sectaire,  avait  sagement  mené  ses 
approches;  il  n'avait  pas  paru  d'abord  à  Chévélino  et  s'était  lié  avec 
un  adepte  moins  en  vue  dans  un  village  voisin  :  celui-ci  lui  offrit  de 
lui  amener  Sutaïef  et  tint  sa  promesse. 


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UN   SECTAIRE   RUSSE.  73 


III. 


Notre  auteur  vit  entrer  un  petit  homme  malingre  de  cinquante- 
cinq  ans  environ;  le  portrait  qu'il  fait  reproduit  assez  exactement 
celui  que  nous  a  montré  M.  Riépine.  «  J'éprouvai,  avoue  M.  Prou- 
gavitie,  une  sorte  de  désenchantement,  comme  le  dépit  d'une  espé- 
rauce  trompée,  tant  cette  figure  était  ordinaire,  insignifiante;  dans 
tout  l'extérieur  de  cet  homme,  il  n'y  avait  rien  d'imposant,  rien 
qui  le  distinguât  des  milliers  d'autres  individus  ses  pareils  dont  se 
compose  la  masse  incolore  de  notre  peuple.  »  —  C'est  précisément 
le  trait  qui  doit  nous  frapper  :  Sutaïef  est  du  commun,  un  homme 
a  à  la  douzaine,  »  comme  dit  l'expression  russe;  ce  qu'il  fait, 
son  voisin  peut  le  faire.  —  Le  sectaire  entra  sans  se  signer,  man- 
quant ainsi  à  l'usage  invariable  des  paysaus.  Après  les  premières 
politesses,  on  s'assit  devant  le  samovar,  et  le  thé  fournit  un  biais 
pour  attaquer  la  question  religieuse.  M.  Prougavine  demanda  s'il 
était  vrai  que  les  sutaïévites  s'en  abstinssent,  à  l'exemple  de  quel- 
ques vieux  croyan«,  ainsi  que  de  l'eau-de-vie  et  de  la  viande  de  porc. 
—  c  Pourquoi  cela?  répondit  son  hôte  :  Dieu  a  tout  créé  pour  les 
besoins  de  l'homme  :  il  n'y  a  que  l'abus  de  condamnable  ;  tout  est  pur 
pour  celui  qui  est  pur.  Le  Sauveur  a  dit  :  Ce  n'est  pas  ce  qui  entre 
dans  la  bouche  qui  souille  l'homme,  mais  ce  qui  sort  de  la  bouche. 
Lis  dans  Mathieu,  ch.  xv,  v.  11 ,  et  Marc  et  Luc  disent  de  même...» 
Engagée  sur  ce  te-rain,  la  conversai  ion  ne  quitta  plus  les  matières 
théologiques,  et  M.  Prougavine  put  satisfaire  toute  sa  curiosité.  Il 
ne  rencontrait  chez  Sutaïet  aucune  des  défiantes  qu'il  craignait;  le 
sectaire  parlait  de  ses  idées  et  de  lui-même  avec  uue  sincérité, 
une  ouverture  de  c<eur  qui  ne  se  démentirent  jamais  par  la  suite, 
a  —  On  a  dit,  iusiuua-t-il,  que  tu  venais  pour  faire  une  enquête. 
Bah!  cela  m'est  indillérent.  Vieune  qui  Veut,  lût-ce  le  tsar,  je  les 
recevrai  tous,  je  pense  que  chacun  a  besoin  d'entendre  la  vérité.  » 
Le  visiteur  était  arrivé  à  septheuies  du  matin;  à  six  heures  du  soir, 
la  conférence  durait  encore,  au  grand  désespoir  de  la  maîtresse  du 
logis,  qui  se  lamentait  sur  la  soupe  froide  :  on  eut  dit  deux  puri- 
tains se  rencontrant  dans  une  taverne  au  temps  du  «lo venant,  et 
oubliant  de  manger  pour  se  combattre  à,  coups  de  Jt^xtes  bibliques. 
Durant  deux  semaines,  cet  eutretien  se  renouvela  presque  tous  les 
jours  à  (ihévéliuo,  où  notre  auteur  venait  trouver  sou  nouvel  ami. 
Ce  dernier  exposa  sa  doctrine  et  raconta  ses  tribulations,  sans 
ordre, au  hasard  de  la  causerie;  ne  pouvant  reproduire  ces  longues 
conversations,  je  les  résume  à  grands  traits,  en  regrettant  de  leur 
enlever  la  couleur  et  la  chaleur  de  l'accent. 

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74  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  novateur  se  plaint  de  ce  que  ses  adversaires  disent  par  déri- 
sion «  l'évangile  de  Sutaïef.  »  Il  faudrait  dire  simplement  :  l'évan- 
gile. Nous  ne  formons  pas  une  secte,  nous  voulons  simplement  être 
de  vrais  chrétiens.  Le  vrai  christianisme  est  dans  l'amour,  c'est  le 
Seigneur  qui  l'a  dit.  Là  où  est  l'amour,  Dieu  est  présent;  là  oà  il 
n'y  a  pas  d'amour,  il  n'y  a  pas  de  Dieu.  Toute  la  loi  tient  dans  ce 
seul  mot.  On  assure  qu'il  y  a  beaucoup  de  religions  différentes  sur 
la  terre,  jusqu'à  soixante-dix-sept,  et  qu'on  dispute  à  Moscou  sur 
ces  religions.  Enfantillage  !  Il  faudrait  réunir  toutes  ces  égKse9  et 
dire  aux  hommes  :  Il  n'y  a  qu'une  foi,  celle  de  l'amour;  à  quoi  bon 
disputer?  Nous  admettons  l' Ancien-Testament,  mais  l'évangile  est 
au-dessus  de  tout,  c'est  la  parole  de  Dieu;  il  faut  le  lire  et  l'appro- 
fondir. Il  m'est  arrivé  de  discuter  avec  de  vieux  croyans  sur  l'affaire 
des  anciens  et  des  nouveaux  livres.  Je  leur  disais  :  En  quoi  cela 
importe-t-il?  Prenez  les  nouveaux  livres  et  surtout  fahes-vous  une 
vie  nouvelle.  «  La  vie  nouvelle,  l'organisation  de  la  vie,  »  c'est  là  la 
pensée  fondamentale  de  Sutaïef.  Tout  doit  être  considéré  au  point 
de  vue  de  la  vie,  de  Futilité  et  du  bonheur  des  hommes.  L'esprit 
du  novateur  n'est  tourné  ni  vers  les  rigueurs  ascétiques  ni  vers  les 
aspirations  mystiques.  L'amour  signifie  pour  lui  la  charité  pratique 
envers  autrui.  De  là  son  peu  de  souci  des  observances  extérieures 
du  culte.  Il  n'a  pas  remarqué  qu'elles  rendissent  les  hommes  meil- 
leurs; le  temps  viendra  d'y  penser  quand  les  hommes  régénérés 
seront  en  état  de  connaître  la  vérité.  Et  comme  son  interlocuteur 
lui  renvoyait  la  question  de  Pilate  :  «  Qu'est-ce  que  la  vérité  ?  »  le 
paysan  répondit  sans  se  troubler  :  ce  La  vérité,  c'est  l'amour  dans  la 
vie  commune.  »  Sutaïef  tient  pour  inutiles  les  divers  sacremens, 
toujours  en  vertu  de  ce  raisonnement  qu'ils  ne  détournent  pas  les 
hommes  du  péché  et  n'ont  pas  été  efficaces  pour  leur  amélioration 
morale.  Relativement  au  clergé,  il  estime  que  les  prêtres  doivent 
être  des  guides  spirituels,  enseigner  le  bien  et  prêcher  d'exemple. 
Il  repousse  également  les  rites  du  mariage,  parce  qu'ils  consacrent 
actuellement  des  unions  fondées  sur  le  mensonge.  Interrogé  sur  les 
circonstances  du  mariage  de  sa  fille,  célébré  par  lui  seul  et  qui  a 
fait  grand  scandale,  Sutaïef  répondit  :  «  Le  fiancé  de  ma  fille  tra- 
vaillait à  Pétersbourg  ;  il  menait  mauvaise  vie  et  commençait  à 
boire.  Je  l'ai  exhorté,  je  l'ai  ramené  dans  le  droit  chemin  ;  j'ai 
recommandé  aux  jeunes  gens  de  suivre  la  loi  divine,  de  traiter  tous 
les  hommes  comme  des  frères  et  des  sœurs  ;  maintenant  il  vit  bien, 
dans  la  loi  chrétienne.  »  Les  sutaïévites  vénèrent  les  saints,  en  tant 
<jue  ceux-ci  ont  donné  de  bons  exemples  ;  mais  on  ne  doit  pas  leur 
adresser  de  prières,  il  ne  faut  prier  que  Dieu.  U  n'y  a  ni  anges  ni 
diables  ;  personne  n'a  jamais  vu  d'esprits  avec  des  cornes  ou  des 
ailes.  En  général,  la  secte  est  fort  indifférente  à  toutes  les  supersti- 

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UN   SECTAIRE   RUSSE.  75 

tions  populaires,  revenans,  esprits  des  bois  et  des  eaux.  Ils  ne  vont 
pas  à  l'église  pour  plusieurs  motifs  ;  d'abord  et  surtout  par  suite  de 
leur  raisonnement  fondamental  que  cela  est  inutile,  puisque  les 
hommes  n'en  reviennent  pas  meilleurs;  parce  qu'on  y  fait  commerce 
des  choses  divines,  qu'on  y  paie  pour  tout  :  vente  de  ceci  et  de  cela, 
quête  pour  ceci  et  pour  cela,  pour  tel  monastère,  pour  tel  saint; 
est-ce  que  par  hasard  il  meurt  de  faim,  ce  saint?  Enfin  on  y  adore 
des  idoles,  les  «  images,  »  ce  qui  va  directement  contre  le  pré- 
cepte de  Dieu,  et  on  y  parle  une  langue  inaccessible  au  peuple, 
«  j'ai  demandé  une  fois  en  sortant  ce  que  le  prêtre  avait  récité  : 
personne  ne  put  me  répondre.  »  Du  reste,  les  sutaïévites  ne  voient 
pas,  comme  les  vieux  croyans,  un  péché  dans  le  fait  de  fréquenter 
^église  :  c'est  une  action  indifférente.  Ils  n'admettent  pas  les  reli- 
ques, car  l'évangile  est  muet  sur  ce  chapitre;  ils  ont  supprimé  le 
signe  de  croix  comme  toutes  les  autres  observances.  Enfin  leur 
éloignement  des  cérémonies  et  du  ministère  ecclésiastique  va  jus- 
qu'à leur  faire  enterrer  les  morts  sans  aucun  rite,  en  n'importe 
quel  lieu.  Toute  terre  est  sainte,  toute  terre  est  bénie  par  Dieu, 
aussi  bien  dans  le  jardin  que  dans  le  cimetière.  Sutaïef  se  rendit 
d'ailleurs  à  l'observation  de  M.  Prougavine,  qu'il  était  dangereux 
d'ensevelir  sous  le  plancher,  comme  on  lui  reprochait  de  l'avoir 
fait;  mais  il  y  avait  été  contraint  par  la  nécessité  d'agir  en  secret. 
Tout  cela  ne  constitue  pas  assurément  un  corps  de  doctrine  ;  on 
s'étonnerait  à  bon  droit  de  rencontrer  chez  ces  paysans  rien  qui  y 
ressemblât.  La  secte,  qui  en  est  encore  à  sa  période  d'élaboration, 
n'arrivera  à  fixer  sa  doctrine  qu'en  déviant  du  pur  rationalisme  d'où 
elle  est  née.  Aujourd'hui,  l'interprétation  individuelle  et  sans  res- 
triction de  l'évangile  est  sa  seule  loi.  On  entend  parfois  Sutaïef  ser- 
monner un  paysan  rencontré  sur  la  route  :  «  Pourquoi  brûles-tu  des 
cierges?  Explique,  si  tu  peux,  l'utilité  de  l'encens.  Pourquoi  toutes 
tos  pratiques  à  l'église?  —  Parce  que  nos  pères  ont  fait  ainsi  ;  il  faut 
croire  comme  eux.  —  Alors,  frère,  si  mon  père  tombe  dans  une 
fosse,  je  dois  y  tomber  après  lui?  »  Et  les  moujiks  devisent,  conti- 
nuant la  vieille  dispute  insoluble  du  traditionnel  et  du  rationaliste. 
Beaucoup  de  questions  restent  incertaines  dans  l'esprit  de  Sutaïef; 
son  pauvre  cerveau  inculte  dépense  un  travail  formidable  pour  les 
éclaircir.  Il  les  rapporte  toutes  à  l'évangile,  s' aidant  quelquefois 
en  outre  des  écrits  du  bienheureux  Tichon  Zadoasky  (1).  Il  recon- 
naît une  certaine  autorité  à  ce  docteur,  probablement  parce  que 
c'est  le  seul  livre  théologique  venu  à  sa  connaissance  en  dehors  de 

(1)  C'est  le  dernier  en  date  des  saints  russes,  un  ôvèque  de  Voronèje,  mort  à  la  fin 
du  siècle  dernier  et  canonisé  dans  le  notre  $  ses  écrits  édifians  sont  très  répandus 
dans  le  peuple. 

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76  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

la  Bible.  Les  mystères  de  l'Apocalypse  l'attirent,  comme  tous  les 
réformateurs.  Lui  aussi,  il  a  cherché  l'exp'icaiion  du  chiffre  de  la 
Bête  et  n'a  pas  été  plus  heureux  que  ses  devanciers.  Il  s'informe 
avidement  des  solutions  que  donnent  de  telle  ou  telle  difficulté  «  ceux 
qui  expliquent  à  Moscou.  »  Sur  la  vie  future,  il  est  très  réservé,  et 
les  positivistes  ne  désavoueraient  pas  son  langage.  Il  croit  que  le 
royaume  du  ciel  doit  être  réalisé  sur  cette  terre.  «  Il  faut  que  le 
règne  arrive  sur  la  terre  par  la  justice  et  l'amour.  Ce  qui  sera  là, 
—  et  il  montre  le  firmament;  —  je  l'ignore,  je  n'ai  pas  été  dans  ce 
monde  ;  là,  peut-être  n'y  a-t-il  que  ténèbres.  »  —  «  Souvent  le  soir, 
raconte  M.  Prougavine,  las  de  nos  discussions  prolongées,  Sutaïef 
s'asseyait  devant  sa  fenêtre;  tout  pensif,  il  regardait  les  champs  et 
me  disait  avec  un  sentiment  inexprimable  dans  la  voix  :  «  Ah  !  si 
quelqu'un  m'enseignait  en  quoi  je  me  trompe,  en  quoi  je  m'éloigne 
de  la  vérité,  je  servirais  cet  homme  jusqu'à  la  mort...  Vrai,  je  ne  sais 
pas  ce  que  je  ne  lui  donnerais  pas...  »  Vous  l'entendez,  dans  cette 
isba,  le  vieux  cri  déchirant  de  l'humanité.  Nulle  part  aujourd'hui  il 
ne  retentit  plus  fréquent  et  plus  suppliant  que  dans  ce  peuple  russe, 
si  justement  appelé  par  un  de  ses  grands  écrivains  «  un  vagabond 
moral.  »  Dernièrement,  à  Saint-Pétersbourg,  deux  jeunes  gens  con- 
venablement mis,  des  commis  de  magasin,  semblait-il,  se  présen- 
tèrent à  l'une  des  assemblées  religieuses  dites  redstokùtes,  —  j'au- 
rai plus  loin  l'occasion  d'expliquer  ce  mot,  —  et  s'adressant,  du 
ton  dont  le  mendiant  de  la  rue  implore  du  pain,  à  l'inconnu  qui 
parlait,  ils  lui  dirent  avec  la  même  angoisse:  «  Faites- moi  croire  1 
faites-moi  croire!  »  Dans  l'ombre,  ils  sont  peut-être  des  milliers 
qui  ont  cette  sainte  et  terrible  soif,  qui  cherchent  et  s'écrient,  comme 
Luther  à  la  Wartbourg  :  «  Qu'est-ce  que  la  justice  et  comment 
l'aurai-je?  »  C'est  à  bon  droit  que  M.  Prougavine  intitule  ses  articles: 
a  Ceux  qui  ont  faim  et  soif  de  vérité.  »  Vérité,  justice,  car  le  mot 
russe  pravda  a  les  deux  acceptions,  ou  pour  mieux  dire  il  implique 
les  deux  idées  en  une  seule  indivisible. 

Partis  à  la  recherche  de  la  justice,  on  devine  où  arrivent  ces 
pauvres  ignorans  :  au  communisme,  au  rêve  confus  d'une  commu- 
nauté paysanne  qui  aurait  pour  charte  les  Actes  des  apôtres.  Quand 
Sutaïef  passe  de  sa  doctrine  théologique  aux  doctrines  sociales  qui 
en  découlent,  on  croirait  entendre  parler  un  de  ses  ancêtres  directs, 
patarin  ou  anabaptiste.  Le  grand  péché  des  hommes,  c'est  la  divi- 
sion du  sol,  l'appropriation  individuelle,  en  un  mot.  Parfois  Sutaïef 
montre  les  champs  environnans  avec  un  geste  d'indignation,  en 
comptant  les  bornes  et  les  limites.  Paysan,  il  est  avant  tout  frappé 
par  les  vices  paysans,  le  vol  et  la  tromperie  ;  c'est  pour  les  suppri- 
mer qu'il  veut  supprimer  la  propriété.  La  même  pétition  de  prin- 
cipes qui  lui  a  fait  condamner  l'église,  parce  que  ceux  qui  la  frê- 

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UN  SECTAIRE   RUSSE.  77 

quentent  sont  mécbans,  lui  fait  condamner  la  propriété  et  ses 
garanties  parce  qu'elles  n'empêchent  pas  le  vol.  «  Quand  on  sera 
organisé,  »  il  n'y  aura  plus  qu'un  seul  bien,  un  seul  gardien,  un 
seul  cœur.  On  ne  verra  plus  ce  scandale,  les  grosses  et  les  petites 
parts,  les  milliers  d'arpens  des  seigneurs.  Nous  touchons  à  la  ques- 
tion brûlante;  il  n'y  a  pas  d'héshation  dans  l'esprit  du  sectaire,  les 
seigneurs  doivent  «  rendre  »  la  terre,  «  chacun  doit  travailler  en 
commun,  à  la  sueur  de  son  front.  »  S'il  avait  un  peu  plus  de  cul- 
ture, il  ajouterait  :  A  chacun  selon  sa  capacité,  à  chaque  capacité 
selon  ses  œuvres;  il  n'y  aurait  plus  de  nuances  entre  le  moujik  de 
Tver  et  les  savans  hommes  que  notre  siècle  a  vus  fascinés  par  les 
mêmes  illusions.  Tout  cela  n'est  pas  neuf  :  ce  qui  est  intéressant, 
c'est  le  mobile  unique  de  cette  âme  honnête  dans  ses  divagations. 
Nulle  convoitise  chez  Sutaïef,  nulle  aigreur,  à  peine  le  désir  d'une 
répartition  plus  équitable;  ce  qu'il  poursuit,  c'est  la  disparition  du 
mal  moral,  engendré  dans  son  idée  par  les  conditions  actuelles  de 
la  vie,  c'est  le  rétablissement  de  «  l'amour,  »  inconciliable  avec  ces 
divisions,  ces  précautions  monstrueuses  entre  frères.  Nulle  menace 
non  plus,  nul  appel  à  la  force;  une  confiance  invincible  dans  le  pro- 
sélytisme, dans  la  puissance  de  la  vérité.  Quand  ses  interlocuteurs 
lui  opposent  l'objection  trop  prévue  :  «  Et  s'ils  ne  veulent  pas 
rendre  la  terre?  »  Sutaïef  répond  avec  assurance  :  «  On  les  convain- 
cra, ils  verront  qu'ils  vivent  dans  le  mensonge;  d'ailleurs  on  ne  force 
personne  dans  le  royaume  de  Dieu  :  ceux  qui  voudront  rester  dans 
l'esclavage  du  péché  seront  exclus  de  la  communauté.  »  N'oublions 
pas  que  certaines  chimères,  qui  pour  nous  planent  dans  l'absurde, 
redescendent  dans  le  domaine  du  possible  en  ce  milieu  où  se  meut 
le  paysan  russe;  l'idéal  de  Sutaïef  est  à  demi  réalisé  autour  de  lui; 
il  vit  dans  une  communauté  légale,  fondée  sur  la  propriété  collec- 
tive de  la  terre;  on  a  d'un  trait  de  plume  exproprié  les  seigneurs  à 
son  profit  il  y  a  vingt  ans,  et  rien  ne  lui  défend  d'espérer  le  com- 
plément d'une  opération  aussi  simple.  La  théorie  s'achève  avec  les 
conséquences  attendues  :  pas  d'usure,  pas  de  commerce,  pas  d'ar- 
gent, pas  de  juges  dans  le  futur  paradis  terrestre.  Knfin  plus  de 
guerre  et  plus  de  soldats  ;  Turcs,  Tatars,  juifs,  les  hommes  de  toutes 
communions  et  de  toutes  langues  sont  frères,  fils  du  Père  celas  te. 
«  Et  si  le  Turc  veut  s'emparer  de  nous?  objecte  un  politique  du  vil- 
lage. —  11  ne  s'emparera  de  nous  que  si  l'amour  nous  fait  défaut. 
Nous  irons,  nous  parlerons,  nous  combattrons  avec  le  glaive  spiri- 
tuel. »  Hélas  I  une  fois  déjà  le  «  glaive  spirituel  »  s'est  heurté  à 
l'épée  de  fer  de  la  loi.  Le  plus  jeune  fils  de  Sutaïef  a  dû  partir  pour 
le  service;  ce  néophyte  s'est  présenté  au  commandant  de  recrute- 
ment, armé  des  textes  de  l'évangile  :  fort  de  leur  évidence,  il  a  refusé 
de  prêter  le  serment  et  de  prendre  un  fusil  à  l'exercice;  à  toutes 

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78  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

les  menaces  du  colonel  il  répondait  par  l'offre  d'une  controverse  .en 
règle.  Le  brave  saldat,  peu  ferré  sur  cette  partie,  opposait  aux 
textes  de  saint  Mathieu  les  textes  du  code  militaire  et  jurait  contre 
l'obstiné;  il  finit  par  le  jeter  au  cachot. Le  réfractaire  refusa  toute 
nourriture  ;  le  troisième  jour,  H  fallut  bien  le  relâcher.  «  Je  ne 
savais  plus  que  faire,  racontait  à  M.  Prougavine  cet  officier,  et 
cependant,  voyez-vous  une  compagnie  d'infanterie  armée  de  glaives 
spirituels?  Rien  n'a  pu  vaincre  ce  fanatique;  ona  dâ  l'interner  dans 
une  compagnie  de  discipline  à  Schlùsselbourg.  »  H  y  est  toujours; 
Sutaïef  ne  sait  rien  de  ce  fils  ;  quand  il  parle  de  Lui,  il  a  dans  la  voix 
un  accent  particulier  fait  de  douleur  pateraelle-etd  orgueil  d'apôtre  : 
c'est  le  premier  martyr  de  la  nouvelle  fou 

Que  pense  le  novateur  de  l'état?  Sans  doute  &  n'aperçoit  pas  le 
faite  et  les  grands  rouages  de  l'énorme  machine,  construite  au-des- 
sus de  lui,  hors4e  portée  de  sa  vue  ;  il  n'en  connaît  que  les  «dessous, 
les  petits  ressorts  qui  le  blessent  directement  et  qui  pèsent  6ur  lui 
de  tout  le  poids  de  la  lourde  masse  qu'ils  supportent  eux-mêmes. 
Quand  il  parle  des  juges,  il  ne  conçoit  que  son  tribunal  paysan  ;  le 
pouvoir,  pour  lui,  c'est  le  star  china,  son  maire  de  village,  Yisprav- 
nik,  son  chef  de  district,  les  officiers  de  la  police  rurale.  11  leur 
applique  son  infaillible  règle  évaagélique  et  reaule  épouvanté.  Il  a 
sa  politique  :  lui  aussi  pourrait  l'intituler  ea  toute  vérité  la  Poli- 
tique tirée  de  C Écriture  sainte;  ses  prémiaees  sont  exactement  les 
mêmes  que  celles  de  Bossuet;  seulement  il  les  suit  jusqu'au  bout 
de  la  logique,  tandis  que  le  génie  du  bon  sens  6e  dérobe  à  elle.  Plus 
on  mesure  les  idées  pures  sur  les  phénomènes  de  la  vie,  plus  on  se 
convainc  que  la  raison  nous  a  été  donnée  pour  résister  à  la  logique. 
Celle  de  Sutaïef  laisserait  peu  de  sociétés  sur  pied;  d'après  lui*il  y 
a  «  de  bons  et  de  mauvais  pouvoirs,  »  et  je  crains  fort  que  les  bons  ne 
soient  introuvables,  car  les  mauvais  sont  tous  oeux  qui  demandent  des 
impôts  et  des  recrues,  font  la  guerre  etjmettentdes  hûmmes<en  prison. 
Ceci  est  la  théorie  abstraite,  bâtie  sur  l'interprétation  littérale  de 
quelques  textes  ;  ajoutez-y  l'expérience  pratique  des  petites  injustices, 
des  petites  exactions  de  chaque  jour,  et  vou6  comprendrea  ce  que 
doivent  être  les  anatbèmes  de  Sutaïef  «outre  la  société  où  il  vit.  11 
n'y  a  rien  de  plus  terrible  qu'an  raisonnement  absolu  corroboré  par 
une  souffrance  personnelle.  Il  a  fallu  bien  des  épreuves  et  un  for- 
midable travail  d'émancipation  dans  oe  cerveau  pour  y  ébranler  une 
notion  d'obéissance  passive  doublement  enracinée  :  par  l'instinct  du 
paysan  russe,  par  la  foi  dans  l'évangile  qui  ordonne  la  soumission 
politique.  En  faisant  effort  pour  concilier  ce  précepte  avec  ceux  qui 
condamnent  l'injustice,  Sutaïef  a  inventé  sa  théorie  des  bons  et  «des 
mauvais  pouvoirs  ;  il  est  arrivé  à  un  compromis  bien  familier  au 
peuple  russe  :  le  mauvais  pouvoir,  c'est  «  l'autorité,  »  c'estrindire 

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,UM  SECTAOE  RUSSE*  70 

les  agens  eu  gouvernement  ;  le  boa  pouvoir,  ce  doit  être  le  tsar. 
Sur  ce  point,  le  respect  inné  persiste.  M.  Prougavine  a  multiplié  les 
questions  pour  savoir  »  Sutaïef  s'était  trouvé  en  contact  avec  quelque 
suppôt  de  la  propagande  révolutionnaire  ;  il  a  acquis  la  conviction 
qu'aucune  insinuation  de  cette  sature  n'avait  agi  surK esprit  du  nova* 
teur.  Celui-ci  a  vaguement  entendu  dire  qu'il  y  a  des  nihilistes,  des 
gens  qui  racontent  :  Il  ne  nous  faut  pas  de  tsar.  «  Pourquoi?  Le  tsar 
ne  nous  a  fait  aucun  mal.  On  doit  prier  pour  lui.  »  Sutaïef  résume 
ainsi  son  Credo  politique  :  «  Nous  devons  respecter  le  pouvoir 
suprême,  et  le  pouvoir  suprême  doit  prendre  souci  de  nous,  du 
peuple.  Si  le  pouvoir  ne  s'occupe  pas  du  peuple,  mon  devoir  est 
de  l'avertir  à  ce  sujet.  »  C'est  à  peu  de  choses  près  la  formule  pro- 
posée par  les  pubiicistes  les  ptas  considérables  de  l'école  slavo- 
pfaile.  Chez  nous  aussi,  M.  Prodhoime  parle  volontiers  «  d'avertir 
fe  pouvoir;  •  mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  les  mêmes  mots  recou- 
vrent ici  deux  conceptions  fort  différentes,  séparées  par  toute  la 
distance  qu'il  y  a  de  l'esprit  patriarcal  à  l'esprit  révolutionnaire. 
Quand  M*  Prudfaomme  «  avertit  le  pouvoir,  »  H  entend  contrôler, 
inquiéter  et  renverser,  s'il  y  a  moyen,  le  gouvernement  dont  il  jouit. 
Au  contraire,  le  Russe  croit  remplir  un  devoir  moral  envers  soi- 
même  et  envers  son  souverain  ;  ce  devoir  accompli,  il  se  lave  les 
mains  de  ce  qui  arrivera  et  laisse  Dieu  juge  des  actes  du  maître. 
C'est  le  sentiment  qui  poussait  les  prophètes  bibliques  dans  le  palais 
des  rois  de  Juda,  qui,  aujourd'hui  encore  en  Orient,  conduit  au  divan 
du  khalife  un  uléma,  un  humble  derviche,  porteurs  des  remontrances 
divines.  En  Russie,  la  masse  du  peuple  et  bien  des  philosophes  rédui- 
sent l'action  politique  du  sujet  à  cette  protestation  morale  :  le  gros 
de  la  nation  ne  comprendrait  pas  notre  théorie  du  contrôle,  et  des 
esprits  très  distingués  m'ont  affirmé  ne  pas  la  comprendre  davan- 
tage. Quand  M.  Àksakof,  le  chef  de  l'école  nationale,  écrit  ses  élo- 
qnens  arttdea  dans  les  feuilles  de  Moscou,  il  pense  et  parle  exac- 
tement comme  Nathan  ou  Élie,  députés  par  Dieu  au  pied  du  trône 
de  David  ou  tfichab.  Sutaïef  ferait  de  même  à  l'occasion;  écoutez 
plutôt  ce  qu'il  raconta  un  jour  à  M.  Prougavine  :  «  Je  pensais,  je 
pensais  à  tout  ce  nal...  Une  idée  m'est  venue  :  allons  au  tsar! 
J'irai,  je  lui  écrirai  une  supplique,  —  je  trouver»  bien  quelqu'un 
pour  me  l'écrire*  —  je  mettrai  ma  supplique  dans  mon  évangile 
et  je  la  lui  remettrai  comme  cela,  Je  voulais  écrire  comment  on 
méprise  la  parole  de  Dieu,  comment  ni  l'autorité,  ni  les  paysans  ne 
lui  obéissent,  comment  le  peuple  est  accablé  de  charges  et  de  vexa- 
tions... J'y  ai  repensé,  j'ai  quitté  le  village,  je  suis  allé  à  Piter. 
Qu'est-ce  que  tn  crois?  On  ne  m'a  pas  laissé  approcher  du  tsar!  on 
ne  mfa  paa  laissé  approcher!  Je  voulais  trouver  quelque  autre 


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80  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

moyen,  mais  le  courage  m'a  manqué.  Oui,  c'est  le  courage  qui 
manque...  » 

C'est  fou  et  c'est  superbe.  Quel  pays,  celui  qui  garde  dans  ses 
vastes  réservoirs  des  sources  pareilles  de  foi  et  de  volonté!  et  qu'il 
faut  lui  souhaiter  l'homme  de  haute  science  et  de  bon  cœur  qui 
comprendra  ces  forces  élémentaires,  les  maniera  avec  intelligence 
et  pitié,  les  conduira  résolument  à  l'idéal  nouveau  vers  lequel  elles 
gravitent  1 


IV. 


J'ai  exposé  rapidement  le  système  religieux  et  social  de  ce  pauvre 
paysan,  système  tel  que  pouvait  le  faire  une  pensée  primaire  tour- 
nant désespérément  sur  elle-même;  il  n'est  ni  neuf,  ni  original,  ni 
pratique  ;  l'intérêt  n'est  pas  là.  J'ai  hâte  d'arriver  à  ce  qui  nous 
intéresse,  l'histoire  morale  de  cet  homme,  les  accidens  de  la  vie  ou 
le  travail  intérieur  qui  ont  donné  ce  tour  particulier  à  sa  pensée. 
Cette  histoire  morale,  il  l'a  racontée  involontairement,  à  bâtons 
rompus,  dans  ses  longs  entretiens  avec  M.  Prougavine.  Justement 
curieux  de  constater  avant  tout  la  spontanéité  du  cas  de  Sutaïef, 
notre  auteur  Ta  pressé  d'interrogations,  toujours  satisfaites  avec 
une  parfaite  sincérité.  M.  Prougavine  dit  être  certain,  —  retenons 
bien  ce  point,  —  que  le  sectaire  n'a  subi  aucune  influence  exté- 
rieure, qu'il  est  le  fils  de  ses  propres  méditations. 

Quand  il  se  maria,  il  y  a  vingt  ans,  Sutaïef  était  illettré.  À  cette 
époque,  il  allait,  durant  les  hivers,  travailler  à  Saint-Pétersbourg 
comme  tailleur  de  pierres.  Beaucoup  de  paysans  du  village  de  Ché- 
vélino  se  lèguent  de  père  en  fils  ce  métier;  l'été,  ils  cultivent  leur 
maigre  lot  de  terre  ;  comme  le  produit  ne  suffit  pas  à  nourrir  la 
famille  et  à  satisfaire  le  collecteur  de  l'impôt,  ils  s'expatrient  à  l'au- 
tomne et  vont  se  louer  dans  la  capitale  aux  chantiers  de  construc- 
tion, aux  ateliers  de  marbriers.  C'est  dans  un  de  ceux-ci  que  tra- 
vaillait Sutaïef.  Habile  à  cette  besogne,  il  gagnait  de  bons  salaires. 
Cependant,  il  voyait  le  monde  en  noir;  ce  monde  n'était  pas  con- 
struit comme  il  eût  voulu,  tout  ce  qu'il  en  connaissait  heurtait  sa 
droiture  naturelle.  Le  prêtre  de  sa  paroisse  nous  a  dit  quel  chré- 
tien fervent  c'était  jadis  ;  des  scrupules  religieux  épouvantaient  sa 
conscience,  il  se  disait  que  tout  était  péché  dans  la  vie.  Il  parla  de 
ses  peines  à  un  ecclésiastique  de  Saint-Pétersbourg,  qui  lui  con- 
seilla de  lire  l'évangile  pour  se  fortifier.  Cette  idée  lui  était  bien 
venue  que  la  parole  de  Dieu  devait  expliquer  tant  de  choses  qui  lui 
semblaient  obscures;  mais  il  était  illettré  !  N'importe!  il  entra  à  la 


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UN  SECTAIRE  RUSSE.  81 

librairie  du  synode,  acheta  un  alphabet,  une  Bible  en  langue  vul- 
gaire, et  sur  ce  texte,  il  s'apprit  à  lire  :  au  prix  de  quel  labeur,  on 
le  devine.  Quai  d  il  put  comprendre  lévangile,  il  s  absorba  dans 
cette  lecture.  Alors  se  fit  dans  cet  esprit  l'opération  inévitable.  Un 
monde  nouveau,  inconnu  et  rêvé  pourtant,  naissait  devant  ses  yeux 
éblouis,  condamnation  vivante  de  l'autre,  du  monde  réel;  tous  les 
troubles  antérieurs  étaient  justifiés,  les  vagues  dégoûts  de  la  con- 
science prenaient  corps  et  se  légitimaient,  appuyés  sur  l'autorité 
du  livre;  l'esprit  tourmenté  du  besoin  de  critique  avait  trouvé  un 
instrument  de  critique  infaillible  :  il  l'appliqua  à  tout,  rien  ne 
résista,  «  J'achetai  un  évangile,  je  me  mis  à  lire,  je  m'y  enfonçais, 
je  m'y  enfonçais...  Je  trouvais  le  mensonge  dans  l'église,  le  men- 
songe autour  de  moi,  dans  tout  le  mensonge...  Je  me  mis  à  cher- 
cher la  vraie  foi...  J'ai  cherché  longtemps!  »  Le  travail  de  destruc- 
tion suit  sa  progression  forcée  :  impitoyablement  logique  pour 
lui-même,  l'homme  rejette  peu  à  peu  de  .-a  vie  tout  ce  que  son  cri- 
térium condamne.  C'est  d'abord  le  commerce,  où  il  n'a  vu  que 
fraude  et  vol;  son  patron  surfait  la  marchandise,  vend  pour  bonnes 
des  pierres  avec  des  pailles;  chacun  dans  sa  partie,  tous  les  com- 
merçans  du  quartier  font  de  même  ;  tous  ne  pensent  qu'à  amasser 
un  capital,  à  lui  faire  porter  des  intérêts,  or  «  il  ne  faut  pas  de 
capital,  d'intérêts.  »  Le  commerce  est  jugé  :  Sutaïef  l'abandonne  et 
revient  au  village.  Ce  qu'il  ne  dit  pas  et  ce  qu'on  a  su  d'ailleurs, 
c'est  l'emploi  de  ses  économies;  il  avait  mis  de  côté  1,500  roubles, 
plus  de  4,000  francs,  et  des  billets  à  ordre  pour  d'autres  sommes; 
les  billets  lurent  déchirés  et  l'argent  distribué  aux  pauvres.  Je 
recommande  cette  logique  à  nos  communistes  de  club.  Au  village, 
il  ne  trouva  guère  plus  d'èdilication;  les  paysans  sont  aussi  voleurs 
que  les  marchands,  ivrognes  et  querelleurs  en  plus;  1  église  et  son 
pasteur  ne  répondent  pas  à  l'idéal  evaugôhque.  Alors  lui  remontent 
à  l'esprit  une  loule  de  souvenirs  d'autrelois,  les  triâtes  exemples 
qui  l'étounaient  jadis,  qui  l'indignent  aujourd'hui  :  des  prêtres  vus 
en  état  d'ivresse,  d'autres  qui  mettent  les  sacremens  à  l'encan. 

Un  jour,  il  avait  porté  à  l'église  son  petit  enlant  qui  venait  de 
mourir;  le  prêtre  demande  50  kopeks  pour  l'enterrer;  Sutaïef  n'en 
peut  donner  que  trente  ;  on  uiarchaude  sur  le  corps  du  petit  :  le 
prêtre  ne  cède  pas;  le  père,  révolté,  se  dit  qu'uue  bénédiction  ache- 
tée ainsi  ne  peut  pas  ouvrir  les  cieux,  qu  elle  ebt  inutile,  il  remporte 
son  enlant  et  l'enterre  la  nuit,  sous  le  ,>laucher,  sans  bénédiction. 
Une  autre  fois,  Sutaïef  voit  le  prêtre  entrer  dans  la  maison  avec  la 
croix,  réclamant  pour  le  baptême  d'uti  enlant  nouveau-né.  Le  nova- 
teur ureud  son  évangile  pour  prouver  que  le  bapieme  doit  êire  admi- 
nistré aux  adultes,  suivant  l'exemple  du  Christ;  il  veut  discuter;  le 

ion  lt.  —  1883.  6 


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82  REVUE  DES   MUX  MONDES. 

prêtre  l'interrompt  avec  des  injures,  saisit  le  livre  sacré  et  le  jette 
par  terre,  sous  la  porte.».  «  L'épouvante  me  prit...  la  parole  de 
Dieu  !  quel  péché  !  N'est-ce  pas,  lui  disais-je,  le  même  livre  que  Vm 
baises  sur  ton  autel,  parce  qu'il  est  là  dans  l'or  et  le  velours  ?»  — 
De  ce  jour,  le  prêtre  lui  fut  un  objet  de  scandale,  il  déserta  l'église, 
cessa  de  porter  une  croix  au  cou,  brisa,  les  images  cbea  lui  ;  il  ne 
fit  pas  baptiser  ses  enfans,  puisque  le  baptême  ne  rend  pas  les 
hommes  meilleurs...  Ainsi  de  suite  pour  toutes  les  autres  obser- 
vances; le  raisonnement,  une  fais  lancé,  les  fauche  avec  la  même 
rigueur,  l'action  suit  le  raisonnement,  les  obligations  civiles  y  pas- 
sent après  les  obligations  religieuses.  Celles-là  soat  de  moins  bonce 
composition  :  sur  ce  terrain,  on  rencontre  une  logique  adverse,, 
celle  de  la  police.  Nous  avons  vu  la  nouvelle  foi  aux  prises  avec  le 
commandant  de  recrutement,  qui  refusait  de  comprendre  lés  pré- 
ceptes :  Tu  ne  jureras  pas;  tu  ne  tueras  pas.  Tous  te&agens  de  l'au- 
torité sont  aussi  insensibles.  Voici  le  êiarchina^pêr  exemple,  qui  vient 
percevoir  l'impôt;  sa  tâche  n'est  pas  facile  chez  Svtaïef  ;  te  sectaire 
le  reçoit  l'évangile  ea  maio  et  l'accable  de  textes  démontrant  Fm- 
justice  de  telle  contribution;  l'autre  répond  en  substance  :  Il  mefaut 
de  l'argent  et  non  pas  des  raisons»  Après  une  discussion  sans  issue, 
le  starchina  entre  à  l'étable  et  emmène  une  vache  ou  un  cheval  pour 
être  vendus  par  autorité  de  justice.  Cité  devant  le  tribunal,  le  nova- 
teur se  rend  à  l'audience;  toujours  muni  de  son  évangile,  il  plaide 
sur  le  code  divin  contre  les  codes  de  ce  bas  monde  et  s'entend  con- 
damner. Chaque  année,  cette  scène  se  renouvelle,  on  a  saisi  tout  le 
bétail  de  l'obstiné.  Il  a  déjà  tâté  de  toutes  les  justices,  religieuse, 
civile,  militaire;  il  ne  demande  qu'à  y  retourner;  comme  ton»  le? 
sectaires,  il  &  l'amour  de  la  controverse  publique,  la  foi  naïve  que 
ses  argumens  finiront  par  convaincre  ses  adversaires.  Aucune  décep- 
tion ne  la  rebute,  cette  foi  robuste!  Sutaïef  ne  cesse  de  reprocher  k 
ses  voisins  leur  égoïsme,  leur  rapacité,  leur  attachement  aux  biens 
terrestres  ;  surtout  les  clôtures  et  les  serrures  lui  paraissent  des  pré- 
cautions honteuses  entre  chrétiens;  il  a  bravement  pcôché  d'exemple, 
laissant  ouvertes  sa  grange  et  sa  maison.  Tous  les  garnemens  du 
pays  sont  venus  lui  voler  son  blé  ;  il  les  regarde  faire  et  n'en  démord1 
pas.  —  Il  y  a  dans  ces  tribulations  un  côté  de  comédie  ;  c'est  la 
comédie  inquiétante  de  Cervantes  et  de  Molière  avec  son  envers  de 
drame  ;  en  nous  montrant  la  chimère  idéale  bernée  par  le  gros  boa 
sens  de  la  vie  réelle,  on  nous  fera  toujours  rire,  mai»  d'un  rire 
gêné,  mal  sûr  de  lui-même  :  il  pourrait  bien  y  avoir,  quelque  part 
dans  l'ombre,  un  spectateur  terrible  qui  rit  de  nous  à  son  tour,  ne 
trouvant  parmi  nous*  comme  l'homme  aux  rubans- verts, 


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UN  SECTAIRE  «USSE.  83 

..*  Que  lâche  Hatterie, 
Qa'iiyttilfce,.  iotéctt,  trakieen,  fourberie. 

Parfois  la  folie  héroïque  a  des  Hlummations  qui  désarment  l'iro- 
nie et  commandent  le  respect.  Un  soir,  Sutaïef  arrive  à  l'improviste 
devant  sa  grange  et  trouve  quelques  coquins  qui  déménageaient  sur 
tme  charrette  ses  sacs  de  farine.  !1  entre,  voit  un  sac  oublié,  le 
charge  sur  6es  épaules  et  le  porte  à  la  charrette.  «  Puisque  vous  ^n 
avez  besoin,  prenez-le  !  »  Le  lendemain,  les  moujiks  repentans  lui 
rapportaient  les  sacs  pleins  et  le  suppliaient  an  nom  du  Christ  de 
les  reprendre  :  «  Nous  avons  pensé  depuis  *ier.  »  Une  autre  fois,  • 
une  pauvre  veuve  «e  plaint  -en  présence  de  Sutaïef  du  délabrement 
de  son  toit  ;  ce  toit  laisse  frlfrer  la  pkûe  et  elle  n'a  pas  de  quoi  ache- 
ter des  bardeaux  pour  le  séparer.  Au  premier  jour  de  marché,  la 
veuve  trouve  une  chairetéede  bandeaux  dans  sa  cour;  un  homme 
les  avait  apportés,  rangés  contre  la  palissade,  et  s'en  était  allé  sans 
dire  mot.  Le  lendemain,  cette  femme  rencontre  Sutaïef  :  «  Pourquoi 
as-Ui  fait  cela,  puisque  je  n'ai  pas »dr argent  pour  te  payer?  —  Est-ce 
que  je  te -demande  de  l'argent?  Tu  eeuds<les  chapeaux  -de  ton  mé- 
tier :  quand  j'aurai  besoin  d'un  chapeau ,  tu  me  4e  feras.  »  Tout 
récemment,  une  mendiante  qui  passait  par  Chévélino  frappe  à  la  porte 
de  Sutaïef*,  suivant  l'usage  «de  la  maison,  on  la  reçoit,  on  la  nourrit, 
on  la  couche,  De  grand  matin,  la  famille  part  pour  le  travail  ;  l'étran- 
gère, restée  seule,  se  lève,  remarque  que  4es  armoires  et  les  coffres 
n'ont  pas  de  serrures  ;  elle  ouvre,  Toit  quelles  vêteraens  de  femme, 
se  laisse  tenter,  les  noue  dans  un  liage,  sort  et  reprend  sa  route  à 
travers  champs.  Bas  villageois  qui  labouraient  aperçoivent  l'incon- 
nue avec  son  paquet  suspect,  l'arrêtent,  ^interrogent  H  la  ramè- 
nent chez  Sutaïef,  où  le  vol  'est  constaté.  Le  maître  de  la  maison 
survient  :  «  Pourquoi  lui  avee-vous  lié  les  mains  ?  — »  C'est  une 
voleuse  1  »  Suftaëef  regarde  lentement  4ous  les  assistons  :  n  Et  nous 
tous,  que  sommes-nous  donc?  —  Il  faut  la  mettre  en  jugement, 
reprennent  les  paysans.  —  À  quoi  bon  la  juger?  Pour  la  jeter  en 
prison  ?  A  quâ'Oela  profitenht-il?  »  Et,  se  retournant  vers  sa  femme, 
qui  accablait  <ie  repioches  la  voleuse  :  a  Assez  grondé,  Maria;  pré- 
pare à  dimer  jt  dette  pauvre  créature  et  qu'elle  aille  à  la  garde  de 
Dieu.  »  Vous  penses  à  une  page  fameuse  Testée  dans  la  mémoire 
de  tons;  eh  hienl  naturellement,  d'instinct,  ce  pauvre  moujik  a 
rencontré  Je  trait  de  sublime  chrétien  que  le  génie  du  poète  prêtait 
à  Tévôque  liyrial.  Sutaïef,  vous  n'en  doutez  pas,  n'a  jamais  lu  les 
Misérables;  û  n'a  lu  que  son  évangile. 

J'ai  dit  que  le  novateur  «vait  essayé  «  d'organiser  »  autour  de 
lui,  à  Chévélino,  la  commune  fraternelle  de  ses  rêves.  Plusieurs 
adepies  ont  .répondu  à  son  appel  et  remis  leur  avoir  entre  ses 

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84  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mains  pour  les  besoins  de  tous  les  frères*  Il  s'est  trouvé  dans 
le  nombre  un  fripon,  qui  a  commencé  à  faire  des  dupes  à  son 
profit  parmi  les  paysans;  ceux-ci  l'ont  dénoncé  à  la  justice,  on 
a  ouvert  une  enquête,  et  la  communauté  naissante  s'est  dissoute  à  la 
suite  de  cet  incident.  Sutaïef  s'est  consolé  en  relisant  à  ses  disciples 
l'histoire  d'Ananias  et  de  Saphira.  Il  ne  perd  pas  l'espoir  de  recom- 
mencer la  tentative  sur  une  plus  grande  échelle  et  dans  de  meil- 
leures conditions,  à  Chévélino  ou  ailleurs.  Le  pauvre  homme  veut 
essayer  de  la  réalité  pratique,  qui  ne  lui  réussit  guère.  C'est  le  tort 
des  politiques  et  des  apôtres  :  ils  ont  un  beau  rêve  qui  fait  la  joie 
de  leur  cœur;  ils  demandent  tous  pour  lui  l'épreuve  de  la  vie,  qui 
leur  rend  un  monstre  mutilé  ou  mort.  En  attendant,  notre  sectaire, 
ne  voyant  que  péché  dans  toutes  les  professions,  s'est  fait  gardien 
des  troupeaux  du  village;  on  les  lui  confie  volontiers,  chacun  fait 
fond  sur  son  honnêteté;  ceux  même  qui  blâment  son  hétérodoxie 
ont  à  son  endroit  le  respect  inné  du  peuple  russe  pour  l'illuminé, 
«  l'homme  de  Dieu.  »  Quand  on  interroge  ce  petit  monde  paysan 
sur  le  compte  du  novateur,  on  y  trouve  trois  ou  quatre  dispositions 
diverses,  celles  même  que  toute  société  humaine  a  toujours  mani- 
festées en  présence  d'apparitions  de  cette  nature.  Une  petite  mino- 
rité se  rallie  franchement  à  la  doctrine;  la  majorité  raille  le  témé- 
raire de  vouloir  être  plus  sage  que  tout  le  monde;  quelques-uns  lui 
demandent  un  miracle  pour  prouver  sa  mission  ;  les  vieux  croyans 
s'étonnent  de  ce  que  son  blé  pousse  alors  qu'il  ne  porte  pas  de  croix 
au  cou  ;  les  plus  simples,  écoutant  le  son  pieux  de  ses  paroles  sans 
pouvoir  pénétrer  ses  idées,  le  considèrent  comme  un  saint.  —  Un 
saint  !  il  l'eût  été  trois  siècles  plus  tôt.  Certaines  familles  d'âmes 
changent  perpétuellement  de  nom  avec  les  évolutions  des  idées 
générales.  Prenez  ce  même  paysan,  embrasé  de  piété,  dévoré  de 
scrupules,  retirez-lui  sa  Bible  et  les  idées  ambiantes,  reportez-le  à 
l'époque  des  Ivans;  vous  le  trouverez  dans  un  ermitage  ou  dans  un 
cloître,  nourrissant  son  âme  des  alimens  d'alors;  même  s'il  eût 
pensé  hardiment,  on  n'eût  guère  contrôlé  ses  doctrines  dans  la  Rus- 
sie du  xvr  siècle;  on  n'eût  vu  que  les  vertus  de  l'ascète,  le  zèle  de 
«  l'homme  de  Dieu;  »  la  voix  du  peuple  l'eût  béatifié  et  son  image, 
appendue  sous  quelque  lampe,  recevrait  l'encens  des  diacres  au 
lieu  de  leurs  anathèmes.  L'homme  flotte  à  la  dérive  du  temps, 
comme  la  branche  morte  au  courant  du  fleuve,  jouet  du  premier 
accident  qui  fixera  sa  destinée  ;  si  les  sables  et  les  frênes  l'avaient 
arrêtée  là-haut,  on  l'eût  recueillie  peut-être  pour  planter  une 
croix  au  carrefour  voisin  ;  un  hasard  de  brise  la  pousse  plus  bas, 
des  mariniers  la  trouveront  bonne  pour  tailler  une  vergue  à  leur 
voile. 
Les  premiers  adeptes  de  Sutaïef  ont  été  les  membres  de  sa 

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UN   SECTAIRE  RUSSE*  85 

famille.  Là ,  du  moins ,  l'apôtre  ne  rencontre  nulle  opposition.  Sa 
femme,  ses  fils,  ses  belles-filles  sont  aveuglément  dévoués  à  a  la 
foi  nouvelle.  »  Suivant  la  coutume  des  paysans  russes,  tout  ce 
monde  vit  patriarcalement  entassé  dans  la  même  maison;  une 
humble  isba,  pareille  aux  autres,  avec  cette  seule  différence  que 
des  évangiles  remplacent  les  images  de  sainteté  sur  la  planche  aux 
icônes.  Partout  un  air  de  propreté  et  de  décence  assez  rare,  même 
dans  les  demeures  plus  aisées.  La  conduite  de  chacun  des  membres 
de  la  famille  est  irréprochable;  ils  donnent  l'exemple  de  l'union 
chrétienne  et  des  mœurs  les  plus  pures.  Quand  M.  Prougavine  fut 
introduit  dans  cet  intérieur,  le  p^re  était  seul  avec  ses  belles-filles, 
sa  fille  a  non  mariée  »  et  ses  petits-enfans  «  non  baptisés.  »  Son 
gendre  et  ses  fils  avaient  été  reprendre  à  Saint-Pétersbourg  leur 
métier  de  tailleurs  de  pierres.  Ils  ont  fait  parvenir  à  Sutaïef  des 
journaux  qui  parlaient  de  lui,  avec  des  commentaires  que  le  bon- 
homme avoue  ne  pas  comprendre.  Ils  lui  envoient  également  des 
brochures  et  des  sermons  de  M.  Pachkof  (1)  avec  leurs  impressions 
sur  l'enseignement  piétiste.  Sutaïef  s'élève  vigoureusement  contre 
la  doctrine  des  prédicans  de  Pétersbourg;  ils  mettent  le  salut  dans 
la  foi;  c'est  dans  les  œuvres  qu'il  faut  le  chercher,  dans  «  l'orga- 


(1)  M.  Pachkof  est  un  Russe  très  haut  placé  par  sa  naissance  et  sa  grande  fortune, 
qui  t'est  retiré  de  la  rie  mondaine  pour  se  consacrer  aux  intérêt*  spirituels  du 
peuple.  De  concert  arec  un  de  ces  missionnaires  laïques  qui  ne  sont  pas  rares  en 
Angleterre,  lord  Redstocke,  il  a  institué  dans  son  hôtel,  à  Pétersbourg,  des  confé- 
rences religieuses  ;  à  certains  jours,  les  gens  du  plus  bas  peuple  emplissent  ses  sa- 
lons; M.  Pachkof  lui-môme  ou  quelque  autre  prédicant  laïque  leur  enseigne  :  «  com- 
ment on  doit  chercher  Christ.  »  Ces  messieurs  vont  eux-mêmes  dans  les  ateliers,  dans 
1  5  lieux  de  réunions  populaires,  prêcher  la  bonne  parole.  Ils  font  traduire  en  russe, 
par  dizaines  de  mille,  ces  petites  brochures  piétistes  si  en  faveur  chez  nos  voisins 
d'ouire-Manche,  et  les  répandent  gratuitement  dans  tout  l'empire,  avec  des  bibles  et 
des  homélies.  Au  cours  de  ses  études  sur  les  sectes,  M.  Prougavine  a  trouvé  ces  bro- 
chures dans  les  villages  les  plus  reculés  de  Russie,  au  Caucase,  à  l'Oural,  en  Sibérie. 
Le  nom  de  M.  Pachkof  a  conquis  ainsi  une  incroyable  popularité  dans  tous  les  milieux 
où  l'on  s'occupe  de  recherches  religieuses;  aucun  sectaire  ne  passe  à  Pétersbourg  sans 
aller  le  voir,  sûr  de  trouver  là  des  livres  d'édification  et  au  besoin  des  secours  pécu- 
niaires. Des  que  M.  Prougavine  arriva  à  Chévélino,  quelques  paysans  dirent  :  ■  Ce 
doit  être  le  géoéral  Pachkof.  ■  Des  milliers  do  gens  du  peuple  ont  déjà  passé  par 
renseignement  pachkovien,  ou  redstokiste,  comme  on  dit  plus  communément.  Cet 
enseignement  garde  un  caractère  évangélique  assez  vague,  la  forme  et  l'esprit  des 
prédications  anglicanes,  sans  aucun  dogmatisme  particulier.  Un  trait  bien  russe,  c'est 
qu'il  n'y  a  pas  de  scission  apparente  entre  ce  groupe  religieux  et  l'église  orthodoxe; 
on  témoigne  à  celle-ci  une  déférence  polie,  on  suit  au  besoin  ses  observances,  on  ne 
touche  pas  à  ses  dogmes  5  en  réalité,  on  modifie  radicalement  son  esprit,  on  substitue 
à  la  vieille  liturgie  nationale  des  formes  de  prières  et  un  fonds  de  pensées  purement 
anglicanes.  Le  prosélytisme  biblique  de  l'Angleterre,  s'attaquant  à  ce  coin  du  monde 
russe,  aboutit  à  un  compromis  très  curieux,  très  respectable  d'ailleurs,  car  ces  gens 
de  bien  pratiquent  la  plus  large  charité  sous  toutes  ses  formes. 

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86  REVUE   ©ES   DEUX   MONDES. 

nisatîon  de  la  vie  commune.  »  Décidément  le  champ  de  la  pensée 
humaine  est  bien  étroit  et  Ton  y  tourne  sur  soi-même.  Qui  s'atten- 
dait à  la  retrouver  ici,  reprise  entre  un  seigneur  et  un  moujik 
russes,  cette  vieille  dispute  de  la  foi  et  des  œuvres  qui  a  divisé  le 
moyen  âge,  la  réforme,  et  fait  couler  tant  d'encre  savante  dans  le 
monde  théologique?  —  M.  Proogavine  a  tenu  à  bien  éclaircir  les 
rapports  des  sutaïévites  avec  M.  Pachkof  ;  il  a  constaté  que  le  sec- 
taire n'avait  pas  eu  connaissance  de  ce  mouvement  d'idées  durant 
son  séjour  à  Saint-Pétersbourg  et  qu'on  ne  pouvait  chercher  là 
l'origine  de  son  évolution  religieuse.  De  même  pour  les  stundistes; 
Sutaïef  n'en  a  entendu  parler  que  tout  récemment  :  «  11  y  a  beau- 
coup de  bon  dans  lear  doctrine,  ils  se  rapprochent  de  nous.  »  En 
dehors  de  sa  famille,  le  novateur  a  trouvé  des  adhérons  dans  les 
villages  voisins.  Il  y  a  eu  un  fort  beau  cas  de  conversion, qui  ferait 
honneur  aux  sectes  les  mieux  posées  :  c'est  un  des  soldats  de  Tes* 
corte  qui  convoyait  le  fils  de  Sutaïef  au  lieu  de  son  internement; 
cet  homme  a  été  tellement  touché  par  les  discours  du  réfractaire 
qu'aussitôt  après  avoir  reçu  son  congé,  il  est  venu  trouver  le  père 
pour  lui  demander  à  être  reçu  dans  la  communauté,  offrant  tout 
son  bien  et  le  concours  de  tous  ses  proches.  Néanmoins  M.  Prouga- 
vine  estime  fort  exagéré  le  chiffre  officiel  de  mille  adeptes  qu'on  lui 
avait  fourni  à  Tver;  c'est  par  dizaines  tout  au  plus  qu'il  faut  comp- 
ter les  partisans  décidés,  ceux  qui  suivent  jusqu'au  bout  l'initiateur, 
abandonnent  l'église  et  sont  prêts  à  entrer  dans  la  commune  frater- 
nelle. Les  évaluations  sont  fort  difficiles  ;  peut-être  plus  d'un  fait-il 
comme  ce  timide  qui  racontait  à  notre  auteur  son  accord  tacite 
avec  le  prêtre;  il  n^participe  plus  aux  sacremens,  mais  il  verse  la 
petite  somme  exigible  pour  l'accomplissement  de  ses  devoirs;  on 
continue  à  le  porter  sur  les  listes  comme  orthodoxe  pratiquant.  Il 
est  encore  plus  difficile  de  supputer  le  nombre ,  assurément  très 
grand,  de  ceux  qui  sont  à  divers  degrés  sympathiques  aux  doc- 
trines de  Sutaïef,  qui  penchent  vers  elles  sans  y  tomber,  retenus 
par  l'habitude,  la  crainte  des  tracas  et  des  persécutions.  Tout  le 
monde  n'a  pas  la  vocation  du  martyre,  ce  signe  du  vrai  sectaire  ; 
Sutaïef  Ta  reçue  du  ciel.  La  nécessité  d'une  propagande  infatigable 
a  fait  l'objet  de  ses  derniers  entretiens  avec  son  visiteur;  comme 
M.  Prougavine  l'exhortait  à  la  prudence,  lui  rappelant  ses  nombreux 
démêlés  avec  la  justice  et  les  poursuites  du  chef  d'hérésie  encore 
pendantes,  l'apôtre  s'est  écrié  superbement  :  «  Il  est  dit  dans  l'évan- 
gile :  —  Allez  et  prêchez,  on  vous  persécutera,  on  vous  traînera  en 
justice.  —  Je  ne  crains  pas  le  jugement.  De  quoi  aurais-je  peur? 
On  me  jettera  en  prison?  on  me  déportera?  Je  trouverai  partout 
des  hommes  à  qui  parler  de  la  vérité.  Ici  ou  là,  au  Caucase  ou  plus 
loin,  qu'importe?  Dieu  est  partout.  Je  ne  crains  pas  ceux  qui  tour- 

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UN   SECTAIRE  ICSSE,  87 

mentent  te  corps ,  je  ne  crains  que  la  perte  de  mon  âme.  Si  l'on 
me  disait  :  —  On  va  t' enterrer  vivant,  —  je  ne  tremblerais  pas* 
Qu'on  me  chasse,.,  j'attends;,,  qu'on  me  prenne,.,  je  veux  souf- 
frir! » 


T. 

D'oà  part  ce  cri  passionné?  Est-ce  de  notre  siècle  indifférent? 
N'est-oe  pas  plutôt  du  xvi%  du  xv  siècle?  Les  hommes  que  nous 
venons  d'entendre  sont-ils  nos  contemporains  ou  ceux  de  Jean  Huss 
et  de  Jérôme  de  Prague?  En  parcourant  cette  histoire  russe,  le 
lecteur  a  certainement  cru  relire  une  histoire  du  temps  de  la 
réforme;  hommes,  vies,  sentimens,  idées,  paroles,  tout  semble 
emprunté  à  ce  temps,  tout  nous  était  connu,  les  noms  seuls  sont 
nouveaux;  sans  eux,  la  méprise  pourrait  être  complète.  Je  ne  me 
suis  pas  trop  avancé,  je  crois,  en  disant  que  ce  coin  du  présent 
jetait  une  vive  lumière  sur  les  grands  faits  du  passé.  Il  serait  presque 
banal  de  rechercher  les  analogies;  elles  se  présentent  d'elles» 
mêmes  i  chaque  esprit  familier  avec  les  études  historiques.  Toute- 
fois, poitf  trouver  ces  analogies  plus  exactes  et  ne  pas  être  entraîné 
à  de  fausses  déductions,  ce  n'est  point  à  la  période  triomphante  de 
la  réforme  qu'il  faut  se  reporter  ;  mieux  vaut  reculer  par-delà  Luther 
et  Calvin  jusqu'aux  précurseurs  du  xv*  siècle,  aux  premiers  lecteurs 
de  bibles  vulgaires,  lollards  d'Angleterre  et  taborites  d'Allemagne. 
Sutaïef  et  l'état  social  dans  lequel  il  vit  font  admirablement  com- 
prendre ce  qui  se  passa  dans  le  peuple  d'Angleterre,  par  exemple, 
quand  parut  la  bible  de  Wyclef  avec  ce  prologue  :  «  Chaque  endroit 
de  la  sainte  Écriture,  les  clairs  comme  les  obscurs,  enseignent  la 
douceur  et  la  charité.  C'est  pourquoi  celui  qui  pratique  la  douceur 
et  la  charité  a  la  vraie  intelligence  et  toute  la  perfection  de  la  sainte 
Écriture  ;  ainsi,  que  l'homme  simple  d'esprit  ne  s'effraie  pas  d'étu- 
dier le  texte.  » 

Avançons  de  quelques  années,  passons  en  Bohême  ;  ici  la  compa- 
raison présente  un  intérêt  très  vif.  On  sait  que  les  populations  de 
ce  pays  sont  de  race  et  de  langue  slaves;  entraînées  de  bonne  heure 
dans  l'orbite  de  la  civilisation  occidentale,  elles  fournissent  d'habi- 
tude aux  partisans  de  la  théorie  des  races  un  champ,  d'expériences 
où  ils  veulent  deviner  ce  que  feront  dans  telle  circonstance  les  Slaves 
d'Orient.  Précisément  la  Pensée  russe  publie,  en  regard  des  articles 
de  M.  Prougavine,  une  étude  de  M.  Venguérof  sur  le  mouvement 
hussite.  L'écrivain  moscovite  s'empare  de  cette  phrase  du  profes- 
seur flôfler,  le  biographe  de  Jean  Huss  qui  fait  autorité  en  Alle- 
magne :  c  Après  de  longues  années  de  travail  consacrées  aux  hus- 

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88  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sites,  je  ne  puis  arriver  à  m'expliquer  comment  cette  révolution 
s'est  produite,  tant  elle  était  peu  justifiée  par  la  situation  générale.  » 
—  M.  Venguérof  constate,  en  effet,  qu'elle  n'a  été  produite  ni 
par  une  haine  de  races,  ni  par  une  oppression  politique,  ni  par  une 
doctrine  confessionnelle;  il  conclut  en  affirmant  qu'elle  fut  une  explo- 
sion du  u  sentiment  purement  moral,  »  de  «  l'idéal  de  justice  slave» 
poussé  à  bout  par  la  corruption  du  clergé  et  des  hautes  classes, 
par  le  spectacle  de  la  décomposition  sociale  qui  marqua  la  fin  du 
moyen  âge.  Jean  Huss  et  Jérôme  de  Prague  furent  a  les  plus  hauts 
représentais  de  l'idéalisme  slave,  »  de  la  passion  pour  le  vrai  et 
le  juste.  Ils  ne  meurent  pas,  comme  les  autres  réformateurs,  vic- 
times de  la  scolastique,  martyrs  d'une  idée  obstinée,  d'une  héré- 
sie doctrinale;  ils  ne  rejettent  rien  du  catholicisme  en  principe;  ils 
veulent  la  réforme  des  mœurs,  «  la  vérité  et  lu  justice;  »  ils  le 
disent  et  ils  meurent  en  le  répétant.  La  révolution  soulevée  par  eux 
est  donc  une  protestation  de  la  conscience  populaire,  au  nom  de 
l'évangile,  contre  le  mensonge  de  l'église  et  du  siècle  (l).  —  Quand 
un  écrivain  slavophile  est  sur  ce  terrain,  il  va  longtemps  et  ne 
compte  pas  les  pages  :  je  prie  de  croire  que  j'en  résume  un  bon 
nombre  dans  les  limite**  qui  précèdent.  Faisons  nos  réserves.  Il  ne 
faut  pas  abuser  de  cette  théorie  des  races  qui  prête  à  bien  des 
mirages;  en  outre,  quelques  puhlicistes  russes  sont  sujets  à  une 
exagération  qui  étonne  d'abord  et  fatigue  vite  l'étranger;  à  les 
entendre,  la  race  slave  est  douée  en  propre  de  certaines  vertus 
mystérieuses,  si  mystérieuses  qu'elles  échappent  aux  définitions 
précises  et  qu'il  faut  les  connaître  par  acte  de  foi;  non-seulement 
les  hommes  des  autres  races  ne  peuvent  prétendre  à  ces  vertus, 
mais  ils  ne  peuvent  môme  pas  les  comprendre,  m'affirmait  un  jour 
un  grand  et  singulier  écrivain  que  la  Russie  vient  de  perdre.  C'est 
là  un  sentiment  très  jeune,  celui  de  l'enfant  qui  imagine  son  père 
fait  dune  autre  maii'Te,  que  le  commun  des  hommes;  c'est  peut- 
être  l'excès  inséparable  du  patriotisme  à  outrance,  un  fier  défaut, 
qui  vaut  bien  des  qualités  critiques.  Je  reconnais  d'ailleurs  qu'il 
est  tout  aussi  laiigutit  pour  un  Musse  ou  un  Anglais,  d'entendre 
affirmer  que  l'Europe  vient  emprunter  son  esprit  et  ses  vues  dans 
les  bureaux  de  uoa  journaux  à  bons  mots. 

(1)  Un  de*  traitâmes  pi  un  caractéristiques  de  la  flexibilité  de  l'esprit  russe,  c'est  la 
situation  île  aaiui  in  parUbus  faites  Jean  IIush  par  de«  historiens  ire*  con*>enraieurs. 
Ou  lu  riclauii»  connue  le  premier  champion  de  l'idée  slave  en  Occident,  cela  suffit. 
L'an  dernier,  alor*  qu*  le*  ait  que*  de  la  presse  allemande  donnaient  de  l'humeur, 
quelque*  »lavo|»hilf)4v  i.  nant  «le  trè*  près  aux  hautes  ttpitères  religieuses,  proposèrent 
do  cu-brer  par  «in»  (eie  nationale  l'anniversaire  de  *a  mort.  «  Le  bûcher  «le  Huss 
flambe  encore,  «  «'écriait  w.  Ak>akof.  Nul  ne  se  fut  étonné  en  Russie  de  voir  faire  une 
apothéose  officielle  au  grand  révolutionnaire  du  xv*  siècle. 


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UN  SECTAIRE  RUSSE. 

Grâce  au  ciel,  nulle  famille  humaine  n'a  été  avantap 
ritéede  son  patrimoine,  l'idéal  de  vérité  et  de  justice: 
tous  les  cœurs;  seulement  il  est  vrai  que  l'homme  du  Nord,  < 
rêveries  moroses  de  sa  misère,  le  couve  plus  âprement:  il  est  vrai 
que,  dans  les  couches  populaires  des  pays  slaves,  moins  usées  par 
les  compromis  de  la  civilisation,  il  se  rencontre  un  plus  grand 
nombre  de  natures  jeunes,  ardentes  et  tenaces,  qui  so'iflreni  impa- 
tiemment les  retards  du  progrès  et  se  précipitent  vers  leur  \ision 
malgré  tous  les  obstacles.  Parties  d'une  idée  évidemment,  juste, 
soutenues  par  leur  foi  religieuse  qui  la  sanctionne,  ces  natures  ne 
reculeront  devant  aucune  violence  pour  réaliser  l'absolu  de  l'idée 
dans  un  monde  où  nul  absolu  n'est  réalisable.  Pour  instituer  le 
règne  de  justice  et  de  charité,  elles  iront  aux  derniers  excès  de  Tin- 
justice  et  de  la  barbarie.  On  s'est  beaucoup  moqué  de  Robespierre 
et  de  Saint-Just  qui,  voulant  faire  le  bonheur  de  tous  les  hommes, 
commençaient  par  les  décapiter  successivement;  l'un  de3  deux,  au 
moins,  était  sincère;  ils  suivaient  la  logique  naturelle,  fatale,  de 
tout  vrai  croyant.  C'est  ce  que  firent  les  hussites;  plus  impatiens 
que  leurs  voisins  d'Allemagne,  des  Flandres  et  d'Angleterre,  ils 
partirent  un  siècle  plus  tôt  derrière  l'idée  naissante  de  la  réforme  ; 
ils  ne  purent  lire  la  bible  sans  en  appliquer  aussitôt  la  lettre  à  une 
société  qui  lui  donnait  des  démentis.  Pour  rendre  leur  pays  meil- 
leur, ils  le  mirent  à  feu  et  à  sang.  C'est  ce  que  ferait  peuf-être  plus 
d'un  Russe  avec  la  conviction  naïve  qu'il  exécute  les  volontés  de 
l'Éternel.  Le  30  mai  141tf,  à  Constance,  quand  Jérôme  de  Prague, 
lié  sur  le  bûcher,  eut  dit  lui-même  au  bourreau  d'allumer  la  paille, 
des  langues  de  flamme  s'élancèrent  et  vinrent  lécher  les  lèvres  du 
condamné;  comme  ces  lèvres  disparaissaient  dans  la  fumée,  il  en 
sortit  ce  dernier  cri  :  «  J'ai  ardemment  aimé  la  vérité!  »  Lorsqu'ils 
s  obstinent  à  cet  amour,  ils  sont  tous  comme  Jérôme,  ces  furieux  de 
l'idéal. 

Certes,  le  bon  Sutaïef  compte  parmi  les  pacifiques,  les  humbles 
de  cœur;  il  a  horreur  des  moyens  violens;  il  critique  tout,  mais  il 
se  soumet;  pourvu  qu'on  le  laisse  controverser  avec  ses  textes,  il 
respecte  qui  le  condamne  et  espère  mieux  convaincre  une  autre 
fois.  Ne  vous  y  fiez  pas  pourtant;  si  Sutaïef  voyait  à  portée  de  sa 
main  la  réalisation  de  ses  espérances,  s'il  ne  s'agissait  que  de  sup- 
primer un  petit  obstacle  et  puis  encore  un  petit  après,  —  c'est  tou- 
jours ainsi  que  les  obstacles  apparaissent  au  réformateur,  tout  pro- 
ches et  un  par  un,  comme  les  plis  de  montagne  dans  une  ascension, 
—  si  l'assentiment  d'une  foule  l'encourageait,  je  ne  répondrais  pas 
que  l'apôtre  de  l'amour  ne  fût  bien  vite  conduit  à  faire  sauter  des 
villes.  Les  patriotes  russes  vantent  volontiers  la  charité  touchante, 


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00  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  bonté  enfantine  de  leurs  paysans;  en  effet,  je  ne  connais  pas  de 
peuple  plus  doux;  en  un  an,  dans  une  vaste  province,  il  se  commet 
moins  de  crimes  contre  les  particuliers  qu'en  un  mois  dans  un 
quartier  de  Paris;  même  quand  le  moujik  est  ivre,  et  Dieu  sait  si 
c'est  fréquent!  presque  jamais  de  rixes.  D'autre  part,  l'histoire  de 
ce  peuple  si  doux  enregistre  jusqu'aux  jours  présens  les  crimes 
publics  les  plus  tragiques;  et  le  lecteur  d'Occident,  qui  s'indigne  au 
récit  des  vengeances  exercées  contre  les  malheureux  juifs  par  ces 
mêmes  paysans,  les  traite  de  barbares;  il  a  raison,  et  les  patriotes 
russes  n'ont  pas  tort*  11  n'y  a  pas  de  contradiction  dans  ces  deux 
aspects.  Chez  tous  les  primitifs  l'impulsion  d'une  seconde  jette 
l'homme  d'un  extrême  à  l'autre;  la  loi  des  réactions  fait  que  le  plus 
flegmatique  d'habitude  sera  le  plus  colère  à  son  heure.  Le  paysan 
russe  est,  suivant  son  expression  populaire,  «  une  âme  d'or  »  prise 
dans  des  organes  brutaux;  terrible  sera  la  minute  où,  sous  le  poids 
d'une  idée  fixe,  d'une  souffrance,  «  l'âme  d'or  >  étouffée  lâchera  la 
bête  en  liberté. 

Sutaïef  est-il  iroe  exceptaoa  dus  son  milieu?  Je  renvoie  ceux  qui 
soulèveraient  cette  objection  au  curieux  petit  litre  4e  M.  Yousof 
sur  les  dissidens  (1).  Ils  y  verront  que,  sur  tous  les  points  du  ter- 
ritoire russe,  on  constate  des  manifestations  identiques  à  celle  qui 
vient  de  nous  occuper.  C'est  Bondarei,  le  paysan  Se  Saratof,  de  la 
secte  des  autobaptistes  :  celui-là  m  écrit  un  opuscule,  le  Véritable 
chemin  du  salut,  où  la  doctrine  est,  à  peu  de  chose  près,  celle  de 
Sutaîef  ;  c'est  Gabriel  Zimine,  le  cosaque  du  Don,  qui  a  fondé  la 
secte  des  nort-priam,  et  enseigné  que  le  chrétien  n*a  nul  besoin 
d'une  église,  mais  uniquement  de  l'évangile,  de  la  prière  mentale 
et  de  la  recherche  de  k  perfection  ;  c'est  Yakovlef,  qui  prêchait  à 
Kostroma  la  vie  spirituelle  et  la  communauté  des  biens.  Je  cite  au 
hasard,  dans  le  nombre*  Tous  ces  apôtres  populaires  parlent  à  leurs 
adeptes  d'un  pays  idéal,  Biélovody,  la  terre  des  Eaux-Blanches,  qui 
existe  quelque  part  en  Asie;  dans  cette  île  d'Utopie  des  sectaires 
russes,  il  n'y  a  ni  vol  ni  injustice,  pas  d'impôts,  pas  de  fonction- 
naires. —  Suivant  M.  Yousof,  le  rsskol  ne  fut  à  l'origine  que  la 
forme  d'opposition  naturelle  au  peuple  russe,  une  protestation  de 
l'esprit  démocratique  et  de  la  vieille  indépendance  contre  la  con- 
ception gouvernementale  tartare,  puis  allemande,  des  tsars  Alexis 
et  Pierre  Ier;  le  schisme  reçut  son  organisation  dogmatique  du  bas 
clergé,  soulevé  contre  les  tentatives  du  patriarche  Nicon  pour  le 
hiérarchiser  plus  fortement.  Depuis  «  le  raskol  est  devenu  chez  nous 
la  seule  issue  pour  tous  ceux  qui  ont  soif  de  vie  spirituelle,  il  se 

[V)  J.  Twreof,  Rousskk  distidenti,  Saint-Pétersbourg,  1881. 

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UN   SECTAIRE   RUSSE.  91 

recrute  parmi  les  élémens  les  plus  énergiques,  les  esprits  les  plus 
vifs  de  notre  pays.  »  —  M.  Yousof  affirme  qu'aujourd'hui  le  raskol 
tend  de  plus  en  plus  à  sortir  de  son  cadre  dogmatique  et  de  sa  tra- 
dition immobilisée  pour  se  confondre  avec  le  mouvement  rationaliste 
des  sectes  nouvelles.  Voici  sa  conclusion  sur  l'état  actuel  du  vieux 
schisme  :  «c  La  partie  avancée  professe  le  rationalisme  religieux,  et  le 
reste  est  dans  le  chemin  qui  y  conduit...  grâce  aux  bezpopovtzi, 
—  sans-prètres,  —  le  rationalisme  s'étend  rapidement  sur  la  terre 
russe.  »  Or  les  bezpopovtzi%  avec  leurs  nuances  innombrables, 
forment  le  gros  de  l'armée  du  raskol;  on  en  compterait  jusqu'à 
huit  millions.  Si  cette  assertion  de  M.  Yousof  est  exacte,  il  ne  res- 
terait que  peu  de  refuges  à  cet  esprit  byzantin  dont  je  parlais  en 
commençant  et  qui  inspira  d'abord  les  hérésiarques  russes.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  cette  évolution  des  schismatiques,  séparés  depuis 
deux  siècles  de  l'église  orthodoxe,  vers  les  idées  et  les  sectes  évan- 
gèliques,  il  est  certain  que  ces  sectes  bénéficient  presque  exclusi- 
vement des  déserteurs  actuels  de  l'orthodoxie  ;  je  suis  en  mesure 
d'établir  qu'en  ce  moment,  dans  la  province  de  Kharkof,  la  propa- 
gande des  stundistes  fait  de  nombreux  adeptes.  En  ces  matières,  il 
est  téméraire  de  se  fier  aux  chiffres  que  chacun  avance;  la  statistique 
n'est  qu'une  arme  aux  maies  des  partis.  Un  seul  document  officiel, 
qui  date  de  trente  ans,  nous  donne  une  base  sérieuse  ;  c'est  le  rap- 
port du  comte  Pérovslu,  ministre  de  l'intérieur  en  1850,  à  l'empe- 
reur Nicolas,  après  l'enquête  de  Liprandi:  le  ministre  estimait  à  neuf 
millions  le  nombre  des  raskolniks  et  dissidens  de  toute  catégorie. 
Depuis  lors,  avec  l'accroissement  normal  de  la  population  et  la  pro- 
pagande, tous  les  auteurs  acceptent  comme  un  minimum  pour  ces 
dernières  années  Je  chiffre  de  douze  millions  de  dissidens.  Cham- 
pions ou  adversaires  de  l'orthodoxie,  tous  les  Busses,  si  divisés 
qu'ils  puissent  être  sur  la  valeur  des  doctrines,  sont  unanimes  à 
constater  avec  11.  Yousof  que  cette  sélection  s'opère  sur  les  ëlémens 
les  plus  robustes  et  les  plus  développés  de  leur  peuple. 

De  ces  faits,  quelques  personnes  seront  peut-être  tentées  de 
conclure  que  la  Russie  est  à  la  veille  d  une  rèformation  religieuse  ; 
ce  serait  aller  bien  vite  en  besogne  et  se  méprendre,  à  mon  sens. 
Nous  ne  voyons  ici  rien  de  semblable  à  l'explosion  irrésistible, 
ordonnée,  dirigée  par  de  puissans  esprits,  qui  souleva  les  âmes 
au  xvie  siècle.  Nous  assistons  aux  anxiétés,  aux  tâtonnemens,  au 
réveil  inconscient  de  l'esprit  critique  et  à  la  révolte  du  sens  reli- 
gieux qui  marquèrent  dans  le  nord  de  l'Europe  les  premières  années 
du  xv*  siècle.  Le  paysan  de  Tver  qui  nous  a  servi  de  type  d'étude 
est  un  isolé,  un  impuissant  :  que  ses  disciples  l'enterrent  nuitam- 
ment sous  le  plancher  ou  qu'il  aille  chercher  le  sommeil  orthodoxe 


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92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sous  les  bouleaux  du  cimetière ,  il  a  fait  vraisemblablement  toute 
sa  tâche  et  tout  son  petit  bruit.  Dans  le-*  profondeurs  des  «  terres 
vierges,  »  dans  les  forêts  du  Nord  et  les  steppes  du  Sud,  il  y  a 
des  milliers  de  paysans  amenés  par  des  causes  identiques  à  l'état 
de  conscience  constaté  chez  Sutaïef.  On  en  découvre  quelques-uns, 
on  en  ignore  certainement  beaucoup.  Mais  ces  âmes  d'avant-garde 
ne  se  sont  pas  concertées;  nul  lien  ne  les  rattache  :  le  mouvement 
se  produit  au-dessous  des  classes  instruites  ;  il  ne  peut  donner  actuel- 
lement ni  une  doctrine  viable  ni  un  cadre  général.  Enfin  ce  peuple 
du  xv*  siècle  est  juxtaposé  à  des  classes  dirigeantes,  à  un  gouverne- 
ment du  xix' siècle;  il  trouvedans  celles-là  l'indifférence,  dans  celui-ci 
une  tolérance  relative;  les  novateurs  peuvent  subir  des  tracas,  ils 
n'ont  à  redouter  ni  persécutions  violentes  ni  bûchers  :  or  ce  sont  les 
persécutions  et  les  bûchers  qui  font  mûrir  les  crises  religieuses. 
Voilà  pour  le  présent. 

11  est  des  téméraires  qui  veulent  toujours  voir  plus  loin  dans  le 
futur  :  ne  refusons  pas  de  les  suivre,  le  regard  perdu  par-delà  les 
horizons  de  demain.  Nous  avons  recueilli  des  indices  considérables; 
le  peuple  russe  a  soif  de  consolations  spirituelles  et  les  cherche 
volontiers  dans  l'interprétation  personnelle  de  l'évangile;  le  prin- 
cipe du  libre  examen  ne  l'effraie  nullement;  il  a  le  goût  de  la 
découverte  et  de  la  dialectique.  M.  Mackenzie-Wallace,  dans  son 
excellent  livre,  nous  raconte  comment,  chez  les  molokanes  de  la 
steppe,  des  paysans  argumentaient  sur  l'Écriture  avec  l'aplomb 
d'un  docteur  en  droit  canon.  Dn  juge  en  qui  j'ai  toute  confiance 
me  disait  naguère  avoir  lu  quelques  pages  de  la  Bible  à  une  vieille 
femme  illettrée  qui  entendait  pour  la  première  fois  cette  lecture; 
elle  marqua  une  vive  curiosité,  voulut  approfondir  le  sens  et  poussa 
les  questions  les  plus  embarrassantes  pour  le  lecteur.  On  a  cru  jus- 
qu'ici qu'en  matière  de  religion  les  Slaves  étaient  des  méridionaux, 
uniquement  sensibles,  comme  les  populations  latines,  aux  pompes 
extérieures,  aux  liturgies  mystérieuses  et  minutieuses.  Ce  n'était 
là  peut-être  que  la  phase  enfantine  de  leur  développement  si  retardé. 
La  race  slave  n'a  pas  dit  encore  son  grand  mot  dans  l'histoire,  et 
le  grand  mot  que  dit  une  race  est  toujours  un  mot  religieux. 

Qui  sait  si  ce  peuple,  dernier  venu  sur  la  scène  intellectuelle, 
n'est  pas  destiné  à  élargir  encore  le  puissant  édifice  du  christia- 
nisme? Des  gens  d'esprit  ont  décidé  que  cet  édifice  croulait  et 
devait  mourir  de  sa  belle  mort  :  l'humanité  décide  contre  eux 
que  la  terre,  tant  qu'elle  tournera  dans  la  souffrance  comme 
dans  sa  triste  atmosphère,  aura  besoin  d'une  religion  pour  con- 
soler les  misérables.  D'autre  part,  l'histoire  nous  force  à  recon- 
naître que  cette  religion  subit,  à  de  longs  intervalles,  des  réno- 


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UN   SECTAIRE   RUSSE.  93 

varions  extérieures  qui  l'assouplissent  aux  besoins  présens  des  socié- 
tés. Depuis  dix-huit  cents  ans,  l'évangile  a  suffi  à  ces  exigences 
sans  cesse  renaissantes  ;  en  creusant  plus  avant  le  merveilleux  livre, 
l'homme  y  trouve  1  aliment  voulu  pour  sa  faim  nouvelle.  M.  Réville 
a  dit  excellemment  :  a  L'esprit  du  christianisme  est  la  recherche 
inquiète  du  meilleur.  »  Aujourd'hui  beaucoup  d'âmes  croient  que 
la  crise  de  la  conscience  moderne  doit  se  résoudre  par  une  de  ces 
rénovations.  Plus  grand  encore  est  le  nombre  des  intelligences  ten- 
dues vers  la  recherche  du  mieux  social  ;  c'est  dans  cette  direction 
que  la  mine  évangélique  est  la  plus  riche,  la  moins  fouillée;  là 
se  cache  peut-être  la  formule  religieuse  et  sociale  que  tant  de  cœurs 
sollicitent.  Oh!  je  sais  bien  que,  depuis  1848,  cette  idée  est  enta- 
chée de  défaveur  et  surtout  de  ridicule.  Avant  de  rire,  j'ai  coutume 
de  regarder  toujours  en  arrière  et  de  me  représenter  comment  nos 
aïeux  auraient  ri  des  idées  les  mieux  établies  pour  nous.  Prenez, 
par  exemple,  un  sujet  de  Philippe  II  d'Espagne,  de  Marie  d'Angle- 
terre ou  de  Charles  IX  de  France;  tout  à  coup,  ce  voyant  se  met  à 
prédire  l'émancipation  absolue  de  la  conscience,  la  faculté  pour 
chacun  d'adorer  Dieu  suivant  ses  propres  lumières,  la  liberté  de 
décider  publiquement  sur  toutes  les  matières,  l'égalité  civile  et  poli- 
tique, la  surveillance  du  pouvoir  par  tous  les  intéressés.  Certes, 
tous  ses  contemporains  eussent  traité  de  fou  ce  visionnaire  s'il  eût 
ainsi  prédit  les  conséquences  des  nouvelles  découvertes  qu'on  fai- 
sait  à  cette  heure  dans  l'évangile  ;  pourtant  il  eût  simplemen 
annoncé  l'état  dans  lequel  nous  vivons,  les  progrès  qui  devaient 
sortir,  après  deux  siècles  de  travail  latent,  de  la  grande  secousse 
imprimée  aux  âmes  autour  de  lui.  —  Ainsi,  lors  de  la  première 
renaissance  religieuse,  l'interprétation  libérale  de  l'évangile  a  pré- 
paré la  transformation  civile  et  politique  à  peu  près  accomplie 
aujourd'hui  dans  le  monde  chrétien  ;  pourquoi  ne  pas  espérer  qu'à 
la  prochaine  étape,  le  sens  social  du  livre  nous  sera  révélé  et  que, 
de  cette  nouvelle  évolution  religieuse,  l'histoire  saura  tirer  encore, 
avec  sa  lenteur  et  sa  sagesse  accoutumées,  un  moule  social  appro- 
prié aux  besoins  des  hommes,  aussi  supérieur  à  l'ancien  que  notre 
vie  civile  est  supérieure  à  celle  du  moyen  âge?  Si  cette  seconde 
réforme  s'accomplit,  d'abord  dans  les  âmes,  puis  dans  les  faits,  il 
faudra  reconnaître  que  le  gouvernement  supérieur  du  monde  depuis 
l'institution  du  christianisme  est  une  chose  miséricordieuse  et  admi- 
rable. 

Revenons  au  peuple  russe;  rien  ne  lui  interdit  de  penser  qu'il 
est  appelé  à  jouer  un  grand  rôle  dans  ces  transformations  de 
l'avenir.  Le  tour  d'esprit  de  ce  peuple  le  prédispose  à  suivre  cette 
voie;  il  est  foncièrement  pieux,  il  ne  craint  pas  les  expériences 


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94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

effrayantes;  sa  pensée  toute  neuve  n'est  pas  arrêtée  par  le  réseau 
de  vieilles  idées  qui  emprisonne  la  nôtre;  à  la  foi*  mystique  et 
pratique,  il  est  surtout  enclin  à  confondre  la  vérité  religieuse  et 
la  justice  sociale  ;  les  langues  trahissent  les  secrets  des  cerveaux  : 
le  russe  n'a  qu'un  mot,  nous  lavons  vu,  pour  ces  deux  catégo- 
ries de  son  idéal.  Qu'on  étudie  la  conscience  obscure  du  paysan 
Sutaîef  ou  la  littérature  dont  se  nourrissent  les  classes*  moyennes, 
qu'on  interroge  les  hommes  de  chair  et  d'os  ou  les  héros  fictifs 
de  l'imagination,,  ou  retrouve  partout  cette  vision  d'un  monde  plus 
fraternel  et  plus  juste,  réformé  par  la  foi  religieuse,  par  l'évangile. 
Le  mouvement  dit  nibiliae,  avec  ses  déclamations  athées,  n'est 
qu'une  exagération  maladive,  accidentelle,  l'extrémité  où  verse  un 
petit  nombre  de  désespérés,  ce  qa'est  l'ascétisme  à  une  religion  bien 
ordonnée.  Les  grandes  masses  populaires*  quand  elles  s'éveilleront, 
ne  procéderont  pas  ainsi  par  négaùons  désolantes,  pourvu  qu'elles 
trouvent  au-dessus  d'elles  les  lumières  et  la  hon.  vouloir  des  classes 
savantes.  Fasse  le  ciel  qu'elles  ne.  s'émeavent  pas  trop  tôt  !  Aujour- 
d'hui un  mouvement  religieux  et  social,  purement  paysan,  ne  pour- 
rait aboutir  qu'à  une  jacquerie,  à  une  guerre  de  husskes,  laquelle 
n'a  rien  fondé  :  a  l'organisation  de  la  vie  commune  par  l'amour  use 
réduirait  à  des  destructions  et  des  spoliations  de  Vandales  ;  ce  n'est 
pas  avec  le  rêve  incohérent  d'un  Sutaîef  qu'on  réforme  le  monde. 
Mais  il  faut  un  peu,  beaucoup  peut-être  de  ce  rêve  pour  le  réfor- 
mer. Sans  la  règle  froide  et  prudente  de  la  science,  ce  rêve  du  cœur 
du  peuple  ne  peut  rien  que  le  mal;  la  science  est  en  haut  dans  le 
cerveau  du  corps  social  ;  elle  aussi  est  stérile,  si  elle  ne  s'incline  pas 
pour  écouter  le  cœur  :  quelqu'un  a  dit  que  les  grandes  pensées 
viennent  de  lui.  Ge  serait  une  grande  pensée  celle  qui  applique- 
rait toutes  les  forces  du  sentiment  religieux  à  la  sohttioa  terrestre 
du  problème  de  la  justice. 

C'est  la  recherche  du  grand  œuvre,  diront  les  sceptiques*  Je  le 
veux  bien,  la  comparaison  est  instructive.  Durant  des  siècles,  les 
alchimistes  ont  pâli  sur  leurs  creusets  ;  le  vulgaire  croyait,  les  gens 
sensés  riaient  ;  un  jour,  dans  ces  creusets,  la  chimie  est  née  ;  eUe  a 
changé  le  gouvernement  du  monde  physique.  Comme  le  moyen 
âge,  les  temps  modernes  ont  leur  grand  œuvre  :  jusqu'ici  les  alchi- 
mistes ont  seuls  cherché;  qui  oserait  affirmer  qu'il  ne  viendra 
jamais  un  chimiste  indiquant  La  vraie  méthode  et  faisant  la  lumière? 
Pourquoi  désespérer  d'une  entreprise,  parce  qu'elle  n'a  été  abordée 
le  plus  souvent  que  par  trois  sortes  d'knpuissans,  les  ignorans,  les 
fous  et  les  haineux?  Cette  entreprise,  la  révolution  française  l'a 
tentée;  partie  d'un  esprit  de  négation  ou  tout  au  mokis  d'un  idéal 
purement  humain*  faussée  dans  son  principe  par  une  philosophie 


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UN  SECTAIRE  RUSSE.  95 

étroite,  par  les  théories  absurdes  du  Contrat  social,  elle  a  erré  en 
cherchant  à  améliorer  le  sort  du  peuple  sans  le  maintenir  par  une 
discipline  morale;  elle  a  semé  plus  de  haine  que  d'amour,  trop 
parlé  aux  hommes  de  leurs  droits,  pas  assez  de  leurs  devoirs. 
Aujourd'hui  la  savante  Allemagne  semble  vouloir  reprendre  le 
problème  avec  ses  données  exactes  ;  un  homme  génial,  comme  ils 
disent,  l'esprit  le  plus  pratique  de  notre  temps,  n'a  pas  dédai- 
gné de  mettre  la  maki  ai  grand  magistère  ;  ceux  mêmes  qu'il  a 
le  plus  cruellement  blessés  l'applaudiraient  s'il  réussissait  dans 
sa  noble  tâche.  Mais  l'Allemagne  est  prise  comme  nous  dans  les 
chaînes  de  fer  d'une  longue  histoire,  retenue  par  la  métaphy- 
sique et  les  constructions  du  passé  ;  elle  est  timide,  comme  tous  les 
spéculatifs,  on  peut  douter  qu'elle  mène  à  bonne  fin  l'entreprise. 
Plus  impétueux  et  plus  libres  d'entraves,  les  Slaves  se  trouveront 
peut-être  un  jour  dans  des  conditions  meilleures  :  ayant  la  foi  des 
vieux  âges  et  la  science  des  nouveaux,  de  grands  espaces  vierges 
dans  leurs  âmes  comme  sur  leurs  terres.  Nul  n'a  vécu  chez  eux  sans 
y  sentir  le  souffle  d'une  puissante  espérance  ;  qu'il  soit  permis  aux 
croyans  du  progrés  de  la  partager. —  Que  de  songes  1  diront  encore 
les  sceptiques.  Des  songes  faits  par  tant  de  gens  contiennent  sou- 
vent une  part  de  vérité,  et,  en  Russie  du  moins,  ils  hantent  beau- 
coup d'âmes  à  ma  connaissance.  Ceux  que  ces  songes  troubleraient 
dans  leur  repos  n'ont  guère  à  s'inquiéter  ;  l'heure  de  la  réalisation 
n'est  pas  proche,  si  l'on  compte  d'après  la  marche  accoutumée  des 
événement  historiques;  il  est  vrai  que,  pour  toutes  choses,  les 
modernes  ont  raccourci  le  temps,  et  que  f  histoire,  qui  autorise  les 
prévisions,  ne  permet  pas  las  calculs  exacts.  L'astronome  est  pins 
fcetreux  que  l'historien  ;  celui-là  dit  :  Tette  révocation  du  ciel  revien- 
dra à  telle  date  ;  celui-ci  ne  peut  quedire  :  Telle  révolution  de  lTra- 
manité  se  reproduira  dans  des  circonstances  données.  Un  jour,  je  me 
trouvais  en  mer  svr  un  bateau  turc,  dans  des  parages  de  l'Archipel 
fort  accidentés  et  de  fond  très  inégal;  oa  cherchait  un  ancrage  :  du 
gaillard  d'avant,  des  matelots  jetaient  la  sonde  et  criaient  à  chaque 
minute  des  chiffres  différons  ;  le  capitaine  ordonna  de  mouiller. 
Je  m'approchai  pour  lui  demander  par  combien  de  brasses  nous 
étions;  l'Orientai  tara  les  yeux  au  ciel  avec  son  geste  accoutumé  et 
me  répoacWt  :  «  Dieu  le  saitl  *  Jetons  la  sonde  dans  l'avenir  pour 
noas  domer  à  nous-mêmes  l'illusion  que  nous  gouvernons  nos 
navires  :  il  faudra  toujours  nous  résigner  A  répondre  comme  ce  capi- 
taine. 


EOGÈDŒ-llELCHAOa  M  VOGUi. 

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LES 


BIENS    D'ORLÉANS 


ET 


LA   LOI   DE   DÉCEMBRE    1872 


Le  8  décembre  1871,  un  projet  de  loi  ayant  pour  objet  de  rap- 
porter les  décrets  du  22  janvier  1852,  relatifs  aux  biens  de  la  famille 
d'Orléans,  fut  présenté  à  l'assemblée  nationale  par  M.  Thiers,  prési- 
dent de  la  république  française,  par  M.  Dufaure,  ministre  de  la  jus- 
tice et  par  M.  Pouyer-Quertier,  ministre  des  finances.  U  proposait 
la  restitution  aux  héritiers  du  roi  Louis-Philippe  des  biens  meubles 
et  immeubles  saisis  par  l'état  en  vertu  de  ces  décrets,  et  non  aliénés. 
Après  avoir  été  examiné  par  une  commission  de  quinze  membres 
qui  s'en  appropria  toutes  les  dispositions  essentiel  les,  il  fut  discuté  le 
22  novembre  1872,  et  l'assemblée,  en  seconde  délibération,  par 
614  voix,  c'est-à-dire  à  l'unanimité  des  votans,  en  adopta  l'article 
premier,  ainsi  conçu  :  «  Les  décrets  du  22  janvier  1852,  concer- 
nant les  biens  de  la  famille  d'Orléans,  sont  et  demeurent  abrogés.» 
Les  autres  articles  furent  votés  par  assis  et  levé,  sans  débat,  à  la 
troisième  comme  à  la  seconde  délibération. 

Dix  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  ce  vote  unanime  a  permis  aux 
princes  d'Orléans  de  reprendre  possession  d'une  partie  des  biens 
qui  leur  avaient  été  ravis.  Beaucoup  d'événemens  se  sont  accomplis 
depuis  cette  époque  et,  quoique  l'étiquette  du  gouvernement  n'ait 


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LES  BIENS  D  ORLEANS.  97 

pas  été  changée,  le  régime  politique  issu  de  nos  derniers  revers  a 
subi  de  nombreuses  transformations.  L'assemblée  de  1871  a  disparu 
après  avoir  organisé  les  institutions  républicaines.  Ses  actes  appar- 
tiennent désormais  à  l'histoire,  et,  si  la  réaction  que  l'ensemble  de 
son  œuvre  législative  avait  provoquée  dans  notre  société  démocra- 
tique ne  s* est  pas  tout  à  fait  amortie,  on  juge  du  moins  cette  œuvre 
avec  plus  de  calme  :  la  période  des  polémiques  est  close.  Le  moment 
est  peut-être  venu  d'apprécier,  parmi  ces  lois,  la  loi  du  21  dé- 
cembre 1872  qui  abrogeait  les  décrets  du  22  janvier  1852.  Rien  ne 
nous  trouble,  à  coup  sûr,  au  moment  où  nous  entreprenons  cette 
étude,  et  rien  ne  saurait  troubler,  parmi  nos  lecteurs,  ceux  qu'of- 
fusque le  plus  l'image  de  l'ancienne  monarchie  française.  Il  s'agit 
sans  doute  d'une  branche  de  cette  dynastie  qui  remplaça  en  987  la 
dynastie  carlovingienne  et  des  héritiers  directs  d'un  prince  qui  a 
gouverné  notre  pays  de  1830  à  1848;  mais  nous  n'avons  à  juger  en 
ce  moment  ni  cette  dynastie  ni  ce  règne.  Notre  tâche  est  beaucoup 
plus  modeste.  Le  gouvernement  de  la  république  devait-il,  ainsi 
qu'il  Va  pensé,  rendre  aux  princes  d'Orléans  une  partie  des  biens 
que  les  décrets  de  1852  leur  avaient  enlevés?  Les  princes  d'Orléans 
devaient-ils  accepter  cette  restitution  partielle? Telles  sont  les  ques- 
tions que  nous  allons  examiner. 

I. 

Le  7  août  1830,  la  chambre  des  pairs  et  la  chambre  des 
députés,  après  avoir  modifié  ou  supprimé  plusieurs  articles  de  la 
charte,  déclarèrent,  a  moyennant  l'acceptation  de  ces  dispositions 
et  propositions,  »  que  «  l'intérêt  universel  et  pressant  du  peuple 
frauçais  appelait  au  trône  S.  A.  R.  Louis-Philippe  d  Orléans,  duc 
d'Orléans,  lieutenant- général  du  royaume.  »  En  conséquence,  S.A.  R. 
Louis-Philippe  d'Orléans,  duc  d'Orléans,  lieutenant-général  du 
royaume,  était  «  invité  à  accepter  et  à  jurer  l'observation  de  la 
charte  constitutionnelle  et  des  modifications  indiquées  et,  après 
ravoir  fait  devant  les  chambres  assemblées,  à  prendre  le  titre  de 
roi  des  Français.  »  Les  deux  chambres  s'assemblèrent  en  effet  le  sur- 
lendemain 9  août,  et  le  procès-verbal  de  leur  séance  débute  en  ces 
termes  :  a  L'an  mil  huit  cent  trente,  le  neuf  août,  MM.  les  pairs  et 
MM.  les  députés  étant  réunis  au  palais  de  la  chambre  des  députés 
sur  la  convocation  de  M«r  Louis-Philippe  d'Orléans,  lieutenant-géné- 
ral du  royaume,  son  Altesse  Royale  est  entrée,  etc.  Son  Altesse  Royale 
ayant  pris  séance,  Monseigneur  a  dit  aux  pairs  et  aux  députés  :  «  Mes- 
sieurs, asseyez-vous.  »  S'adressant  ensuite  à  M.  le  président  de  la 

«r.  —  488?.  1 


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96  REVUE  DES  DEUX  V0N9ES* 

^tiribi^^^d*pirt*B,Moiisçigneirrluia  dit  :  «Monsieur le  président 
«de  la  dhambre'des  déptrtés,  veuillez  lire  la  déclaration  de  la  chambre.  » 
les  mômes  paroles  sont  ensuite  adresséesau  président  de  la  rihambre 
des  pairs,  et  le  procès-verbri  reprend  :  «  Alors  Monseigneur  a  lu  son 
-acceptation  ainsi  conçue  :  Messieurs  les  pairs  et  Messieurs  les  dépu- 
tés, j'ai  lu  avec  trne  grande  attention  la  déclaration  de  la  chambre  des 
dëputés  et  l'acte  d'adhésion  de  la  chambre  des  pairs,  fen  ai  pesé 
et  médité  toutes  les  expressions.  J'accepte  sans  restriction  ni  réserve 
Jes  clauses  et  engagemens  que  renferme  cette  déclaration,  et  le  titre 
de  roi  des  TVançais  qu'elle  me  confère,  et  Je  suis  prêt  à  en  Jurer 
l'observation.  Son  Altesse  Royale  s'est  ensuite  levée,  et,  la  tête  décou- 
verte, a  prêté  le  serment  dont  la  teneur  suit.  Serment  :  En  présence 
de  Dieu,  je  jure  d'observer  fidèlement  la  charte  constitutionnelle, 
avec  les  modifications  exprimées  dans  la  déclaration  ;  de  ne  gou- 
verner que  par  les  lois  et  selon  les  lois  ;  de  faire  rendre  bonne  et 
«acte  justice  à  chacun  selon  son  droit,  et  d'agir  en  toutes  choses 
dans  la  seule  vue  de  l'intérêt,  du  bonheur  et  de  la  gloire  du  peuple 
français.  M.  te  commissaire  provisoire  au  département  de  la  justice 
a  ensuite  présenté  la  plume  à  Son  Altesse  Royale,  qui  a  signé  le  pré- 
sent en  trois  originaux...  Sa  Majesté  Louis-Philippe  7*r,  roi  des 
Français,  s'est  alors  placée  sur  le  trône.  » 

Ainsi,  jusqu'à  la  prestation  de  serment,  Louis-Philippe  n'est  pas 
encore  devenu  roi  des  Français.  C'est  au  lieutenant-général  qu'a  été 
portée,  le  1  août,  la  déclaration  des  deux  chambres;  il  en  examine 
pendant  deux  jours  les  diverses  clauses  et  en  médite  toutes  les 
expressions  ;  il  peut  encore  répudier  les  engagemens  qu'elle  ren- 
ferme. C'est  en  quaRté  de  lieutenant-général  qu'A  convoque  les 
chambres  et  qu'il  assiste  le  0  août  au  début  de  la  séance.  Tant  qu'il 
n'a  pas  accepté  l'offre  des  pouvoirs  publics  €ft  juré  d'observer  la 
charte,  le  contrat  n'est  pas  formé,  le  trône  est  encore  vacant. 

Or,  par  acte  authentique  du  7  août  1*830,  Louis-Philippe  avait  fait 
donation  à  ses  enfans,  en  exceptant  toutefois  son  fils  aîné,  de  la 
nue  propriété  des  biens  qui  lui  étaient  advenus  :  !•  de  la  succes- 
sion de  sa  mère;  2*  de  la  succession  bénéficiaire  de  son  père; 
3<>  d'acquisitions  faites  de  1814  à  1830.  Il  ne  pouvait  comprendre 
et  n'avait  pas  compris  dans  cette  donation  les  biens  composant 
l'ancien  apanage  d'Orléans,  qui  lui  avaient  été  restitués  en  1814, 
mais  -qui*  d'après  les  titres  constitutifs  de  cet  apanage,  étaient 
soumis  à  un  droit  de  retour  éventuel  au  profit  de  l'état  et  sont  effec- 
tivement rentrés,  dès  1832,  dans  le  domaine  national.  Au  surplus, 
quoique  la  loi  du  4  mars  1*832  eût  formellement  réuni  ces  biens  à 
la  dotation  immobilière  de  la  liste  civile  en  rappelant  que  «  Tapa- 
nage  d'Orléans,  constitué  par  les  êdits  de  ItWl,  1672  et  1692, 


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«mit,  per  I*avènemeftt  dfc  roi,  fait  retour  à  l*éQat9  »  te  commission 
nommée  par  l'assemblée  nationale  tint  à  s'assorer  elte-méme  que  la. 
donatiea  du  7  août  avait  porté  seulement  sur  des  biens  disponibles 
et  se  comprenait  aucune  partie  de  la  fortune  apaimgère  :  «  Votre 
comnsaio»,  Hton  dans  le  rapport  de  M.  Robert  de  Maaey,  n'en  a 
pas  moins  fait  des  recherches  pour  constater  l'origine  de  ces  mêmes 
biens;  ses  investigations  lai  eut  démontré  qu'ils  étaient  tous  patri- 
moniaux (1).  » 

L'origine  des  biens  (tonnés  le  7  août  l'930  étant  ainsi  hors  de 
toute  contestation,  le  second  décret  du  22  janvier  1853,  pour  tes 
incorporer  an  domaine  national,  eut  recours  à  ^argumentation  sui- 
vante :  «  Le  président  de  la  république,  considérant  que,  sans  vou- 
loir porter  atteinte  an  droit  de  propriété  dans  la  personne  des  princes 
de  la  famille  d'Orléans*  le  président  de  la  république  ne  justifierait 
pas  la  confiance  du  peuple  français  s'il  permettait  que  des  bien» 

(1)  Dans  Is>  séance  <kr  23  nvvemète  1879,  Mi  Pascal  Dtsprat,  examinant  Torighse  *e* 
bien»  que  Louis-Philippe  avait  recueillis  dans  1»  succession  do  m.  sert,  hi  duchesse 
de  Penthièvre,  s'exprima  en  ces  termes  :  «B'où  provenaient  ces  bien»*  en  très  grande, 
partie?  Des  apanages  qui  avaient  été  constitués,  malgré  nos  lois  fondamentales,  par 
Louis  XIV  an  pioflt  d'enfant  adultérins.  Ces  biens  passèrent  entre  les  mains  du  duc 
de  Peut  (lièvre.  Mais,  à  la  mort  de  duc  de  Penthièvre,  en  1793>  ils  ne  pouvaient  pa» 
passer  dans  le»  mains  de  sa  fille  :  c'était  csotraàre  à.  toute»  les  lois-»  Jitosi  èoncr  de 
ce  coté,  Tétai  peut  et  doit  opposer  de  nombreuses  réclamations  aux  prétentions  d*  la 
Camille  d'Orléans...  »  Cette  erreur  a  été  très  complètement  réfutée,  dans  la  même 
discussion,  par  M.  Bocber  :  t  La  presque  totalité  de  la  fortune  dont  se  composait  la 
succession  de  ta  duchesse  d'Orléans,  mère  de  LouS-Philippe  et  flHe  du  duc  de  Pen» 
Unèvte,  a  dit  le  dépecé  du  Calvados,  pvoveneit  de*  l'échange  de  la  principauté*  et  so*> 
veraineté  de  Dombes,  fait  en  1762  avec  le  roi  Lenis  XV  es  sur  sa» demande,  parla 
comte  d'Eu.  Cette  principauté  de  Dombes,  cette  fortune  considérable  venue  au.  duc 
d'Orléans  par  sa  mère,  d'où  provenaitrelle  elle-même?  D'un  apanage,  avez- vous  dit, 
d'une  dotai  ion  de  Louis  XIV,  de  W"  de  Mbntespan  !  Pas  un  mot  qui  soit  exact.*. 
Celte  principauté  de  Dombesy  elle  ftrt  donnée  ew  *SSi  par  un  acte  authentique,  tout  le* 
menue  peut  le  vérifier,  par  Mademoiselle,  le  grande  MedetneieeUei  Blto  Ait  denaéei 
en  16*4  non  pasy  encore  une  fois,,  à  titre  d'apanage  par  Leuis  XIV  au  profit  de  se* 
légitimés,  non  pas.  au  détriment  de  l'état,  non  pas  par  préférence  sur  les  domaines  de 
Peut;  elle  fut  donnée  par  Mademoiselle,  maltresse  absolue  de  ses  biens,,  pouvant  en 
disposer  comme  ette  le  voulait,  au  duc  du  Haine,  le  20  février  1681.  Et  Mademoiselle, 
de  qui  tenais  este  ces  biens?  Des*,  met*,  Marie  de  Monlpensier,  qui  était  la  femme  de 
Gaston.  oYOrléaes,  frêne  de  Loui*  XIH.  Bt  de  sjci  sa  mère  les  a*sit»ettB  reçual  Dfj 
Henni  de  Montpensier,  qui  était  lui-même  le  représentant  et  l'héritier  de  la,  branche 
de  Bourbon-Montpensier.  Le  duc  du  Maine  eut  pour  héritier  son  fils  aine,  le  prince 
de  Bombes.  Le  prince  de  Dombes  mourut  sans  enfuis;  il  laissa  sa  fortune  à  son  frère, 
le  comte  tf3u,  «soi  nlaveebonts  XT  oet  écbas^o  de>17©2,  leqoei  est  l"origme de  toute 
la  iestune  macesnele  4a  emt  dVQrieaas,  Le  comte  d'Ee  memnst  à  son  mue  sans  poste* 
rite;  il  laissa, sa  fortune  non  pas  à-  son  oncle,  le  comte  de  Toulouse,  ce?  légitimé  de 
M""  de  Montespan,  qui  était  mort  avant  lai,  mais  tout  naturellement»  par  ordre 
de  succession,  à  son»  plus  proche  parent,  son  cousin  germain}  le  duc  de  Penthièvre, 
père  de  as  duchesse  dTMéan».  » 


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100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  doivent  appartenir  à  la  nation  soient  soustraits  au  domaine  de 
l'état;  considérant  que,  d'après  l'ancien  droit  public  de  la  France,., 
tous  les  biens  qui  appartenaient  aux  princes  lors  de  leur  avènement 
au  trône  étaient  de  plein  droit  et  à  l'instant  même  réunis  au  domaine 
de  la  couronne;.,  considérant  que  cette  règle  fondamentale  de  la 
monarchie  a  été  appliquée  sous  les  règnes  de  Louis  XVIII  et  de 
Charles  X  et  reproduite  dans  la  loi  du  15  janvier  1825;  qu'aucun 
acte  législatif  ne  l'avait  révoquée  le  9  août  1830,  lorsque  Louis- 
Philippe  a  accepté  la  couronne;  qu'ainsi,  par  le  seul  fait  de  cette 
acceptation,  tous  les  biens  qu'il  possédait  à  cette  époque  sont  deve- 
nus la  propriété  incommutable  de  l'état;.,  qu'on  exciperait  vaine- 
ment de  ce  que  l'union  au  domaine  public  des  biens  du  prince  ne 
devait  résulter  que  de  l'acceptation  de  la  couronne  par  celui  ci  et 
de  ce  que  cette  acceptation  n'ayant  eu  lieu  que  le  9  août,  la  dona- 
tion consentie  le  7  du  même  mois  avait  dû  produire  son  effet;  con- 
sidérant qu'à  cette  dernière  date  Louis-Philippe  n'était  plus  une 
personne  privée,  puisque  les  deux  chambres  l'avaient  déclaré  roi 
des  Français  sous  la  seule  condition  de  prêter  serment  à  la  charte;., 
considérant  que  les  biens  compris  dans  la  donation  du  7  août,  se 
trouvant  irrévocablement  incorporés  au  domaine  de  l'état,  n'ont  pu 
en  être  distraits  par  les  dispositions  de  l'article  22  de  la  loi  du 
2  mars  1832;..  considérant,  en  outre,  que,  les  droits  de  1  état  ainsi 
revendiqués,  il  reste  encore  à  la  famille  d'Orléans  plus  de  100  mil- 
lions avec  lesquels  elle  peut  soutenir  son  rang  à  l'étranger,  décrite  : 
Article  premier.  —  Les  biens  meubles  et  immeubles  qui  sont  l'objet 
de  la  donation  faite  le  7  août  1830  par  le  roi  Louis-Philippe  sont 
restitués  au  domaine  de  l'état.  » 

Le  gouvernement  de  M.  Thiers,  en  proposant  l'abrogation  de  ce 
décret  et  la  restitution  à  la  famille  d'Orléans,  non  pas  de  tous  les 
biens  qui  lui  avaient  été  enlevés,  mais,  parmi  ceux-là,  des  seuls 
biens  qui  ne  fussent  pas  encore  vendus,  l'assemblée  de  1871,  en 
accueillant  cette  proposition,  manquaient-ils  à  leur  devoir?  Ils  y 
manquaient  sans  nul  doute  si  le  décret  de  janvier  1852  avait  vu 
clairement  et  bien  raisonné;  ils  y  manquaient  s'ils  sacrifiaient  les 
droits  légitimes  du  trésor  public,  alors  obéré,  à  quelque  entraîne- 
ment irréfléchi.  11  ne  s'agissait  pas,  en  ce  moment,  de  s'associer 
aveuglément  à  la  sympathie  que  des  princes  longtemps  exilés 
avaient  excitée  dans  plusieurs  départemens,  ni  de  leur  décerner, 
quelle  qu'eût  été  leur  conduite  pendant  la  guerre,  un  brevet  de 
courage  ou  de  patriotisme.  Le  rôle  des  pouvoirs  publics  était  tracé. 
Le  droit  avait-il  reçu  du  décret  que  nous  avons  cité  tout  à  l'heure 
une  de  ces  brèches  terribles  qu'il  faut  à  tout  prix  réparer?  Avait-on 
confisqué  en  1852  ou  n'avait-on  pas  confisqué,  comme  paraissait  le 


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les  biens  d'Orléans.  101 

d'avoir  croire  l'auteur  du  décret,  se  défendant  tout  d'abord  «  voulu 
porter  atteinte  au  droit  de  propriété  dans  la  personne  des  princes 
de  la  famille  d'Orléans?  »  Ah!  si  l'on  avait  confisqué,  l'hésitation 
n'était  pas  permise. 

Montesquieu,  Voltaire,  Servan,  presque  tous  les  philosophes  du 
xviiie  siècle  ont  flétri  la  confiscation.  On  la  retrouvait  alors  à  chaque 
page  de  nos  codes  criminels,  qui  l'attachaient  comme  peine  acces- 
soire, non-seulement  à  la  mort  naturelle,  mais  à  toute  peine  capi- 
tale entraînant  la  mort  civile,  par  exemple  au  bannissement  perpé- 
tuel et  aux  galères  perpétuelles.  C'était,  parmi  les  odieux  abus  de 
l'ancienne  justice  criminelle,  un  des  plus  odieux.  Le  législateur, 
après  avoir  frappé  le  coupable  dans  l'intérêt  du  corps  social,  le 
dépouillait  dans  l'intérêt  du  fisc  :  il  ouvrait  sa  succession,  vécût-il 
encore,  et  déshéritait  totalement  ou  partiellement  ses  enfans  inno- 
cens.  11  punissait  la  famille  d'un  crime  qu'elle  n'avait  pas  commis 
et  la  punissait  en  la  ruinant.  Knfin,  pour  que  cette  iniquité  n'eût  pas 
de  bornes,  il  mettait  généralement  en  éveil,  dans  presque  toute 
l'Europe,  les  convoitises  privées  :  tantôt  il  abandonnait  la  proie  à 
quelque  délateur,  tantôt  c'était  le  roi  lui-même  qui  se  dessaisis- 
sait au  profit  d'un  courtisan.  Les  «  dons  de  confiscation  »  tiennent 
une  grande  place,  chacun  le  sait,  dans  l'ancienne  jurisprudence 
française  et  dans  les  écrits  de  nos  vieux  criminalistes.  Aussi  les 
cahiers  de  1789  ne  furent-ils,  sur  aucun  autre  point,  plus  indignés, 
plus  impérieux  et  plus  précis.  On  sait  quel  compte  en  tint  la  con- 
vention nationale  :  «  La  guillotine  a  expédié  hier  et  aujourd'hui 
quarante-trois  scélérats  qui  ont  laissé  à  la  république  près  de 
30  millions,  écrivait  Maignet,  en  mission  à  Marseille,  au  comité 
de  salut  public.  »  La  confiscation  ne  fut  abolie  que  par  la  charte  de 
1814. 

«  Elle  ne  pourra  pas  être  rétablie ,  »  dit  l'article  66  de  cette 
charte.  Mais  il  y  a  deux  façons  de  rétablir  la  confiscation.  On  peut 
la  ressusciter  au  grand  jour  en  la  classant  de  nouveau  parmi  les 
peines  que  le  pouvoir  judiciaire  doit  quotidiennement  appliquer.  A 
vrai  dire,  l'entreprise  serait  téméraire  ;  elle  ne  pourrait  être  tentée 
que  dans  un  moment  de  délire  révolutionnaire  et  ne  survivrait  pas 
à  l'accès.  On  peut  faire  aussi  rentrer  la  confiscation  par  la  petite 
porte  et  comme  à  la  dérobée  en  mettant,  par  décret,  la  main  sur 
un  ensemble  de  propriétés  privées.  Les  propriétaires  réclameront,  à 
coup  sûr,  et  rappelleront  au  spoliateur  que  la  confiscation  est  rayée 
de  nos  lois.  Celui-ci  répliquera  qu'il  respecte  la  propriété  privée  et 
que  la  confiscation  lui  fait  horreur,  mais  ne  rendra  rien,  et  s'arran- 
gera pour  dessaisir  les  tribunaux  de  droit  commun  si  la  question 
leur  est  soumise.  Cette  sorte  de  confiscation  est  la  plus  dangereuse 


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102  REVUE,  DfiS  DEUi  MOWES. 

de  toutes,,  on  le  conçoit  aisément;  d'après  r ancien  système,  nul  ne 
peut  être  dépouillé  que  dans  les  cas  prévus  et  déterminés  d'avance; 
horrendn  lex}  sed  Ux  :  d'après  celui-ci»  le  plus  faible  est  purement 
et  simplement  à  la  discrétion  du  plus  fort.  D'après  l'ancien,  sysr 
tème,  un  juge  vérifie  si  les  biens  de  L'accusé  doivent  être,  en  effet, 
transférés,  au  fisc,  et  les  droits  du  pouvoir  judiciaire,  unique  sau- 
vegarde des  citoyensr  restent  saufe  r  d'après  celui-ci,  il  faut  empê- 
cher à  tout  prix  les  magistrats  de  contrôler  un.  acte  arbitraire,  et  la 
justice  elle-même  est  mise  en  interdit.  Ni  lois  ni  juges  :.  il  n  y  a  pas 
de  plus  grand  péril. 

Quand  un  gouvernement  a  commis  une*  pareille  faute,  m  pre- 
mière lâche  est  de  la  réparer.  S'il  ne  la  répare  pas  luà-méme-,  il 
appartient  aie  gouvernement  qui  le  remplace  d'agir  sans  délai.  Ge 
devoir  est  élémentaire* 

L'auteur  dea  décrets  du  22  janvier  1852  avait-ë  commis  cette 
faute?  La  France  énâ  se  le  figurer  il  y  a  trente  ans»  En  effet*  on 
vît  alors  un  spectacle  unique  dans  les  annales  du  second  empire» 
Quatre  ministres  du  prince-président,  quatre  de  ses  conseillera  Ses 
plus  éclairés  et  les  plus  fidèles.,  MM^Rouher,  garde  des  sceaux;  dB 
Morny,  ministre  de  l'intérieur;  Fouid,  ministre  des  finances;  Magne* 
ministre  des.  travaux  publics,  quittèrent  à  cette  occasion  te  minis- 
tère. Six  mois  pins  tard,  les  conseillers  d'état  Conradet  et  Ginrad, 
le  maître  des  requêtes  Reverchon,  le  président  de:  section  Maittard, 
furent  expulsés  du  conseil  d'état  pour  avoir  osé  croire*  que  les  tri- 
bunaux de  droit  commun  pouvaient  statuer  sur  le  recours  des 
princes  dépossédés.  Ges  démissions  et  ces  destitutions  donnèrent 
à  penser,  sans  nul  doute,  à,  cette  époque,  que  l'auteur  du  décret 
s'était  mis  au-dessus  de  lois  universellement  respectées»  Une  Un 
que  le  corps  législatif  vota  sans  débat  quatre  ans  plus  tard  ne  pot 
qu'affermir  cette  opinion.  Le  second  décret  de  1862  avait  soustrait 
aux  trois  filles  de  Louis -Philippe,  devenues  étrangères  par  leur 
mariage,  les  biens  formant  leurs  constitutions  dotales,  et  la  réunion 
au  domaine  national  des  biens  donnés»  par  le  lieutenant-général  à 
se»  enfans  le  7  août  1830,  provoqua,  k  ce  point  de  vue,  lit-an 
dans  le  rapport  de  IL  Befaert  de  Hassy,  des  réclamations  diptora*- 
tiques,  le  gouvernement  impérial  se:  soumit,  en  conséquence,  i 
une  restitution  qu'il  voulut  bien  qualifier  «  d'équitable.  »  La  loi 
du  16  juillet  1866*  autorisa,  le  ministre  des  finances  à  inscrire  ans 
le  grand  livre  de  ht  dette  publique  trois  rentes  9  pour  100  de 
200,000  francs  chacune  sa  profit  des  héritiers  de  la  reine  dsB 
Belges,  de  la  princesse  Marie -Clémentine,  duebesse  de  Sasm» 
Gebowg-fiotha,  et  des  héritiers  de  le  princesse  Marie-Christine, 
dwkesse  de  Wurtemberg.  Ge  n'était  pa»  là*  selon  toute  vtaisemr 


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US  MEHS  d'oUSAHS.  10$ 

Mance  un  cadeau  qu'en  faisait  aux  trois  ailles  du  feu  rai,  «n  cadeau 
n'ayant  pour  toi-même  rie»  «  d'équitable,  »  et,  ai  Ton  restituait 
qudque  chose,  c'est  apparemment  qu'A  y  «tait  lien  A  restitution  (1). 

Oe  qu'en  avait  dit  à  la  barre  des  tribunaux  en  1842,  MM.  Thiers, 
Dufaure  et  Pwyer-Quertier  le  répétèrent  à  la  barre  du  paya  dans 
l'exposé  des  motifs  du  projet  de  loi  qu'ils  présentèrent  à  l'assem- 
blée nationale  le  9  décembre  4371.  On  y  lk  :  «  11  vous  appartient, 
messieurs,  il  appartient  4  cette  assemblée,  qui  oowidère  comme 
un  de  «es  premiers  devoirs  de  rétablir  Tordre  moral  dans  les  esprits 
et,  pour  œla,  de  s'élenrer,  partout 'Oà  elle  les  rencontre,  contre  l'in- 
justice et  centre  1'iïrégaKté,  de  proclamer  que  la  France  ne  veut 
pas  être  solidaire  4e  l'atteinte  portée  dans  la  personne  des  princes 
d'Orléans  au  droit  fondamental  tte  la  propriété  individuelle.  Ce 
n'est  pas  devant  les  membres  de  cette  chambre,  à  laquelle  nous 
eroyons  avoir  déjà  donné  tant  de  preuves  de  notre  sincérité,  que 
nous  prendrons  le  sent  de  déclarer  (pie  la  proposition  dont  vous  êtes 
saisis  est  étrangère  à  toute  préoccupation  politique;  un  gouverne- 
ment honnête  est  toujours  -compris  lorsqu'il  s'adresse  à  une  assem- 
blée «Fbennètes  gens.  »  Ce  langage  est  oWr.  Aux  yeux  de  ces  trois 
hommes  d'état,  les  biens  d'Orléans  avaient  été  confisqués  admims- 
trativement,  et  le  gouvernement  devait,  dans  un  intérêt  suprême, 
réparer  du  même  coup  te  préjudice  privé  qu'avaient  souffert  les 
princes  dépossédés,  le  préjudice  public  qu'avait  souffert  la  société 
française  atteinte  dans  sa  sécurité,  dans  son  honneur,  dans  son 
eseeaee  néme  par  la  transgression  d'une  de  ses  lois  fondamen- 
tales. 

Écoulons  maintenant  H.  Pascal  Duprat,  qui  se  montra,  -dans  les 
séances  du  22  et  <*a  23  novembre  1872,  très  hostile  aux  princes 
dépossédés  et  déploya  les  plus  grands  efforts  pour  faire  échouer  le 
projet  du  gouvernement.  «  Messieurs,  dit-il  le  22  novembre,  j'ap- 
plaudis comme  vous  tous  à  la  pensée  qui  a  inspiré  le  projet  ée  kri 
qui  nous  est  soumis  :  c'est  une  pensée  de  réparation  et  de  justice. 
Les  déerets  spoliateurs  du  22  janvier  1652  avaient  atteint  le  droit 
inviolable  de  propriété,  méconnu  les  règles  fondamentales  de  nos 
lois  et,  je  puis  bien  ajouter,  blessé  profondément  la  conscience 
publique.  »  V«ilà  pour  le  fend  même  du  droit;  voici  pour  ht  procé- 
dure des  confiscations  administratives  :  «  Pas  plus  que  l'honorable 
M.  fttscal  Bupraft,  tfct  le  lendemain  M.  •risBon,  je  n'ai  la  pensée  de 
défendre  les  décrets  du  22  janvier,  et  les  honorables  amis  de  la  maî- 


(1)  fto  dm  trois  restes,  inscrite  sons  le  n°  5123*,  0»  série,  le  17  fletofare  tt&6,  a  éU 
délWréeau  roi  des  Ba^es;  les  de**  autres  ne  Baveiseent  pas  aroir  éiô  inscrites  en 
grand-livre  :  la  duchesse  de  Saxe-Cobourg -Gotha  et  les  représentons  de  la  duchesse  de 
Wurtemberg  se  sont  abstenus,  pendant  le  second  empire,  d'en  réclamer  les  arrérages. 
(Cf.  1e  rapport  de  M.  Robert  de  Massy.) 

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101  R£VUE  DES  DEUX  MONDES. 

son  d'Orléans  se  rappellent  peut-être  que  ces  décrets,  au  moment 
où  ils  furent  rendus,  ne  soulevèrent  pas  dans  le  parti  républicain 
moins  de  réprobation  que  chez  eux-mêmes.  (H.  Robert  de  Massy, 
rapporteur  :  (Test  vrai  I  )  Ils  nous  blessaient  parce  qu'ils  étaient  un 
attentat  à  la  propriété,  je  ne  veux  pas  dire  dans  le  fond  seulement, 
—  c'est  là  pour  quelques-uns  une  question,  —  mais  dans  le  manque 
de  forme,  de  la  forme  protectrice  du  droit  de  propriété...  J'entends 
encore,  messieurs,  et  j'y  applaudis  encore,  —  c'était  la  première 
fois  que  j'entrais  dans  le  prétoire  du  Palais  de  Justice  de  Paris;  il 
est  donc  bien  naturel  que  ce  souvenir  soit  demeuré  profondément 
gravé  dans  mon  esprit,  —  j'entends  encore  les  accens  inimitables 
de  Berryer  lorsque,  avocat  des  princes  et  donnant  à  son  argumen- 
tation une  note  dominante  qui  revenait  éternellement,  il  répétait  ce 
cri  emprunté  à  un  souvenir  classique  célèbre  :  Forum  et  jus  !  forum 
et  jus!  Donnez-moi  les  tribunaux  ordinaires,  rendez-moi  le  droit 
commun!  Forum  et  jus!  —  Le  forum  politique  avait  été  violé; 
ceux  qui  avaient  le  droit  de  l'occuper  avaient  été  dispersés,  le  droit 
commun  était  foulé  aux  pieds,  et  ceux-là  qui  n'avaient  pas  ressenti 
d'autres  blessures  sentaient,  à  la  blessure  faite  à  des  intérêts  privés, 
que,  lorsque  la  tutelle  du  droit  politique  manque,  le  droit  privé  n'a 
plus  de  protecteurs.  »  (Très  bien!  —  Applaudissemens  sur  plu- 
sieurs bancs  à  gauche.)  Belle  leçon  de  droit  public,  et  dont  le  sou- 
venir doit  rester  ineffaçable. 

Mais  il  ne  suffit  pas  que  le  président  de  la  république,  les  minis- 
tres, la  commission,  la  majorité,  la  minorité  même  aient  ainsi  jugé 
le  fond  et  la  forme  de  cet  acte  arbitraire,  ni  qu'un  vote  unanime  ait, 
le  23  novembre  1872,  clos  ce  débat.  A  la  rigueur,  l'auteur  du  décret 
peut  avoir  eu  raison  contre  les  ministres  démissionnaires  et  les 
conseillers  d'état  destitués  en  1852,  contre  le  législateur  de  1856, 
contre  le  gouvernement  de  M.  Thiers,  contre  l'assemblée  nationale, 
en  un  mot  contre  tout  Je  monde.  Examinons  et  commençons,  pour 
ne  négliger  aucun  côté  de  la  question,  par  supposer,  avec  le  décret 
lui-même,  que  le  duc  d'Orléans  fût,  en  eflet,  le  7  août  1830,  défini- 
tivement investi  de  la  royauté.  Vous  étiez  roi,  dit  le  jurisconsulte 
de  1852,  et  nous  le  lui  laissons  dire  pour  le  moment  :  donc,  en 
vertu  de  l'ancienne  constitution  monarchique  antérieure  à  1789, 
qui  avait  établi  le  droit  de  dévolution,  vos  biens  ont  été  à  l'instant 
même  réunis  au  domaine  de  la  couronne.  «  La  consécration  de  ce 
principe,  ajoute  un  considérant  plein  d'érudition,  remonte  à  des 
époques  fort  reculées;  on  peut,  entre  autres,  citer  l'exemple  de 
Henri  IV  :  ce  prince  ayant  voulu  empêcher,  par  des  lettres  patentes 
du  15:  avril  1590,  la  réunion  de  ses  biens  au  domaine  de  la  cou- 
ronne, le  parlement  de  Paris  refusa  d'enregistrer  ces  lettres  patentes, 
mx  termes  d'un  arrêt  du  15  juillet  1591,  et  Henri  IV,  applaudis- 


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'ôlv 


les  biens  d'Orléans.  105 

dissant  plus  tard  à  cette  fermeté,  rendit  au  mois  de  juillet  1601  un 
édit  révoquant  ses  premières  lettres -patentes.  »  Il  est  difficile  de 
croire  que  le  rédacteur  de  cette  dissertation  eût  véritablement  étu- 
dié notre  ancien  droit  domanial. 

D'après  les  principes  de  cet  ancien  droit,  antérieur  à  1566,  l'union 
du  domaine  patrimonial  et  particulier  au  domaine  de  la  couronne 
devait  être  expresse  et  ne  se  présumait  pas.  De  là  vient,  dit  un 
domaniste,  que  nous  trouvons  des  lettres  patentes  d'union  de  quel- 
ques domaines,  expédiées  par  nos  rois  et  vérifiées  dans  les  cours 
souveraines  après  quatre-vingt-dix  et  cent  cinquante  ans  de  posses- 
sion. En  voici  un  exemple  :  en  Tan  1271,  le  comté  de  Toulouse  avait 
été  acquis  au.  roi  par  le  décès  d'Alphonse  de  France,  comte  de  Poi- 
tiers, et  de  Jeanne  son  épouse,  fille  du  dernier  comte  de  Toulouse. 
Les  officiers  de  Philippe  le  Hardi  prirent  possession  de  ce  comté  et, 
quoique  depuis  ce  temps  ses  successeurs  en  eussent  joui,  ce  fut 
seulement  au  bout  de  quatre-vingt-dix  ans  que  le  roi  Jean  l'unit 
expressément  à  la  couronne  par  des  lettres  patentes  de  novembre 
1361.  Bien  mieux,  les  fiefs  mouvans  de  la  couronne,  possédés 
comme  domaines  particuliers  par  nos  rois  lors  de  leur  élévation  au 
trône,  et  qui,  s'il  faut  en  croire  le  savant  auteur  du  décret,  auraient 
dû  être  unis  de  plein  droit  à  la  couronne,  c'est-à-dire  au  domaine, 
étaient  néanmoins  conservés  dans  leur  nature  de  patrimoine  domes- 
tique et  particulier ,  faute  d'union  expresse.  En  voici  un  exemple  : 
au  mois  d'août  1284,  Philippe  le  Bel  épousa  Jeanne,  reine  de 
Navarre,  comtesse  de  Champagne  et  de  Brie.  Cette  reine  mourut 
au  mois  d'août  1804,  et  son  fils  aîné  Louis  lui  succéda.  Louis  devint 
lui-même  roi  de  France  en  1314.  Or  les  comtés  de  Champagne  et 
de  Brie  furent  considérés  comme  domaine  particulier  du  roi.  C'est 
ce  qui  résulte  :  1°  de  la  transaction  faite  entre  Philippe  le  Long  et 
Eudes  IV,  duc  de  Bourgogne,  oncle  maternel  de  la  fille  de  Louis  le 
Butin;  2°  du  contrat  de  mariage  de  Jeanne  de  France  avec  Philippe 
d'Évreux;  3°  de  l'accord  passé  entre  Philippe  de  Valois  et  Charles  II, 
roi  de  Navarre.  Bien  plus,  la  maxime  de  l'union  tacite  n'était  pas 
même  admise  sous  Louis  XII.  La  reine  Anne  devint  enceinte  en 
1509.  Louis,  au  mois  de  septembre,  fit  expédier  des  lettres  patentes 
portant  que,  les  seigneuries  de  Blois,  Danois,  Soissons  et  Coucy 
étant  domaines  particuliers  des  ducs  d'Orléans,  a  il  n'entendait  pas 
qu'ils  fussent  confus  avec  le  domaine  royal  et  public,  mais  voulait 
qu'ils  demeurassent  en  leur  première  condition  privée,  comme 
héritage  maternel  et  féminin  de  la  maison  d'Orléans.  »  Cela  sem- 
bla tout  naturel,  car  les  précédens  abondaient,  et  le  rédacteur 
même  des  décrets,  s'il  avait  vécu  à  «  cette  époque  fort  reculée,  » 
n'aurait  pas  soutenu  que  les  lettres  patentes  du  bon  roi  «  De  pou- 
vaient prévaloir  contre  les  droits  de  l'état  et  les  règles  immuables 


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MO  REVEE  Hl  OBUS  MSNIBK. 

da  droit  psUcc.  »  —  «  Mes  princes^  disut  ara  contraire  «a  mn 
demamsle,  étaient  mettras  absolus  de  ton*  les  biens  particuliers  on 
qui  leur  apfnrtenaient  lors  de  leur  élévation  k  b  couronne,  ou  qui 
leur  échéaient  pendant  leur  règne.  Ces  biens,  quant  à  lear  nature, 
rf étaient  dîffireaa  e»  aucune  autre  chose  de  tous  les  domaines  pos- 
sédés et  appartenant  aux  sujets  de  leur  étaU  » 

Ce  n'est  pas,,  nés  lecteurs  Font  compris  pour  Mm  étalage  d'éru- 
dition que  noua  répondons  par  des  citations  précises  et  dans  a» 
langage  presque  technique  à  cette  partie  du  second  décret  dm 
22  janvier.  Le  rédacteur  de  ce  décret  afrehe,  en  effet,  une  préten- 
tion singulière.  C'est  en  vain,  i  l'entendre,  qu'on  toi  oppose  des 
lois  fermette»,  ht  loi  dis  4  mars  1882,  par  exempte,  déclarant  le 
droit  de  dévolution  incompatible  avec  les  institutions  nouvelles  et 
sanctionnant,  par  raie  £e  conséquence,  fe  donation  du  7  août  1830. 
Ces  lois  no  sont,  à  ses  yen,  qve  de  seconde  catégorie  et  doivent 
fléchir  devant  une  loi  d'un  ardre  supérieur,  «  permanente,  »  «  im- 
muable, »  dont  les  origines  se  confondent  arec  celles  de  la  monar- 
chie. Mais  tout  oe  raisonnement,  vicie»  d'ailleurs  à  tant  d'égards, 
pèche  par  la  base  si  les  ras  de  France,  pendant  la  plus  longue 
période  de  l'ancien  régime,  sont  restés  maîtres  absoLus  des  biens 
qui  leur  appartenaient  à  leur  avènement*  Le  *ok  de  dévolu- 
tion, toi»  d'être  inhérent  aux  institutions  monarchiques  et  soudé, 
pour  ainsi  dire,  à  la  monarchie  elle-même,  n'est  plus  qu'une  metà- 
ficatiou  de  notre  premier  droit  poblic  et  un  accident  dans  l'histoire 
de  cette  monarchie* 

La  théorie  de  l'onioD  tacite  apparat*  dans  redit  de  Moulins  (février 
1566}*.  Mais  le  chancelier  deL'flosphal,  qui  ¥  avait  rédigé,  ne  vou- 
lut pas,  même  alors,  que  F  union  se  Ht  de  plein  droit.  On  donna 
dix  ans  aux  rois.  On  voulut  (1)  que,  pendant  ce  temps,  leur  patri- 
moine particulier  fût  administré  confusément  avec  le  patrimoine 
de  la  couronne  par  les  officiers  royaux  et  entrât  en  lifne  de  eomptv. 
Après  quoi  ce  patrimoine  particulier  s'unirait  au  domaine  de  la 
couronne.  Nous  n'en  sommes  pas  encore  à  la  dévolution  propre- 
ment dite.  «  On  n'a  pas  troevé  juste,  dît  on  vieil  auteur,  de  mettre 
nos  rois  dans  une  espèce  d'interdiction,  »  ce  qui  serait  arrivé  si 
lenr  paarinsoine  eût  été  a»  moment  même  de  leur  avènement  et  de 
plein  Aroit  réuni  au  domaine  de  la  couronne, 

Benri  III  mourut  le  2  août  18*9.  Le  1»  anwH  1A0O,  Henri  IV  fit 
eapédier  des  lettres  patentes*  par  lesquelles  il  déclara  vouloir  tenir 
son  paarkaoîneséparémentet  distinctement  de  celui  delà  couronne. 


(f)  «  te  domaine  de  nostre  couronne  est  entendu  celai  qui  est  expressément  consa- 
cré, ont  et  incorporé  àrnostre  couronne^  on  qnt  a  esté  tenc  et  administré  par  nos  rece- 

i  ékroftr,  et  «et  «tirée*  Ssjmt  de  compte.  •  (Art.  1} 


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1/édit  de  liudins  Je  Jui  permettait;  tumm  ces  lettres  rfurent-eltes 
vérifiées  sans  (opposition  au  parlement  de  Bordeaux  te  7  mai  1590. 
Mais  le  parlement  de  Paris,  séant  à  Sonia,  interprétant  autrement 
ne  loi  qui  «'«fait  pourtant  rien  'd'aaribigu,  ne  voulut  pas  les  ^ri- 
fier  et  ne  -déféra  pas  même  aux  lettres  de  jassion  'qui  lui  furent 
adressées  le  8  imvû  et  fie  29  mai  1691.  Quoique  oe  parlement  se 
fîtt,  en  cette  ciroonstanoe,  arrogé  dans  un  intérêt  politique  île  droit 
d'ajouterà  Ja  M,  son  obstination  désarma  le  prince,  qui  céda,  maiB 
qui  mit  {dus  de  du  ans  à  oéder.  Le  domaine  privé  fut  réuni  au 
doflHdne>de4a  couronne,  aras  seulement  par  un  <édit  de  juillet  1607, 
Honri  W,  dans  cet  édit,  se  fondait  sur  4e  «ombreuses  réunions 
expresses  faites  par  ses  prédécesseurs  ;  il  parlait  du  mint  etjkdi- 
tique  mariage  qu'il  avait  contracté  avec  la  couronne  de  France  et 
réroquait  ses  ïettrefrprftetiles  -de  1590.  «<  En  oe  frisant,  disait-il, 
déckrons  les  dudhés,  «censés,  vicomtes,  ixtronnies  et  autres  aei- 
gneuriee  mouvantes  de  neetre  couronne,  ou  des  parts  et  portions  de 
son  domaine,  tellement  accrues  et -réunies  à  ioeluyque  dès  1ers  de 
notre  avènement  4  k  œuianne  de  France,  ettes  sont  adrvenues  de 
mesme  nature  et  condition  que  te  reste  de  l'ancien  damante 
(ficelle.  »£no*re  i'édift,  au  'Heu  déposer,  comme  l'ordonnance  de 
Moulins,  une  règle  fondamentale  en  statuant  pourl'aweair,  ne  sta- 
tuait-il que  sur  un  fiait  particulier  :  la  réunion  du  domaine  (d'Henri 
de  Bourbon -au  domaine  de  la  couronne. 

Toutefois  le  parlement  de  Paris  défendit  arec  ténacité  sa  juris- 
prudence <et  finit  par  l'ériger  <entnaxime  *d'état.  Eajabault  «  beau- 
coup trop  loin,  à  coup  sûr,  en  affirmant  dans  «on  rappart  but  H 
loi  du  22  novembre  1790  «  tja'en  abjura  comme  autant  «Terreurs 
tout  oe  que  la  tradition  'pouvait  apposer  de  contraire*  »  Mais  à  quel- 
qoes  domanistes,  «omme  François  de  faute  Lagarde,  «dans  *san 
Traité  historique  des  droits  <dm  souverain  <en  /tance,  publié  en 
1753,  eoutinrent  «encore,  non  aans  preuves  ni  decumens  à  l'appui, 
la  distinction  tf  un  damaîne  royal  inoorporé  à  4a  couronner  d'an 
domaine  privé,  ta  composé  des  terres,  seignearies  49t  biais  qui 
ntkieirnent  journellement  eu  roi  iégaavt  par  acquisitions,  donations 
et  autres  titres  particulière,  *  Lefebvre  de  La  Planche  écrivit  dans 
non  classique  Traité  du  domaine  r  «  Toute  distinction  entra  9e 
domaine  ptfbKcetle  -domaine  privé  (du  roi)  eirt  inconnue  aujeun- 
tfbm  :  on  ne  fait  eucune*dMIérence  entre  le  domainequi  appartient 
au  publie  et  «lut  qui  appartient  au  roi,  »  et  la  plupart desjuritfaa 
«Bibraseèrent  «en  avis.  Ttelte  'était  'l'opinion  commune  àda  veille  de 
lavévtitution  française. 

Au  demeurant,  «'était  logique.  *Qmm*  eunX  prinoipvs,  savait  «dit 
IfcrefceMêqueJuvénâiaes'tomsaitt  L'état, 

cSest  moi,  »  répéta  friae  tard  en  ban  *aaçnislepetk*fita  tf«anri  A. 

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108  BEVOE  DES  DEUX  MONDES. 

La  a  dévolution  »  n'était  qu'une  conséquence  rigoureusement  déduite 
de  ces  prémisses*  On  devait  s'attacher  d'autant  plus  fortement  à 
cette  maxime  de  droit  monarchique  que  le  principe  même  de  la 
monarchie  absolue  s'était  plus  profondément  enraciné  dans  le  sol 
français.  C'est  ce  que  Gilbert  avait  expliqué,  ce  semble,  avec  toute 
la  netteté  désirable  :  «  La  personne  du  roi,  disait-il,  est  tellement 
consacrée  à  l'état  qu'elle  s'identifie  en  quelque  sorte  avec  l'état  lui- 
même,  et,  comme  tout  ce  qui  appartient  à  Vétat  est  censé  appar- 
tenir au  roi,  tout  ce  qui  appartient  au  roi  est  censé  appartenir  à 
l'état.  »  —  «  Pourquoi  y  avait-il  dévolution  en  France,  répète 
Berryer  dans  son  immortelle  plaidoirie  du  23  avril  1852?  Parce  que 
tout  ce  qui  appartenait  au  roi  appartenait  à  l'état,  parce  que  tout 
ce  qui  était  dans  les  mains  de  l'état  était  au  roi  et  que  le  roi  en 
disposait  librement.  »  L'exposé  des  motifs  du  9  décembre  1871 
répète  à  son  tour  :  «  La  réunion  au  domaine  de  l'état  des  biens 
appartenant  au  prince  au  moment  de  son  avènement  se  comprenait 
à  l'époque  où  le  prince  parvenait  au  trône  par  droit  d'hérédité  et 
où  le  domaine  de  l'état  était  réputé  la  propriété  du  souverain  et  se 
confondait,  par  conséquent,  avec  les  biens  personnels  de  celui-ci.  » 
C'est  clair,  et  tout  cela  s'encbatnait  méthodiquement  dans  le  sys- 
tème de  monarchie  absolue  qu'avaient  définitivement  fondé  Riche- 
lieu et  Louis  XIV. 

A  cette  monarchie  absolue  la  constituante  entendit  substituer,  dès 
1789,  une  monarchie  contractuelle,  dans  laquelle  le  roi  devait  être 
réduit  à  un  rôle  à  peu  près  passif  et  privé  des  attributions  les  plus 
essentielles  de  la  puissance  executive.  Qu'allait  devenir  le  droit  de 
dévolution?  Nul  ne  crut  alors,  à  coup  sûr,  que,  dans  l'écroulement 
général  des  anciennes  institutions,  celle-ci  dût  nécessairement  sur- 
vivre &  tout  par  une  sorte  du  vertu  propre  et  de  force  singulière. 
«  Droit  permanent,  disent  les  décrets  de  janvier,  règle  immuable 
du  droit  public.  »  Sophisme  étrange  I  est-ce  qu'il  y  avait,  à  ce 
moment  où  tout  s'abtmait,  états  généraux,  états  provinciaux,  par- 
lemens,  clergé,  noblesse  et  où  la  révolution  couchait  la  royauté 
capétienne  dans  ce  lit  de  Procuste  avant  de  l'étouffer  dans  ses  bras 
sanglans,  une  seule  règle  du  vieux  droit  monarchique  qui  s'impo- 
sât d'elle-même?  Ce  destin  favorable  était-il,  en  tout  cas,  réservé 
à  une  maxime  d'état  que  les  constituans  envisageaient  comme  «  une 
émanation  des  lois  féodales  *  et  qui  reposait  sur  la  conception 
même  de  la  monarchie  illimitée  ?  On  ne  l'entendit  pas  ainsi.  «  L'a- 
bolition du  système  féodal,  dit  Enjubault  dans  son  rapport  du 
18  novembre  17*9,  obligera  l'assemblée  nationale  de  consacrer 
cette  réunion,  pour  l'avenir,  par  un  décret  formel.  »  Il  fallait,  en 
effet,  un  décret  formel.  Il  fut  voté  le  9  mai  1790,  passa  dans  la  loi 
plus  générale  du  22  novembre  1790,  et  figura  définitivement  au 

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LES  B1E3S  D'ORLÉANS.  109 

nombre  des  dispositions  que  s'appropriait  l'éphémère  constitution 
de  1791.  Toutefois,  tandis  que  le  décret  du  9  mai  1790  avait  uni 
au  domaine  de  la  couronne  les  propriétés  foncières  du  prince,  à 
chaque  avènement,  la  loi  de  novembre  et  l'acte  constitutionnel 
réunirent  tous  les  biens  particuliers,  que  le  roi  posséderait  à  cette 
date,  au  domaine  de  la  nation.  On  peut  s'expliquer  désormais  sans 
un  grand  eflurt  comment  la  dévolution  survit  à  l'ancienne  monar- 
cbie.  On  ne  se  figure  plus  que  la  personne  privée  du  prince  entre, 
à  son  avènement,  comme  disaient  les  domanistes,  «  dans  un  nouvel 
être^dans  lequel  elle  se  confond;  »  nul  ne  dit  mot  du  «  saint  et 
politique  mariage:  »  on  est  si  près  du  divorce  1  Hais  on  pense  assuré- 
ment que,  Ja  nation  devant  pourvoir  à  la  splendeur  du  trône  par  une 
liste  civile,  cela  doit  suffire  à  tout,  et  qu'il  serait  imprudent  de  lais- 
ser de  trop  grandes  richesses  entre  les  mains  du  roi.  Enjubault  le 
console,  dans  son  rapport  sur  la  loi  du  22  novembre,  en  faisant  luire 
à  ses  yeux  la  perspective  des  économies  qu'il  pourra  mettre  en 
poche  pendant  son  règne  (1).  C'est  encore,  si  l'on  veut,  la  dévolu- 
tion, maïs  la  dévolution  arrangée  à  la  mode  de  1791,  c'est-à-dire 
organisée  pour  l'appauvrissement  du  prince  et  pour  l'affaiblissement 
de  ia  royauté.  Le  parlement  de  Paris  et  le  chancelier  Sillery,  en 
fondant  l'un  par  son  arrêt  de  juillet  1591,  l'autre  par  son  édit  de 
1607,  la  a  règle  immuable  »  qu'entendait  appliquer  l' auteur  des 
décrets  de  1852,  n'avaient  pas  songé,  il  est  permis  de  le  croire,  à  ces 
conséquences  de  leurs  actes.  On  peut  employer  les  mêmes  mots, 
mais  ils  ont  un  autre  sens  et  cachent  d'autres  desseins  :  la  chaîne 
est  rompue. 

11  sera  loisible  à  Napoléon  Itr  de  la  renouer.  Ni  le  sénat  ni  le  corps 
législatif  ne  songent  à  lui  tailler  un  manteau  dans  les  haillons  de 
1791  et,  s'il  lui  plaît  de  revenir  au  «  saint  et  politique  mariage,  » 
ce  sera  bientôt  fait.  Mais  le  puissant  empereur  ne  consentira  pas 
plus  à  subir  la  dévolution  de  l'ancien  régime  que  celle  de  l'époque 
révolutionnaire.  Le  sènatus-consulte  du  28  floréal  an  xua  déjà  posé 
les  bases  de  la  nouvelle  monarchie,  mais  sans  rien  décider  quant 
aux  Mens  personnels  du  monarque.  Un  nouveau  projet  de  sénatus- 
consulce  est  donc  préparé  sur  son  ordre  par  Treilhard,  Gambacérès, 
Daru,  Regnault  de  Saint-Jean  dAngély,  et  s'exprime  en  ces  termes  : 
«  Les  biens  qui  forment  le  domaine  privé  de  l'empereur  ne  sont, 
en  aucun  temps  et  sous  aucun  prétexte,  réunis  de  plein  droit  au 
domaine  de  l'état.  »  Plus  de  dévolution  1  Le  projet  est  soumis  au 

11)  L'article  9  de  la  section  m  du  titre  m  de  la  constitution  de  1791  est  ainsi  conçu  : 
•  Les  biens  particuliers  que  le  roi  possède  à  son  avènement  au  trône  sont  réunis  irré- 
vocablement i  ceux  du  domaine  de  la  nation,  il  a  la  disposition  de  ceux  qu'il  acquiert 
à  titre  singulier;  s'il  n'en  a  pas  disposé,  ils  sont  pareillement  réunis  à  la  fin  du 
règne.  » 


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HO  BEVUE  KS  KUK  4I0HHB. 

conseil  d'état,  en  partie  composé  d'anciens  constitwans,  dont  ^nei- 
qnes-nns  ont  jadis  travaillé  à  la  constitution  de  1701.  Oes  hommes 
d'état  vont  se  récrier  sans  doute  et  rappeler  4  leurs  collègues  que 
rien  ne  peut  prévaloir  contre  la  fameuse  loi,  la  loi  «impie,  k  foi 
«  d'ordre  public,  »  la  loi  «  fondamentale,  »  h  loi  «  permanente,  » 
la  loi  «iaameable,  »  comme  on  dira,  plus  tard  or  janvier  18621 
Personne  n'y  sooga,  et  l'empereur  tai-anéuse,  «près  nwir  médité  à 
loisir  oe  prqjet,  ordonne  à  Ragnault  de  Sam^Jen  d'Angéiy  de  le 
présenter  au  sénat  Gelui-ci,  prenant  la  parole  an  nom  de  son  waftre, 
déclare  en  termes  éarmels,  et  comme  si  le  parlement  de  Paria  n'a- 
vait pas  déjà  tranché  la  question  le  39  juillet  1591,  qoe  la  législation 
du  domaine  privé  «  n'est  pas  établie.  Pour  mieux  essorer  l'inalté- 
nabilké  du  domaine  de  la  couronne  impériale,  poursuit-il,  Sa  Ma- 
jesté a  voulu  le  séparer  de  tous  les  autres  biens  qnt  appartiennent 
à  d  autres  titres  à  la  couronne  ou  à  la  personne  mime  du  monarque. 
Souvent  le  monarque  est  satisfait,  l'homme  ne  l'est  pas,  et  le  sou- 
verain peut  envier  quelque  chose  à  ees  sujets.  11  disposera  du 
demaine  extraordinaire,  mais  il  n'en  jouinapas.  Il  jouira  du  domaine 
de  k  couronne,  «sais  il  n'en  disposera  pas.  Usufruitier  de  ces  biens 
à  jamais  substitués,  dépositaire  de  ces  trésors,  qu'il  a  le  droit  de 
distribuer,  un  empereur  pent  cependant  regretter  pour  lui  ou  pour 
«a  famille  Je  plaisir  attaché  à  la  possession,  4  la  disposition  d'une 
propriété  privée.  Et  si  ces  sentmaens  ou,  si  l'on  veut,  cette  faiblesse 
âowve  accès  dans  le  cœur  de  monarque,  cette  toi  eerak-eMe  juste» 
«tmat-elle  sage,  qui  le  placerait  entre  le  sacrifice  <le  ses  goûts  et  le 
sacrifice  de  ses  devoirs?..  » 

<Qae  je  plains  le  rédacteur  des  décrets  du  22  javrierl  II  atout  vu, 
tout  lu,  tout  compulsé,  U  e  pâli  sur  les  parchemins  du  moyen  fige 
et,  non  content  de  secouer  la  pondre  des  greffes  du  xvi«  siècle, 
d'est  placé  hardiment  aux  a  épeqnes  les  plus  reculées  de  la  monar- 
chie.» Une  oublié  (dans  notre  histoire  qu'on  règne etqu'un  homne  : 
l'empire  et  Napoléon.  Toujours  luil  lui  partout!  avait  dît  en  1827 
l'mfituTtàes  Orientait**  IleemMa,  an  contraire,  pour  le  jurisconsulte 
•de  1852,  que  Napoléon  n'ait  jamais  eaieté.  Les  considérons  du  décret 
passent,  eans  transition,  de  1790  à  l«it.  Si  cette  omission  est 
involontaire,  elle  est  ridicule;  votontoe,  elle  est  coupable.  Le 
«rédacteur  de  cet  acte  n'avait,  en  effet,  que  deux  partis  A  prendre  : 
nu  rainer  de  ses  propres  mains  l'échafaudage  de  ses  raisonnemens 
nu  feindre  d'ignorer  un  doenment  qui  les  renversait.  Il  a  pris  le 
second.  Mais  la  France  no  pouvait  oublier  le  nom  qu'il  s'obstinait  à 
Inire.  Louis-Philippe,  dît-il,  on  ne  laissant  pas  s'opérer  la  réunion 
de  ses  biens  privés  au  domaine  de  l'état,  «  souleva  la  conscience 
publique?  »  Alors  l'empereur  l'avait  .soulevée  néant  lui.  Lûw*fih>- 
lippe  commit  une  «  fraude  à  une  loi  d'ordre  public?  »  Alors  l'em- 

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LES  BJBNS  d'ûmAàNS.  411 

pereur  l'avait  commise  avant  loi.  Tous  les.  outrage»  que  le  décret 
adresse  au  roi  de  1830,  il  les  adresse  au  vainqueur  d'téofe.11  imperte 
donc  aujourd'hui  de  prendre  eu  main  1»  cause  de  ee  grand  henuae 
et  de  venger  celte  illustre  mémoire. 

Cependant,  d'après  L'auteur  des  décrets,  a  si  Yannufoion  de 
l'acte  du  7  août  1830  ne  fiit  pas  prononcée,  c'est  qu'il  n'existait 
pas  à  cette  époque  une  autorité  compétente  pour  réprimer  l&vio* 
lation  des  principes  de  droit  public*  dont  la  garde  était  aecien&fe» 
ment  confiée  aux  parlemens.  *  Mais  il  n'en  pouvait  être  de  même, 
aux  yeux  de  ce  jurisconsulte,  en  1840,  puisqu'il;  avait  alors  un 
sénat;  or  le  préambule  môme  delà,  constitution  du  14  janvier  1842 
caractérise  ainsi  les  attributions  du  sénat  sons  le  régime  impérial  : 
«  11  a  le  droit  d'annuler  tout  acte  arbitraire  et  illégal  et,  jouissant 
ainsi  de  cette  considération  qui  s'attache  à  un  corps  exclusivement 
occupé  de  L'examen  des  grands  intérêts  ou  de  l'appplicatioa.  de» 
grands  principes,  il  remplit  dans  l'état  le  rôle  indépendant,  salu- 
taire, conservateur,  des  anciens  parlemens.  »  Il  ne  reste  donc  plue 
qu'à  examiner  comment  le  sénat,  saisi  du  projet  sur  le  domaine 
privé,  s'est  acquitté  de  ce  rôle  indépendant,  salutaire  et  conser- 
vateur. 

La  commission  sénatoriale  choisit  pour  rapporteur  Demeunier, 
un  des  auteurs  de  la.  constitution  de  1791.  Celui-ci  n'essaya,  pas 
même  de  défendre  l'œuvre  qu'il  avait  jadis  concouru  à  fonder.  À 
ses  yeux  la  constituante,  <*  entraînée  par  le  mouvement  de  la  révo- 
lution, avait  oublié  toutes  les  règles  de  la  prudence  et  passé  d'une 
extrémité  à  l'autre.  »  a  Le  projet,  poursuit- il,  rétablit  en  faveur  du 
monarque  un  domaine  privé...  Par  un  édit  d'Henri  LV  et  après  une 
longue  opposition  de  ce  prince,  en  cas  de  mort,  la  réunion  de 
plein  droit  à  la  couronne  fut  établie.  II  est  vraisemblable  que  ses 
successeurs  ont  souvent  éludé  cette  disposition  sévère  en  dédom- 
mageant leurs  familles ,  et  ils  en  avaient  les  moyeus  faciles,  car,, 
revêtus  du  pouvoir  absolu,  ils  disposaient  du  trésor  public  à  peu 
près  arbitrairement.^  Le  rétablissement  d'un  domaine  privé  parait 
commandé  par  des  raisons  de  justice  et  de  politique.  La  loi  ne  doit 
jamais  contrarier  les  sentimens  naturels. ..  Si  la  justice  et  la  moral» 
permettaient  d'interdire  au  monarque  un  domaine  privé,  cette  loi 
serait  illusoire.  Les  princes,  dominés  par  des  affections  particu- 
lières, sauraient  bien,  pour  les  satisfaire,  puiser  dans  le  trésor 
public  ou  même  dénaturer  le  domaine  de  la  couronne.. .  Le  réta- 
blissement du  domaine  privé  est  donc  un  principe  dans  la  monar- 
chie_  Au  lieu  de  mille  arrêts  du  conseil,  édita  ou  ordonnances  qui» 
d'après  des  principes  étranges,  ont  régi  l'état  sur  ce  point  jusqu'à, 
la  fin  de  la  troisième  race,  la  France  aura,  dès  les  premières  années 
de  la  quatrième  dynastie,  une  législation  domaniale  simple,  peu 

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112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étendue,  et  cependant  complète.  Dans  l'ensemble  des  dispositions 
du  sénatus-consulte  on  ne  retrouve  pas  seulement  les  vastes  idées, 
les  vues  profondes  et  les  généreux  sentimens  de  Sa  Majesté  ;  on  y 
reconnaît  les  vrais  principes  de  la  monarchie  tempérée.  »  Ces  sages 
considérations  décidèrent  l'assemblée,  gardienne  de  nos  lois  fonda- 
mentales, à  voter  le  sénatus-consulte  du  30  janvier  1810,  où  on 
lit  :  «  L'empereur  a  un  domaine  privé,  provenant,  soit  de  dona- 
tions, soit  de  successions,  soit  d'acquisitions  ;  le  tout  conformément 
aux  règles  du  droit  civil.  »  (Art.  31.)  a  Les  biens  immeubles  et 
droits  incorporels  faisant  partie  du  domaine  privé  de  l'empereur  ne 
sont,  en  aucun  temps,  ni  sous  aucun  prétexte,  réunis  de  plein  droit 
au  domaine  de  l'état  ;  la  réunion  ne  peut  s'opérer  que  par  un  séna- 
tus-consulte. »  (Art.  48.)  o  Leur  réunion  n'est  pas  présumée,  même 
dans  le  cas  où  l'empereur  aurait  jugé  à  propos  de  les  faire  admi- 
nistrer, pendant  quelque  laps  de  temps  que  ce  soit,  confusément 
avec  le  domaine  de  l'état  ou  de  la  couronne  et  par  les  mêmes  offi- 
ciers. »  (Art.  49.)  Ainsi  donc  ni  union  expresse  ni  union  tacite. 
Le  chef  de  la  quatrième  dynastie,  a  créant  pour  des  siècles  et  pré- 
parant des  lois  pour  une  longue  succession  de  princes,  »  comme 
disait  Regnault  de  Saint-Jean-d'Angély,  o  fondant  sur  une  base 
indestructible  la  monarchie  tempérée,  »  comme  disait  Demeunier, 
répudie  à  la  fois  le  système  que  l'Hospital  avait  introduit  dans  notre 
droit  public,  en  1566,  et  celui  que  le  parlement  de  Paris  avait 
imposé  plus  tard  au  Béarnais.  Bien  plus,  le  sénat  conservateur,  s1  as- 
sociant aux  «  vastes  idées,  »  aux  «  vues  profondes,  »  aux  «  géné- 
reux sentimens  »  du  grand  empereur,  et  léguant  à  ses  successeurs 
une  législation  domaniale  complète,  leur  enseigne  que  la  dévolu- 
tion est  désormais  incompatible  avec  les  principes  de  la  monarchie. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  Delhorme,  ayant  demandé,  le 
28  juin  1814,  à  la  chambre  des  députés  de  statuer  par  une  loi 
sur  les  finances  particulières  de  Louis  XVIII,  la  commission  nom- 
mée par  cette  chambre  vint  apporter,  le  28  juillet,  un  projet  dont 
l'article  19  était  ainsi  conçu  :  «  Les  biens  immeubles  faisant  partie 
du  domaine  privé  ne  sont,  en  aucun  temps  ni  sous  aucun  pré- 
texte, réunis  de  plein  droit  au  domaine  de  l'état  ;  la  réunion  ne  peut 
s'opérer  que  par  la  loi.  »  Personne  ne  croyait,  à  cette  époque, 
qu'il  y  eût,  à  part,  dans  notre  droit  public,  sur  cette  question  spé- 
ciale, une  loi  permanente  et  supérieure,  ayant  survécu,  par  une 
force  intrinsèque  et  mystérieuse,  d'abord  à  la  chute  de  l'ancien 
régime,  eosuite  aux  bouleversemens  de  la  révolution,  plus  tard  aux 
constitutions  de  l'empire.  Il  fallait  une  loi  nouvelle  pour  régler 
cette  situation  nouvelle.  Or  à  quel  dessein  les  commissaires  élus 
par  la  chambre  vont-ils  s'arrêter?  Se  figurent-ils  que,  la  monarchie 
traditionnelle  une  fois  restaurée,  la  jurisprudence  du  parlement  de 

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les  biens  d'Orléans.  113 

Paris  doit  l'être  du  même  coup  et  que,  les  Bourbons  rétablis,  il  est 
impossible  de  ne  pas  rétablir  en  même  temps  le  droit  de  dévolu- 
tion? Personne  ne  se  le  figure.  Due  seconde  commission  écarte  un 
amendement  du  député  Rivière»  qui  proposait  de  revenir  à  l'édit 
de  1566,  c'est-à-dire  de  n'opérer  la  réunion  qu'au  bout  de  dix  ans, 
si  le  roi  n'avait  pasf  dans  les  dix  premières  années  de  son  règne, 
disposé  du  domaine  privé,  et  maintient  expressément  dans  le  pro- 
jet de  loi  la  disposition  empruntée  au  sénat  us-consul  le  de  1810,  en 
déclarant,  le  28  août,  par  l'organe  de  Silvestre  de  Sacy,  son  rap- 
porteur, qu'il  serait  tout  à  fait  illogique  «  d'appliquer  à  la  forme 
actuelle  du  gouvernement  les  principes  qui  régissaient  les  domaines 
lorsque  nos  rois  disposaient  seuls  de  tous  les  revenus  de  l'état.  » 
Peut-on  supposer  un  instant  que  la  chambre  et  les  deux  commis- 
sions élues  par  cette  chambre  eussent,  à  la  suite  de  l'empereur  et 
dans  ce  moment  de  réaction  violente  contre  les  procédés  du  gou- 
vernement impérial,  concerté  au  grand  jour,  sous  les  regards  du 
prince  et  du  peuple,  cette  seconde  a  fraude  à  une  loi  d'ordre 
public?  »  Arrêtons-nous  :  l'absurde  ne  se  réfute  pas. 

Comment  la  maxime  contraire  finit-elle  par  prévaloir  en  181 A  et 
la  chambre  des  députés  arriva-t-elle  à  décider  (loi  du  8  novembre 
181  A,  art.  20)  que  les  biens  particuliers  du  prince  devaient  être 
réunis  de  plein  droit,  lors  de  son  avènement,  a  au  domaine  de 
Vêlât?  »  C'est  ce  que  M.  Le  Berquier  a  très  bien  expliqué  dans  une 
brochure  distribuée,  en  1852,  au  tribunal  de  la  Seine.  Louis  XVlll 
avait,  dans  les  vingt-trois  années  de  son  exil,  contracté  30  millions 
de  dettes.  Or  la  chambre  des  députés,  en  même  temps  qu'elle  s'oc- 
cupait de  la  liste  civile  et  des  biens  particuliers  du  roi,  était  saisie 
d'un  projet  de  loi  tendant  à  faire  payer  ses  dettes  par  le  trésor  public. 
Pour  justifier  ce  projet,  on  rappelait  que  l'état,  grâce  aux  divers 
changemens  de  branche  dans  la  dynastie  capétienne,  s'était  enrichi 
des  domaines  possédés  d'abord  en  propre  par  chacune  de  ces  bran- 
dies et  de  ceux-là  surtout  que  tant  d'alliances  avaient  attribués  aux 
Valois  et  aux  Bourbons.  Il  y  avait  une  contradiction  évidente  entre 
les  deux  propositions,  et  le  roi  devait  ou  garder  ses  biens  et  payer 
ses  dettes,  ou,  s'il  chargeait  l'état  d'acquitter  ses  dettes,  lui  aban- 
donner ses  biens.  C'est  au  dernier  parti  qu'il  s'arrêta,  a  Prenons 
nos  exemples  dans  l'histoire  d'Henri  IV,  »  dit  le  député  Clausel  de 
Coussergues  le  lendemain  du  jour  où  le  rapport  de  la  loi  relative 
aux  dettes  de  Louis  XVlll  avait  été  déposé.  La  commission,  après 
s'être  entendue  avec  les  ministres,  modifia  le  projet  auquel  la 
chambre  avait,  à  deux  reprises,  manifestement  adhéré.  Le  droit  de 
dévolution  fut  rétabli. 

Charles  X  succéda  régulièrement  à  Louis  XVlll.  Il  semble,  quand 

\  vr.  —  1  «83.  8 


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114  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

on  lit  le  second  décret  du  22  janvier  1852*  que  la*  loi  de<  novembre 
1814,  consacrant  une  <t  règle  fondamentale  »  du  droit  public  fran- 
çais, dût  s'appliquer  de  plein  droit  aux  biens  particulier*  du  nou- 
veau prince»  Ce  dernier  l'entendit  autrement.  Charles  X,  au  lende- 
main de  son  avènement,  proposa  lui-même  et  les  chambres  accep- 
tèrent sans  réserve  un  projet  de  loi  qui  modifiait  complètement  la 
système  adopté»  sous  le  règne  précédent,  par  lea  pouvoirs  publics* 
La  chambre  des  pairs  ayant  voulu  le  voter  séance  tenante  et  sans, 
prendre  la  peine  de  le  soumettre  k  l'examen  préalable  d'une  com- 
mission, quelques  membres  réclamèrent.  «  La  loi  proposée,  leur 
fut-il  répondu  (1)>  est  une  loi  spéciale,  unique  peur  chaque  régna, 
et  dont  l'adoption  plus  ou  moins  prompte  ne  peut  former  un  précé- 
dent applicable  à  d'autres  lois*  »  On  vota  donc,  sans  rapport  et 
sans  débat,  que  a  les  biens  acquis  par  le  feu  roi  et  dont  il  n'avait 
pas  disposé*  ainsi  que  les  écuries  d'Artois»  faubourg  du  Roule,  pro- 
venant des  biens  particuliers  du  roi  régnant,  étaient  réunis,  »  noa 
pas  au  domaine  de  l'état,  mais  a  à  la  dotation  de  la  couronne.  » 

Le  rédacteur  des  décrets  de  1852,  qui  cite  la  loi  du  15  janvier 
1825,  ne  parait  pas  en  avoir  saisi  ht  portée.  Que  subsiste-t-il  donc  de 
la  loi  votée  en  1814?  Les  pouvoirs  publics  l'ont-ils  jugée  applicablei 
au  nouveau  prince  l  Alors  une  première  mutation  de  ses  biens  par- 
ticuliers s'est  opérée  en  septembre  1824,  la  propriété  en  a  été  trans- 
férée au  domaine  de  l'état  proprement  dit  :  après  quoi,  la  loi  du 
15  janvier  1825,  opérant  une  seconde  mutation,  les  aurait  pris  au 
domaine  de  l'état  pour  les  incorporer  à.  la  dotation  de  la  couronne. 
Mais  personne,  à  coup  sûr,  n'imagina  que  cette  double  transmission 
se  fût  opérée  après  la  mort  de  Louis  XYIU,  et  la  loi  de  1825  eut 
précisément  cet  «  effet  rétroactif,  »  que  l'auteur  des  décréta,  dans 
son  respect  scrupuleux  de  la  légalité*  attribue  avec  indignation  à  la 
loi  du  2  mars  1832.  Les  biens  particuliers  de  Charles  X  lurent  cen- 
sés avoir  appartenu  au  domaine  de  la  couronne  dès  son  avènement, 
quoique  la  loi  de  1814  eût  donné  une  autre  destination  aux  «biens 
particuliers  du  prince  qui  parvient  au  trône.  »  Celle-ci  va  rejoindre 
dans  la  poussière  des  lois  écroulées  la  loi  de  mai  1790,  la  consti- 
tution de  1791  et  le  sénatus-consulte  de  1810.  La  «  règle  immuable» 
du  droit  public  français  a  changé  pour  la  huitième  fois.  Du  moins, 
instruit  par  tant  d'exemples,  le  nouveau  roi  n'a  pas  la  prétention 
d'enchatner  son  successeur,  et  le  législateur  de  1825,  sans  statuer 
pour  l'avenir,  n'a  parlé  que  des  biens  acquis  par  le  feu  roi  et  dea 
écuries  d'Artois. 

Eh  bien  I  si  Louis-Philippe  eût  remplacé  Charles  X  en  vertu  de 
l'ancienne  loi  de  successibilité,  s'il  se  fût  assis  sur  le  trône  sans 

(1;  Proc.  verb.  de  la  chambre  des  pairs,  séance  du  14  janvier  1825. 

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XBS  B1EN6  fe'oiQ^ANS.  115 

qtfmintemH&e&t  «éparé  les  deux  règnes,  *u  vieux  cri  de  :  Le  roi 
**t  mort!  vive  le  toi!  -pourquoi  n'aurait-il  pas  pu  suivre  l'exemple 
6e  «m  prédécesseur?  Pourquoi,  quatre  mois  après  som  avènement, 
ja'amrait^l  pas  pu  soumettre  aux  chambres  un  projet  de  loi  modi- 
fiant le  symème  inauguré  en  1S25,  comme  la  loi  de  janvier  1825 
avait  modifié  le  système  adopté  en  1814  ?  Aucun  obstacle  légal  ne 
pouvait  l'arrêter. 

Mais  ce  n'est  pas  dans  ces  conditions  que  Louis-Philippe  remplaça 
Charles  X.  Le  chef  de  la  maison  de  Bourbon  avait' pris  le  chemin  de 
l'exil,  et  le  trône  était  vacant,  en  tait.  Le  duc  d'Orléans  ne  l'occupa 
-qu'à  la  suite  d'une  révolution.  Il  ne  devint  roi  des  Français  qu'après 
avoir  été  saisi  d'une  proposition  formelle  par  les  deux  chambres, 
«près  l'avoir  acceptée  et  s^ètre  lié,  «devant  elles,  par  un  serment. 
])ès  lors,  eftt-il  donné  la  vue  propriété  de  ses  biens  après  son  avè- 
Bement,  comment  aurait-il  été  lié  par  des  lois  adaptées  à  un  autre 
Tégime  politique?  C'est  plus  encore  trac  question  de  sens  commun 
tpi'une  question  de  droit.  Tel  était  le  mécanisme  des  lois  successive- 
ment votées4eus4arestaoration  que,  la  succession  de  Charles  X  se  fût- 
«lie  ouverte  réguKèremetfMon  successeur  n'était  pas  lié  par  la  der- 
nière de  ces  bis;  mais  il  aurait  pu  l'être I  Charles  X,  au  contraire, 
«urah-if  pu  régler  ou  faire  régler  d'avance  la  situation  d'un  prince 
'qu'il  ne  devait  pas  regarder  comme  son  successeur?  Le  roi  de 
France  «t^e  Navarre,  qui  régnait  par  la  grâce  de  Dieu,  pouvait-il, 
devance,  tracer  «Dérègle  de  droit  public  domanial  à  une  monarchie 
qm  n'était  pas  ht  sienne  et  qui  allait  s'établir  en  vertu  d'un  simple 
-contrat  ?  Autant  vaudrait  *e  demander  si  le  législateur  prévoyait  «oit 
^en  1814,  soit^en  18Î5,  la  Tévcfhitian  de  1*39  et  s'il  entendait  déter- 
miner à  rtraetra  à  l'autre  époque  les  wnséquences  de  cette  révo- 
lution. «  Les  principes  de  l'ancien  droit  féodal,  ont  dit  MM.  Tbiers, 
Dufure  et Pouyer-"Quertier  dans  leur  exposé  des  motife,  pouvaient-ils 
^recevoir  leur  application  -alors  que  la  distinction  entre  le  domaine 
eu  prince  et  cehri  de  la  «nation  avait  été  consacrée  par  notre  droit 
Bradera*,  -et  alors  surtout  que  le  prince  était  appelé  ttu  trône  non 
«n  vertu  de  k  loi  d'hérédité,  mais  par  le  vœu  de  la  nation  qui  enten- 
dait rompre  *v«c  le  passé -et  se  donner  désormais  un  gouvernement 
oesstitntiorradf  *  Won  «ans  doute:  on  n'avait  jamais,  depuis  1769, 
considéré  4e  principe  de  dévolution  comme  «uravant  de  plein  droit 
-à  un  Tégiaie  politique,  -et  l'on  pouvait  Mutent  moins  raisonner 
«utramnrt  en  4890  >que  oe  principe  avait  ^décidément  perdu  toute 
misoo  d'être. 

Mous  «t'avons  pu  'encore  «esté  de  raisonner  comme  si  Lothb- 
Philippe  wmk  été  Toi  des  Français  le  7  août  188»,  *t  nous  croyons 
«vsir  ôutbU^qoe,  «Éo^dans  aatte  bypotbéae,*!  aurait  pu  légalement, 
*4ette4poqtte,  âspeeerJe  «es  biens  patrimoniaux  en  faveur  de  ses 

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116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfans.  Mais  il  n'était  pas  roi  le  7  août  1830,  et  dès  lors  la  loi  de  1825, 
eût-elle  statué  pour  l'avenir,  eût-elle  embrassé  dans  ses  prévisions 
le  régime  issu  des  journées  de  juillet,  ne  pouvait  pas  être  appliquée. 
C'est  ce  que  nie  le  second  décret  de  1852.  «  Considérant,  dit-il, 
qu'à  cette  dernière  date  Louis-Philippe  n'était  plus  une  personne 
privée,  puisque  les  deux  chambres  lavaient  déclaré  roi  des  Fran- 
çais sous  la  seule  condition  de  prêter  serment  à  la  charte...  »  Cette 
thèse  historique  et  juridique  dépasse  en  hardiesse  toutes  celles  que 
nous  venons  d'examiner. 

D'abord  nous  n'avons  pas  à  nous  demander  si  Louis-Philippe  était 
ou  n'était  pas  a  un  3  personne  privée  »  le  7  août  1830  :  ces  mots, 
employés  à  dessein,  prêtent  à  l'équivoque.  Louis-Philippe  était  sans 
doute,  à  cette  date,  un  personnage  public,  et  le  premier  de  tous. 
Mais  ne  déplaçons  pas  la  question  :  il  ne  s'agit  que  de  savoir  s'il 
était  ou  n'était  pas,  à  cette  date,  devenu  roi,  puisque  la  dévolu- 
tion ne  peut  s'appliquer  qu'aux  biens  du  roi.  Par  quel  prodige  le 
serait-il  devenu  dès  cette  époque  ?  En  vertu  de  l'aucien  droit  mo- 
narchique? Mais  c'était,  au  contraire,  malgré  l'ancien  droit  monar- 
chique qu'il  allait  parvenir  au  trône.  En  vertu  d'un  contrat  passé 
avec  les  mandataires  légaux  du  pays?  Mais  le  contrat  n'était  pas 
formé.  Il  allait  se  former,  a-t-on  répliqué.  C'est  ici  que  le  sophisme 
apparaît  dans  tout  son  jour.  Depuis  quand  un  contrat  existe-t-i  lavant 
d'avoir  été  formé,  parce  qu'on  est  sur  le  point  de  s'entendre?  Une 
offre  est  faite  sous  certaines  conditions,  et,  d'après  les  pourparlers, 
on  présume  qu'elles  seront  acceptées  sans  restriction.  Et  si  Ton  pré- 
sume mal?  Telle  clause  du  contrat  ne  peut-elle  pas  être,  jusqu'à  la 
dernière  heure,  mise  en  question  ?  Enfin  celui-là  même  à  qui  l'offre 
est  faite  et  qui  ne  l'a  pas  encore  acceptée  ne  peut-il  pas  mourir  avant 
d'avoir  donné  sa  réponse?  Dût-il  la  donner  dans  une  heure,  s'il  est 
mort,  rien  n'est  fait.  Qu'on  se  reporte  au  procès-verbal  de  la  séance 
du  9  août  1830,  dont  nous  avons  reproduit,  au  début  de  cette  étude, 
les  principaux  passages.  Ou  y  a  vu  clairement  à  quel  moment  pré- 
cis le  lieutenant-général  s'est  transformé  en  roi.  Si  Louis-Philippe 
avait  été  poignardé  dans  la  salle  où  s'étaient  assemblées  les  deux 
chambres,  au  moment  où  il  venait  d'inviter  l'un  des  deux  présidons 
à  lire  la  déclaration  qui  l'appelait  au  trône,  il  mourait  lieutenant- 
général  et  la  monarchie  contractuelle  de  1830  n'aurait  jamais  com- 
mencé de  vivre.  Aurait-on  pu  dès  lors  (car  c'est  ainsi  que  la  ques- 
tion doit  être  posée)  annuler  la  donation  du  7  août  sous  prétexte  que 
Louis-Philippe  avait  cessé  d'être  une  personne  privée  ou  plutôt 
devait  être  réputé  roi  sans  l'avoir  jamais  été?  La  réunion  au  domaine 
de  l'état,  prononcée  dans  ces  conditions,  eût  été  l'acte  d'un  fou. 
C'est  qu'en  effet  la  monarchie  nouvelle  ne  date  que  du  9  août  1830* 

Mais  Louis-Philippe,  réplique  l'auteur  des  décrets,  «  en  se  réser- 


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LES  BIENS  D  ORLÉANS.  117 

vant  l'usufruit  des  biens  compris  dans  la  donation,  ne  se  dépouil- 
lait de  rien  et  voulait  seulement  assurer  à  sa  famille  un  patrimoine 
devenu  celui  de  l'État.  »  Le  jurisconsulte  de  1852  paraît  ignorer 
que  Louis-Philippe  s'est  borné  à  suivre  l'exemple  de  son  prédéces- 
seur. Le  9  novembre  1819,  Charles  X,  héritier  présomptif  de  la  cou- 
ronne, avait  donné  une  partie  de  ses  biens  au  duc  de  Berry,  son 
second  fils,  en  s'en  réservant  l'usufruit.  Le  droit  de  dévolution  était 
alors  expressément  rétabli  depuis  cinq  ans,  et  les  ennemis  des  Bour- 
bons auraient  pu  reprocher  au  comte  d'Artois  d'avoir  «  éludé  la 
règle  fondamentale,  »  ou  commis  «  une  fraude  à  une  loi  d'ordre 
public,  »  en  s'eflbrçant  de  soustraire  au  domaine  de  l'état,  avant 
son  avènement,  des  biens  dont  il  ne  serait  pas  dépouillé,  en  fait, 
après  son  avènement.  Ce  reproche  ne  lui  fut  pas  adressé.  «  Votre 
commission,  lit-on  dans  un  rapport  de  M.  Thil  (12  février  1831), 
n'a  pas  hésité  à  admettre  que  la  donation  de  1819  avait  valable- 
ment investi  le  feu  duc  de  Berry  et  ses  enfans  à  sa  représenta- 
tion de  cette  nue  propriété  dont  le  domaine  utile  leur  appartien- 
dra après  la  mort  du  donateur...  La  confiscation  est  abolie,  et  ce 
salutaire  principe  repousse  toute  exception.  »  Ainsi  fut  voté,  sans 
débat  dans  l'une  ou  l'autre  chambre,  l'article  3  de  la  loi  du  8  avril 
1834,  ainsi  conçu  :  «  L'usufruit  réservé  par  Charles  X  dans  la  dona- 
tion authentique  du  9  novembre  1819,  par  lui  consentie  à  son  fils 
le  feu  duc  de  Berry,  ne  fait  point  partie  du  domaine  de  l'État;  en 
conséquence,  l'administration  des  domaines  comptera  à  qui  de  droit 
des  revenus  perçus  par  elle.  »  Il  n'y  avait  pas  autre  chose  à  faire; 
mais  la  question  était  encore  plus  simple  le  7  août  1830,  Louis-Phi- 
lippe pouvant  être  accusé  tout  au  plus  d'avoir  pris  une  précaution 
superflue,  comme  le  dit  Dupin  atné  à  la  chambre  des  députés  le 
13  janvier  1832,  mais  non  d'avoir  commis  une  fraude  à  une  préten- 
due loi  qui  n'existait  plus  et  qui,  dans  tous  les  cas,  n'était  pas  appli- 
cable au  duc  d'Orléans. 

Le  projet  de  loi  sur  la  liste  civile  de  Louis-Philippe  avait  été 
déposé  le  4  octobre  1831  et  fut  voté  par  la  chambre  des  dépu- 
tés le  là  janvier,  par  la  chambre  des  pairs  le  29  février  1832. 
La  commission  de  la  chambre  des  députés  y  avait  introduit  le 
principe  de  la  dévolution,  mais  pour  l'avenir,  en  exceptant  formel- 
lement non-seulement  les  biens  dont  Louis-Philippe  avait  aliéné  la 
nue  propriété,  mais  encore  ceux  dont  il  ne  s'était  pas  dessaisi 
avant  son  avènement.  C'est  le  député  Salverte,  un  des  chefs  les  plus 
opini&tres  de  l'opposition,  qui  s'éleva  contre  cette  parue  du  pro- 
jet et  fit  prévaloir  d'autres  maximes.  «  Aujourd'hui,  dit  il,  le  domaine 
de  l'état  se  trouvant  parfaitement  séparé  de  la  dotation  de  la  cou- 
ronne et  du  domaine  privé,  le  roi  peut  désirer  de  conserver  son 
domaine  privé,  de  le  transmettre  à  ses  héritiers,  et,  dès  lors,  U  est 

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118  REVUE  SES  «EUX  HONUS. 

plue  simple  d'entrer  dans  la  wie  de  la  vérités  II  n'y  a  qu'à  i 
1er  le  domaine  privé  du  roi  i  celai  des  antres  propriétaires,  à  le  con- 
sidérer comme  le  premier  père  de  f«mBle  de  son  royaume.*.  J'avoue 
que  je  ne  comprends  plus.. •  la  dévolution.  -Quelques  personnes  ont 
dit  qu'il  importe  qu'<en  arrivant  au  trône,  te  roi  se  considère  comme 
identifié  en  qnekjue  sorte  à  la  chose  publique,  comme  n'ayant  d'autres 
propriétés  que  oélles  qui  ce  trouvent  liées  à  la  chose  publique,  en  un 
mot,  si  je  puis  m 'exprimer  ainsi,  comme  absorbé  par  l'état  iui- 
-  môme.  C'est  une  pure  fiction.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  les  pro- 
priétés dont  le  roi  jouissait  avant  son  avènement  au  trône  fassent 
retour  au  domaine  de  l'état  pour  qu'on  roi  qui  est  pénétré  des 
principes  constitutionnels  se  considère  comme  intimement  uni  à 
l'état.  »  L'amendement  de  Selverte,  appuyé  par  le  gouvernement, 
fut  adopté.  «  Le  roi,  dit  Ja  loi  du  2  mars  18*2  (article  22),  conser- 
vera la  propriété  des  biens  qui  lui  appartenaient  avant  son  avène- 
ment au  trône;  ces  tiens  et  ceux  qu'il  acquerra,  à  titre  gratuit  ou 
onéreux,  pendant  son  règne,  composeront  son  domaine  privé.  »  Tel 
est  donc  le  nouveau  droit  public,  calqué  sur  celui  du  premier  empire. 
On  doute  >eèt~il  pu  subsister  sur  la  disponibilité  des  biens  de  Louie- 
Philippe  avant  son  avènement  vu  trône,  le  législateur  lui-même 
entendait  île  dissiper.  Quand  il  a  parlé  d'une  façon  si  claire,  per- 
sonne ne  contestera  plus,  à  ^avenir,  que  ces  biens  partàcutters 
n'aient  pas  été  vernis  de  plein  droit ,  ton  1630 ,  au  domaine  de 
tfétat. 

On  penae  bien  qu'une  si  faible  objection  n'a  pas  •embarrassé  l'au- 
teur des  décrets.  La  loi  de  1832  ne  l'arrête  pas,  car,  «  dictée  dans 
un  intérêt  privé  par  les  entrtlnemens  d'une  politique  de  circon- 
stance ,  elle  ne  saurait  prévaloir  centre  les  droits  permanens  de 
l'état  et  les  règles  immuables  du  droit  public.  »  Singulier  imkan- 
noment  !  Outre  que  cette  règle  «  immuable  »  du  droit  pufeéàc 
avait  changé  trois  fois  sous  l'ancien  régime  et  cinq  Ms  de  1789 
à  1832,  cette  subordination  de  certaines  lois  dites  de  circon- 
stances 4  d'autres  lois  dites  fondamentales  nous  parât  être  une 
de6  conceptions  les  plus  étonnantes  qui  aient  hanté  le  cerveau 
d'un  juriutonsutte.  Sons  l'ancien  régime,  c'est-à-dire  à  une  époque 
où  la  Pranoe  n'avait  pas  de  constitution  écrite,  on  reconnaissait 
assurément  l'existence  de  trois  eu  quatre  lois  fondamentales  :  la 
distinction  des  trois  ordres,  par  ^exemple,  «et  la  transmission  de  la 
couronne  de  mêle  en  mâle  par  ordre  de  primogéniture  à  l'eaclurien 
perpétuelle  des  femmes.  Maïs,  depuis  que  la  France  est  régie  par 
des  constitutions  écrites,  il  n'y  a  pas  d'autres  lois  fondamentales 
que  les  dispositions  mêmes  de  l'acte  constitutionnel  Or  une  seule 
constitution  t'était  prononcée  sur  le  droit  de  dévolution,  celle  de 
1791,  et  la  question  du  domaine  privé,  depuis  cette  époque,  wnii 

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IMè  MENS  a'OB&ÉABS»  11Q 

été  résolue  par  des  lois  ordinaires  à  chaque  changement  de  règne* 
Cetta  prétendue  loi  fondamentale  est  donc  une  pure  chimère,  et  plier 
a»ua  ce  joug  de*  lois  régulièrement  votées  par  les  pouvoirs  publics* 
c'est  trouver  un  moyen  commode  de  substituer  L'arbitraire  à  la  loi 
elle-même.  H  n'y  a  plus  de  bornes  à  cet  arbitraire  et  l'ordre  fait  plaça 
an  ehaee  s'il  suffis  pour  destituer  le  législateur  et  mettre  sou  œuvre 
i  »éantv  de  déclarer  qu'il  a  vota  sous  l'empire  «  des  circonstances*  » 

Enfla  la  loi  de  1832  serait  entachée  de  rétroactivité,  et  cantraire>- 
ment  à  tous  les  principes*  »  et,  par  conséquent,  aux  termes  du 
décret,  radicalement  nulle»  Noua  répondons  d'abord,  avec  tous  les 
jurisconsultes*  que  l'article  2.  de  notr*  code  civil  ne  renferme  point 
an  principe  constitutionnel,  une  règle  prescrite  au  législateur  lui- 
même,  mais  seulement  une  règle  tracée  aux  tribunaux,  et  que,  ai 
«ne  loi  est  expressément  rétroactive,  c'est-à-dire  si  le  législateur  a 
déclaré  voaloir  ïégk  les  faits  antérieurs,  ceUe  loi  n'en  esl  pas  moins 
obligatoire.  Mais  l'auteur  des  décrets  se  trompe  en  fait  comme  en 
droit.  La  loi  de  1832  aurait  eu  un  effet  rétroactif  si,  jusqu'à  cette 
époque*  d'après  la  tégjelation  en  vigueur,  à  la  date  du  7  août  1830, 
les  biens  donnés  par  le  duc  d'Orléans  à  ses  enfans  avaient  dû  être 
réputés  biens  de  l'état  en  vertu  de  la  dévolution*  Mais  nos  lecteurs 
savent  qu'aucun  obstacle  légal  n'en  avait,  dès  le  7  août  1830,  empê- 
ché la  transmission.  Le  législateur  de  1832  devait  néanmoins  prendre 
la  parole  et  l'a  prise  pour  deux  raisons.  D'abord  cette  question  avait 
été  réglée  expressément, depuis  1789,  pour  chaque  règne;  eu  1790 
et  1791,  ea  1&1G,  ea  1814,  en  1825  :  si  le  gouvernement  de  juil- 
let s'était  écarté  de  ces  précédons,  on  l'aurait  accusé  d'avoir  dérobé 
ses  actes  au  pouvoir  législatif  et  fui  le  contrôle  des  chambres.  En 
outre,  s'il  était  inutile  d'abroger  la  loi  de  1825,  spéciale  au  règne 
de  Charles  X,  il  était  nécessaire  de  la  remplacer  :  il  appartenait  au 
pouvoir  législatif  d'expliquer  pourquoi  ^ancienne  maxime  avait 
cessé  d'être  en  harmonie  avec  nos  institutions  politiques  et  de  don- 
ner tuMêmeau  pays  la  formule  du  droit  aroderae*. 

Aussi  quand  ces  critiques,  plus  tard  dirigées  par  l'auteur  des 
décrets  de  janvier  contre  la  loi  de  1832  furent  présentées  pour  la  pre- 
mière fois  k  une  chambre  française  par  Jules  Favre,auteur  d'une  pro- 
position qui  réuaissaitau  domaine  tous  les  bienade  Louis-Philippe,  y 
compris  les  biens  donnés  en  1830,  le  comité  des  finances  de  notre 
seconde  assemblée  constituante  lui  répondit,  le  ÎO  octobre  18A#, 
par  l'organe  de  Berryer,  son  rapporteur  :  «  Si  de  pareils  argumens 
étaieot  accueillis  contre  une  loi  votée  dans  le&  formes  constitution, 
miles,  tous  fe*  droits  régies  par  la  légslatioo  pourraient,  à  chaque 
changement  de  gouvernement,  être  remis  en  question,  et,  sur  toutes 
les  matières,  il  faudrait  attribuer  un  effet  rétroactif  aux  décisions 
législatives  de  tout  pouvoir  nouveau.*.  La  loi  de  1832  n'existât- 


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120  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elle  pas»  la  donation  du  7  août  n'en  serait  pas  moins  un  contrat 
librement  consenti  à  une  époque  où  son  auteur  n'était  enchaîné, 
quant  à  la  disposition  de  ses  biens,  par  aucun  lien  de  noire  droit 
public.  »  Non-seulement  la  proposition  de  Jules  Favre  ne  fut  pas 
adoptée,  mais,  quand  elle  fut  soumise,  le  25  octobre  1848,  à 
l'épreuve  de  la  discussion  publique,  le  grand  avocat  déserta  cette 
mauvaise  cause  et  garda  le  silence  (1).  Louis-Philippe  venait  d'être 
renversé.  S'il  avait  eu  des  courtisans  en  1832,  il  ne  lui  restait  plus 
que  des  juges,  et  peut-être,  dans  cette  période  de  réaction  contre 
le  gouvernement  de  juillet,  des  juges  prévenus  :  en  tout  cas,  l'as- 
semblée républicaine  de  1848  était  incapable  d'une  lâche  complai- 
sance envers  ce  régime.  Berryer  vint  lui  dire  :  «  Loin  de  rechercher 
dans  les  circonstances  présentes  une  occasion  d'annuler  un  tel  acte 
(la  donation  du  7  août  1830),  la  justice,  la  bonne  foi,  la  dignité 
nationale  doivent  l'entourer  d'un  respect  plus  sévère.  »  Elle  écouta 
ce  langage  et  le  comprit  :  on  ne  cessa  de  le  comprendre  que  le 
22  janvier  1852. 

Le  gouvernement  de  M.  Thiers  et  l'assemblée  de  1871  ne  se 
trompèrent  donc  pas  lorsqu'ils  envisagèrent  l'acte  de  1852  comme 
une  confiscation  administrative,  et  firent  leur  devoir  en  réparant 
cette  grande  faute.  À  vrai  dire,  l'auteur  du  décret,  réunissant  toutes 
ses  forces  pour  porter  un  coup  suprême  aux  princes  dépossédés, 
avait  fait  observer,  dans  un  considérant  final,  «  qu'il  leur  restait 
encore  plus  de  100  millions,  avec  lesquels  ils  pouvaient  soutenir 
leur  rang  à  l'étranger.  »  En  poussant  ce  principe  à  ses  conséquences, 
il  faudrait  reconnaître  à  l'état  le  droit  d'exproprier  sans  indemnité 

(1)  La  loi  du  25  octobre  1848  s'exprima  en  ces  termes  :  «  Le  ministre  des  finances 
est  autorisé  à  prendre  les  mesures  administratives  qu'il  jugera  convenables  pour  opé- 
rer l'en' 1ère  liquidation  des  dettes  de  l'ancienne  liste  civile  et  du  domaine  privé...  Le 
liquidateur  général  pourra,  dans  l'intérêt  de  la  liquidation,  stipuler  toutes  hypothè- 
ques et  prendre  toutes  inscriptions  sur  les  biens  compris  dans  le  séquestre,  en  son 
nom,  pour  la  masse  des  créanciers.  Dans  le  cas  où,  pour  activer  la  liquidation,  un 
emprunt  sera  jugé  nécessaire,  il  sera  négocié  par  les  mandataires  des  propriétaires, 
avec  le  concours  du  liquidateur -général  et  sous  l'autorisation  du  ministre  des 
finances.  »  La  liquidation  de  la  liste  civile  et  du  domaine  privé  avait  à  pourvoir  à 
un  passif  considérable.  Douxe  millions  étaient  dus  par  la  liste  civile,  et  vingt  millions 
par  le  roi  personnellement.  Toutes  ces  dettes  furent  acquittées  au  moyen  de  l'em- 
prunt autorisé  par  la  loi  d'octobre  1848.  «  Comment!  dit  à  ce  propos  M.  Robert  de 
Massy  dans  son  rapport  du  9  mars  1872  à  l'assemblée  nationale,  les  princes  d'Orléans 
sont  les  débiteurs  du  passif,  ce  sont  eux  qui  empruntent  sur  leurs  biens,  l'état  a 
une  hypothèque  sur  ces  mêmes  biens  contre  eux,  les  décrets  des  assemblées  consti- 
tuante et  législative  autorisent  tous  ces  actes;  le  ministre  des  finances  est  présent  et 
signe,  et  il  sera  possible  ensuite  de  venir  dire  :  Les  biens  sur  lesquels  l'état  a  pris 
hypothèque  étaient  à  l'état  depuis  le  9  août  1830,  en  dépit  de  la  maxime  iVsnwii 
ret  tua  servit;  les  emprunteurs  qui  ont  consenti  ces  hypothèques  à  des  tiers  pour 
vingt  millions  ont  hypothéqué  la  chose  d'autroi,  c'est-à-dire  de  l'état  I  »  Mous  n'aper- 
cevons pas  ce  qu'on  pourrait  opposer  à  cette  argumentation. 


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LES  MESS  D  ORLEANS.  121 

les  gens  qu'il  n'exproprie  pas  de  tous  leurs  biens;  le  vol  lui-même 
cesserait  d'être  un  crime  tant  qu'il  resterait  au  volé  le  moyen  de 
vivre  ou,  si  Ton  veut,  de  vivre  décemment.  Ni  le  gouvernement  ni 
l'assemblée  ne  s'abaissèrent  à  demander  aux  cinquante-deux  des- 
cendansde  Louis-Philippe,  avant  de  leur  restituer  ce  que  le  domaine 
détenait  encore,  si  chacun  d'eux  n'avait  pas  d'autres  ressources.  Le 
droit,  la  justice,  l'honnêteté  publique,  étaient  seuls  en  jeu;  toute 
enquête  devenait  superflue.  L'état  ne  voulait  pas  garder  le  patri- 
moine des  princes  d'Orléans,  non  parce  qu'ils  ne  pouvaient  se  suffire 
à  eux-mêmes,  ce  qui  ne  le  regardait  guère  et  lui  importait  peu, 
mais  parce  que  ce  patrimoine  ne  lui  appartenait  pas. 

II. 

Si  les  pouvoirs  publics  avaient  accompli  leur  devoir,  les  princes 
d'Orléans  avaient-ils  fait,  de  leur  côté,  tout  ce  qu'ils  devaient  faire? 

Il  importe,  en  premier  lieu,  de  rappeler  comment  la  question 
fut  engagée  en  1871.  Aucun  des  héritiers  de  Louis-Philippe  ne 
s'adressa  soit  au  gouvernement,  soit  à  l'assemblée.  «  Cest  justice 
de  le  dire  à  leur  honneur,  »  lit-on  dans  le  rapport  de  M.  Robert  de 
Hassy,  dont  la  parole  ne  saurait  être  un  instant  mise  en  doute.  Le 
15  septembre  1871 ,  M.  de  Méi  ode  avait  demandé,  dans  la  discussion 
du  budget  rectificatif,  que  l'assemblée,  par  probité,  n'autorisât  pas  au 
profit  du  trésor  une  recette  ayant  pour  origine  le  décret  du  22  jan- 
vier 1852.  M.  Pouyer-Quertier,  ministre  des  finances,  répondit  : 
«  Le  gouvernement  s'occupe  en  ce  moment  de  préparer  des  mesures 
législatives  qui  doivent  vous  être  soumises  concernant  les  décrets 
du  22  janvier  1852.  Mais,  tant  que  ces  décrets  ne  sont  pas  abrogés, 
nous  sommes  bien  obligés,  de  par  la  loi,  de  comprendre  dans  nos 
évaluations  le  chiffre  du  produit  des  biens  dont  il  est  question.  Il  y 
aura  matière  à  rectification  si  les  décrets  du  22  janvier  1852  sont 
abrogés,  »  —  «  comme  nous  le  désirons,  »  ajouta  le  garde  des 
sceaux.  La  chambre  fut  en  effet  saisie  du  projet  de  loi,  le  9  dé- 
cembre 1871,  non  par  l'initiative  parlementaire,  nos  lecteurs  ne 
l'ont  pas  oublié,  mais  par  le  gouvernement  lui-même. 

La  question  étant  ainsi  posée,  les  princes  d'Orléans  devaient-ils 
se  lever  et  dire  :  «  Il  suffit,  le  président  de  la  république  et  ses 
ministres  ont  fait  une  démonstration  qui  nous  honore,  et  nous 
sommes  satisfaits  :  le  gouvernement  peut  maintenant  remporter 
son  exposé  des  motifs  et  sa  proposition.  »  Ils  ne  pouvaient  pas  tenir 
ce  langage.  D'abord,  la  conscience  publique  n'était  pas  satisfaite  et 
le  spoliateur  avait,  au  demeurant,  le  dernier  mot  :  il  fallait,  dans 
un  intérêt  général,  que  l'assemblée  nationale  poursuivit  son  œuvre 
réparatrice,  et  la  famille  d'Orléans  ne  devait,  sous  aucun  prétexte, 

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122  EETOE  Bifi  DEUX  U0NSB. 

en  entrvrer  f  accomplissement.  Et  puis,  «que  «taûtan  pas  dit  mx  peu 
plus  tard?  Les  adversaires  politiques  et  les  eimemis  particuliers  de 
cette  famille  aimaient  d'abord  insinué,  bientôt  prodamé  qu'elle  avait 
fui  le  jugement  du  pays.On  aurait  imprimé  dans  cinquante  journaux 
que,  *i  les  princes  dépossédés  avaient,  ea  -exigeant  le  retrait  du  pro- 
jet, empêché  le  débat  et  le  vote,  c'est  qu'ils  redoutaient  par-dessus 
tout  la  lumière  ou  qu'ils  craignaient  d'être  mis  en  minorité. 

Failleurs  cm  leur  offrait  une  occasion,  peut-être  unique,  de  ven- 
ger la  mémoire  de  Louis-Philippe,  et  pas  un  d'eux,  sous  peine  de 
faillir  à  un  devoir  manifeste,  «e  devait  ht  laisser  échapper.  Les  con- 
sidérais du  second  décret  avaient  été  cruels  pour  le  roi  déchu.  On 
l'y  accusait  d'avoir  soulevé  la  conscience  publique  par  une  mauvaise 
action,  enrichi  ses  enfansaux  dépens  du  trésor,  éludé  une  règle 
fondamentale  et  immuable  du  droit  national  français,  fait  fraude  à 
une  loi  d'ordre  public,  dicté  aux  deux  chambres  une  loi  rétroactive 
dans  un  intérêt  privé.  Quoi  !  le  pays  lui-même  s'apprêtait  à  rayer 
de  ses  lois  cette  page  outrageante,  et  les  desceadans  de  Louis-Philippe 
auraient  demandé  qu'elle  y  fôt  maintenue  I  Le  gouvernement^  après 
tout,  ne  pouvait  que  proposer  d'effacer  l'injure  :  quand  il  passait, 
pour  qu'elle  fôt  enfin  effacée,  la  parole  à  la  France,  les  enfans 
de  l'insulté  eussent  perdu  te  sens  s'ils  avaient  cherché  à  la  lui 
retirer. 

Mais,  puisqu'ils  devaient  laisser  les  pouvoirs  publics  annuler  le 
titre  du  domaine,  quel  allait  devenir  leur  droit  strict?  Il  faut  relire 
l'exposé  des  motifs  :  «  11  appartient,  disait-il,  à  cette  assemblée, 
qui  considère  comme  un  de  ses  premiers  devoirs  de  rétablir  l'ordre 
moral  dans  les  esprits  et,  pour  cela,  de  s'élever  partout  où  elle  les 
rencontre,  contre  l'injustice  et  contre  Villégvrlùé,  de  proclamer  que 
la  France  ne  veut  pas  être  solidaire  de  l'atteinte  portée  dans  la 
personne  des  princes  d'Orléans  au  droit  fondamental  de  la  propriété 
individuelle.  »  —  «  Le  projet,  a  dit  encore  M.  Brisson  le  23  no- 
vembre 1872,  repose  sur  cette  idée  -que,  les  biens  de  la  famille 
(FOrléans  n'étant  entre  les  mains  du  domaine  qu'illégitimement,  le 
domaine  est  tenu  à  l'obligation  naturelle  de  les  restituer  comme  est 
tenu  à  cette  obligation  naturelle  tout  citoyen  qui  a  reçu  indûment.  » 
C'est  très  dair  :  le  titre  du  domaine  est  vicieux,  d'après  MM.  Tbiers, 
Dufaure  et  Pouyer*Quertier,  parce  qu'il  repose  sur  une  illégalité; 
îl  repose  sur  une  illégalité  parce  qu'il  procède  d'une  atteinte  por- 
tée au  droit  de  propriété.  En  effet,  quoiqu'il  paraisse  d'abord  *ssez 
difficile  de  caractériser  cet  acte,  œuvre  d'un  dictateur  investi  xle  la 
puissance  législative  et  précédé  de  considérans  à  la  fapm  d'un 
Jugement,  on  arrive  nécessairement,  *près  examen,  à  l'envisager, 
en  tant  du  moins  qu'il  dépossédées  princes,  comme  un  décret  rendu 
en  exécution  if  une  prétendue  loi  fondamentale.  (Test  la  loi  géné- 

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Ifflfr  KNS  D  OHXÉAN&.  f  23 

raie  de  dévolution  que  le  prince  président  applique  à.  «m  cas  parti* 
cutter,  il  le  déclare  lui-même  à  plusieurs  reprises,  et  l'on  ne  fait 
pas  une  M,  tout  le  monde  le  sait,  en  exécurio»  d'une  loL  II  est  vrai 
que- le  prince*  a  été  induit  en  erreur  et  que  la  loi  dont  il  se  prévaut 
est  uoe  pore  chimère-  Qie  reste-t-il  donct  Un  décret  d'expropria* 
tien-  doublement  iHégal  :  la  pacce  qu'il  est  rendu  bons  des  cas 
déterminés  par  le  législateur;  2°  parce' que,  an  mépris  de  la  règle 
écrite  dans  l'article  545  du  codie  civil*  il  entère  à  des  français  leur 
propriété  sans  leu*  allouer  une  juste  et  préalable  indemnité.  Le  mot 
«H  légalité»  qu'emploie  l'exposé  des  motifs  du  9  décembre  1871  n'aur 
rait  pas  de  sens  si-  le  président  de  la  république  avait  agi  la  22  jan- 
vier dans  l'exercice  de  son  pouvoir  législatif;  mais  om  a  bien  fait  de 
s'en  servir  (et  h  portée  de  cette  expression  a' avait  pa  échapper  à 
M.  Dufaure),  parce  qu'il  s'agissait  d'une  confiscation  opérée  par  on 
simple  décret.  Si  le  pouvoir  législatif  intervient  lui-même  en  1872 
poor  abréger  l'acte  du  22  janvier  1852,  c'est  d* abord  que  d'arutres 
(fepositionsdu  même  acte  pouvaient  être  regardées  comme  législa- 
tives; cfest  surtout  qu'il  fallait  prévenir  cm  débat  ultérieur  sur  la 
légalité  de  cette  abrogation  et,  pour  en  finir,  faire  trancher  la  ques- 
tion par  tes  mandataires  élus  dur  pays»  Maïs  puisque  ceux-ci  jugent 
le  décret  illégal  et  Pamrulent  par  cela  même,  un  pareil  titre  n'avait 
pw  conférer  aucun  dfceit  as  domaine. 

Dès  tors9  le  codfe-à  la  main,  les  princes  étaient  fondés  à  réclamer 
tout  leur  patrimoine.  Su  droit  strict,  ils*  dément  être  remis,  suivant 
l'expression  dte  Clément  laurier,.  «  dans  le  même  et  semblable  état 
où  As  étaient  avant  ledéeret.  *>  {fil  s'agissait  <Fun  simple  charbon- 
nier, poursuivait  Laurier,  vous  lui  rendriez  son  bien  «  purement  et 
simplement.  »  fia  effet,  si  le  domaine  avait  pris  indûment  la  maison 
cta  charbonnier,  celui-ci  pourrait  1»  réclamer,  même  quand  on  faa- 
raft  vendue,  l'état  n'ayant  pas  consolidé  son  titre  en  disposant  de  ce 
qui  ne  lui  avait  jamais  appartenu.  Il  nf  importait  pas  davantage  que, 
sur  un  grand  nombre  de  biens  imœobitiera  appartenant  à  la  famille 
d'Orléans,  ceux-ci  fussent  restés  au  trésor,  ceux-là  fussent  sortis 
cfe  ses  mains  r  les  propriétaires  dépossédéis  avaient  un  droit  égal 
sur  les  mm  et  sur  les  autres,  le  code  civil  (article  1599)  déclarant 
expressément  nultfcla  vente  de  fia  cfcose  cTautnri. 

Or  les  princes  d'Orléans  turent  ce  langage  au  gouvernement  et 
h  f  assemblée:  d'après  le  droit  commun,  nous  pourrions  ressaisir 
tout  notre  patrimoine  ;  nous  entendons  ne  pas  user  du  droit  com- 
mua, te  code  civil  nous  permet  de  revendiquer  la  moindre  parcelle 
de  nos  biens  confisqués,  en  quelques  mains  qu'elle  se  trouve;  nous 
demandons  qu'on  ne  nous  applique  pas  le  code  civiL  Si  nous  délais- 
sent une  part  de  ces  bien*  aux  tiers  acquéreurs*  noua  sommes  du 
moins  autorisés  parles  lois  du  8  mars  4846»  du  18  septembre  IMS, 


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124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  3  mai  1841  à  exiger  de  l'état,  qui  nous  a  expropriés,  une  juste 
indemnité;  mais  le  trésor  est  aux  prises  avec  des  difficultés  finan- 
cières et  nous  ne  voulons  pas  qu'il  nous  paie  une  indemnité  sur  les 
deniers  des  contribuables.  Nous  sommes  des  Capétiens,  nous  ne 
l'avons  pas  oublié  ;  nous  savons  que  nos  &ïeux  ont  longtemps  gou- 
verné ce  pays  et  que  l'ancienne  constitution  française  nous  classait 
parmi  les  a  privilégiés.  »  Nous  ne  revendiquons  plus  qu'un  privi- 
lège :  celui  de  nous  mettre,  dans  l'intérêt  général,  non  plus  au-des- 
sus, mais  au-dessous  de  la  règle  commune.  Le  domaine  nous  délais- 
sera ce  qu'il  détient  encore  des  biens  compris  dans  la  donation  du 
7  août  1830;  pour  le  surplus,  nous  n'exercerons  aucun  des  droits 
qui  appartiennent  à  tous  les  citoyens.  —  Pour  soutenir  qu'un  tel 
langage  est  celui  de  gens  cupides,  il  faut  beaucoup  de  mauvaise  foi; 
pour  le  croire,  beaucoup  de  crédulité. 

Cependant  M.  Lepère  demanda,  le  22  novembre  1872,  que  la  dis- 
cussion du  projet  tût  ajournée.  Il  rappela  que,  sur  les  biens  confis- 
qués, 10  millions  avaient  été  alloués  aux  sociétés  de  secours  mu- 
tuels, 10  millions  affectés  à  l'établissement  d'institutions  de  crédit 
foncier  dans  certains  départemens,  5  millions  à  l'établissement  d' une 
caisse  de  retraite  au  profit  des  desservans  les  plus  pauvres,  etc.,  le 
surplus  étant  réuni  à  la  dotation  de  la  Légion  d'honneur  «  pour  le 
revenu  en  être  affrété  »  annuellement  aux  légionnaires  et  aux  por- 
teurs de  la  médaille  militaire.  Mais  on  s'était  aperçu  tout  de  suite 
que  beaucoup  de  ces  biens  ne  trouveraient  pas  immédiatement  des 
acquéreurs;  on  reconnut  en  outre  qu'une  gestion  d'immeubles  était, 
pour  la  Légion  d'honneur,  un  pesant  fardeau  et  qu'il  valait  mieux 
lui  donner  des  rentes  :  un  décret  du  27  mars  1852  autorisa  donc  le 
ministre  des  finances  à  aliéner,  par  une  audacieuse  interprétation 
de  la  loi  du  7  août  1850  (1),  des  bois  de  l'état  jusqu'à  concurrence 
de  35  millions,  et  affecta  le  produit  des  ventes  aux  dotations  énu- 
mérées  par  le  décret  du  22  janvier.  En  outre  le  même  ministre  fut 
autorisé  à  faire  inscrire  au  grand  livre  une  rente  de  500,000  francs, 
et  cette  inscription  de  rente  fut  remise  à  la  Légion  d'honneur  en 
remplacement  des  biens  qui  lui  avaient  été  attribués  par  le  même 
décret.  Or  M.  Lepère  raisonnait  ainsi  :  Puisque  le  domaine,  pour 
les  aliénations  faites  en  vertu  du  décret  du  27  mars,  mais  en  con- 
séquence du  décret  de  janvier,  s'est  appauvri  de  35  millions,  il  faut 
diminuer  d'autant  le  montant  des  restitutions.  Le  gouvernement 

(1)  Loi  du  7  août  1850,  art.  12.  «  Le  ministre  des  finances  est  autorisé  à  aliéner,  à 
partir  du  1"  janvier  1 851  et  dans  le  délai  de  trois  années,  des  bois  de  l'état  jusqu'à,  con- 
currence de  50  millions...  Les  conseils-généraai  des  départemens  où  les  bois  sont  situés 
devront,  avant  l'aliénation,  constater  par  une  délibération  leur  adhésion  à  la  vente.  » 
Art.  13.  «  Le  produit  des  rentes  de  bois  sera  versé  au  trésor,  en  atténuation  de  ses 
avances  pour  le  compte  de  la  dette  flottante.  » 


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LES  BIENS   DORLÉANS.  125 

n'adhéra  pas  à  cette  proposition.  Faut-il  reprocher  aux  princes  d'Or- 
léans de  ne  l'avoir  pas  acceptée?  Nous  ne  le  croyons  pas. 

Il  avait  été  pourvu,  en  fait,  sur  le  domaine  foresiier  de  l'état  à 
la  plupart  des  dotations  fondées  en  janvier  1852,  et  le  gouverne- 
Dément  avait  par  là,  comme  le  dît  M.  Robert  de  Massy  le  22  no- 
vembre 1872,  mésusé  de  ce  domaine.  Mais  quel  lien  y  avait-il  entre 
l'abus  du  prix  des  forêts  domaniales  et  la  confiscation  des  biens 
donnés  par  Louis-Philippe  à  ses  enfans?  Un  grand  spéculateur  s'est 
injustement  approprié,  nous  le  supposons,  la  fortune  d'autrui,  et, 
subitement  enrichi  par  ce  gain  illicite,  il  affecte  une  partie  de  son 
propre  patrimoine  à  quelque  œuvre  utile  ou  charitable  :  Alidor  à  ses 
frais  bâtit  vn  monastère.  Mais  le  jour  de  la  justice  se  lève  et  les  tribu- 
naux reconnaissent  que  l'ancien  propriétaire  a  le  droit  de  reprendre 
en  nature  ses  biens  qui  n'ont  pas  été  dissipés.  Halte-là!  va  dire  Alidor 
aux  juges  :  déduisez  d'abord  tout  ce  que  m'a  coûté  le  monastère  :  au- 
trement, c'est  moi  qui  suis  volé  (1).  La  plaisante  prétention  1  Pourquoi 
bâtir  le  monastère  ?  Il  fallait  tempérer  ce  beau  zèle  et  comprendre  que 
les  biens  recelés  pourraient  être,  tôt  ou  tard,  réclamés  et  rendus.  Vous 
n'auriez  pas  fait,  dites-vous,  certaines  largesses  si  vous  aviez  prévu 
cette  restitution  ?  Vous  avez  eu  tort  de  ne  pas  la  prévoir,  et  le  véri- 
table propriétaire  ne  peut  pas  payer  les  frais  de  votre  imprévoyance. 

M.  Pascal  Duprat  fit  une  autre  proposition ,  ainsi  conçue  : 
«  Article  1er.  Les  décrets  du  22  janvier  1852  sont  abrogés  sans  qu'il 
puisse  être  porté  atteinte  aux  droits  acquis  par  les  tiers  sous  l'em- 
pire de  ces  décrets.  —  Art.  2.  Les  membres  de  la  famille  d'Orléans 
devront  s'adresser  aux  trihunaux  compétens  pour  être  réintégrés 
dans  les  biens  meubles  et  immeubles  qu'ils  auraient  le  droit  de 
revendiquer.  L'article  1er  fut  repoussé  par  475  voix  contre  150,  l'ar- 
ticle second  par  541  voix  contre  79.  Ce  contre-projet  renfermait  une 
inconséquence  et  pouvait  en  outre,  à  l'insu  de  son  auteur,  devenir 
préjudiciable  au  Trésor  :  les  princes  d'Orléans  eussent  commis  une 
faute  en  y  donnant  leur  adhésion. 

La  thèse  de  M.  Duprat  était  simple.  On  avait,  en  1852,  méconnu 
les  règles  élémentaires  de  la  compétence  et  violé  les  principes  du 
droit  commun;  il  fallait  donc  remettre  tout  «  en  l'état,  »  comme 
disent  les  praticiens,  c'est-à-dire  faire  appliquer  le  droit  commun 
par  les  tribunaux  de  droit  commun  ;  car  «  il  y  a  une  justice  en 
France  :  elle  reconnaîtra  les  droits  qui  peuvent  être  revendiqués.  » 
Hais  l'auteur  de  la  proposition  se  contredisait  lui-même  :  en  récla- 
mant à  outrance  l'application  d'un  principe,  il  commençait  par  le 
renier.  N'y  avait-il  là  qu'un  procès  ordinaire?  il  fallait  le  déférer  aux 

(1)  «  Autrement,  ee  serait  l'état  qui  serait  volé.  »  (Discours  prononcé  par  M.  Le- 
père  à  la  séance  du  M  novembre  1872.) 


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126  REVUE  DES  OTD1  MONDES. 

tribunaux,  mais  le  leur  déférer  tout  entier-  Rassemblée  se  bornait 
alors  à  déclarer  le  titre  dn  domaine  illégal  et  Tanoulait.  Les  tribu- 
naux avaient  à  déduire  non  pas  quelques  conséquences,  mais  toutes 
les  conséquences  juridiques  de  cette  annulation.  Or  le  contre-pro- 
jet ne  l'entendait  pas  ainsi  et  débutait  en  réglant  définitivement  la 
situation  des  tiers.  Pourquoi?  Cette  question  n'était  pas  ptes  «  légis- 
lative »  que  les  autres»  Àvaitron  vendu  la  chose  d'antrui?  Les  ventes 
de  la  chose  d'aulrui  ne  devaient-elles  pas  élire  annulées  conformé- 
ment à  l'article  1&09  du  code  civil?  Aux  juges  de  le  décider.  Mais 
M.  Pascal  Duprat  ne  voulait  pas  le  leur  laisser  décider.  Annuler  les 
ventes  1  Faire  entrer  cette  autre  classe  de  biens  dans  le  patrimoine 
de  la  famille  dépossédée  1  Exposer  le  domaine  an  recours  desacqué- 
reurs évincés  I  L'appel  an  pouvoir  judiciaire  était  admirable  tant 
qu'il  profitait  à  l'état  contre  les  princes*,  mais  détestable  s'il  profi- 
tait aux  princes  contre  l'état.  Le  contre-projet  opposait  donc,  avant 
tout,  cette  barrière  aux  tribunaux  de  droit  commun  et  au  droit  com- 
mun lui-même.  Après  quoi,  les  princes  plaideraient.  Mais  puisque 
le  pouvoir  législatif  déterminait  la  situation  respective  des  tiers  et 
des  anciens  propriétaires  entre  lesquels,  d'innombrables  procès 
auraient  pu  s'engager,  il  était  absolument  illogique  de  ne  pas  le 
laisser  déterminer  la  situation  respective  des  anciens  propriétaires 
et  de  l'état,  que  ne  divisait  aucune  question  litigieuse. 

Les  questions  litigieuses,  le  contre-projet  allait  seul  les  susciter, 
et  M.  Duprat  ne  s'en  était  pas  aperçu,  au  grand  préjudice  de  l'état* 
Les  droits  acquis  aux  tiers  devaient  être  respectés,  c'est-à-dire  l'annu- 
lation des  ventes  ne  serait  pas  prononcée.  Le  pouvoir  législatif  aurait 
seulement  annulé  le  titre  du  domaine,  détenteur  illégitime  et,  par 
conséquent,  astreint  à  la  restitution.  Ce  jalen  posé,  les  princes  et 
l'état  étaient  renvoyés,  pour  toi  tes  les  questions  à  résoudre,  deva&t 
des  jtiges.  Qn  allait  dons  se  retrouver  sur  le  terrain  du.  droit  pue 
devant  des  tribunaux  chargés  d'appliquer  les  lois*.  Bh  bien  1  le  contre- 
projet  ne  défendait  pas  l'état  contre  deux  séries  de  revendications.  & 
laissait  d'abord  les  princes,  expropriés  sans  indemnité,  libres  de 
réclamer  une  indemnité  d'expropriation  ;  il  n'avait  songé  qu'aux  ac- 
quéreurs et  maintenait  le  vendeur  sous  l'empire  du  droit  commua  I  flL 
permettait  ensuite  à  la  famille  d'Orléans  de  soutenir  ayee  beaucoup 
de  vraisemblance  que  le  domaine  avait  été  de  mauvaise  foi,  c'est- 
à-dire  avait  connu  les  vices  de  son  titre  (art.  650  du  code  civil)  et» 
par  conséquent*  de  lui  réclamer  tous  les  fruits  perçus  (ou  leur  valeur) 
depuis  1 852.  Il  n'y  avait,  au  demeurant,,  que  ces  deux  sortes  de  pro- 
cès à  engager,  la  restitution,  des  biens  eux-mêmes  ne  pouvant  atta- 
cher un  débat  judiciaire.  On  exposait,  en  vérité,  le  trésor  et  les  con- 
tribuables à  un  grand  péril  :  les  princes  d'Orléans  ne  pouvaient  pas 
s'associer  au  contre-projet. 


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ÏBB  «ETtS  tt'OBIXAlfS.  127 

Ils  renoncfereirt  spontanément  {c'est  Fexposë  des  motifs  qui  Je 
déclare),  ayant  que  le  gourernement  eût  fait  connaître  et  peut-être 
eût  connu  hn-méme  ses  intentions,  à  un  triple  droit  que  leur  con- 
fërait  la  toi  eomimme.  11g  s<engagèrent  à  ne  demander  ni  l'annula- 
ikm  des  ventes  wx  acquéreurs,  ni  des  indemnités  au  vendeur,  ni 
la  restitution  des  fruits  au  possesseur  de  mauvaise  foi.  <t  Aucune 
action,  lit-on  dans  le  projet  déposé  par  le  gouvernement  le  9  dé- 
cembre 1871,  ne  pourra  être  exercée,  en  vertm  de  la  présente  loi, 
contre  les  acquéreurs  des  biens  vendus  par  Tétat  en  exécution  des 
décrets  abrogés  ni  contre  leurs  ayans  cause  (art.  3).  L'assemblée 
nationale  (art.  4)  donne  acte  aux  princes  d'Orléans  de  leur  renon- 
ciation à  tonte  créance  contre  Fétat  ayant  pour  origine  l'exécution 
des  décrets  du  ^2  janvier  Î892  (1).  »  —  «  Il  a,  semblé  à  votre  com- 
mission, ajouta  le  rapporteur,  que,  renfermée  dans  ces  limites,  la 
réparation  offerte  ne  pouvait  susciter  aucune  controverse.  Ce  qui 
vous  est  proposé,  c'est  purement  et  simplement  de  rendre  à  autrui 
ce  qui  appartient  à  autrui,  de  ne  pas  conserver  dans  les  mains  de 
Tétât  ce  qui  ri  a  jamais  été  à  Vétat,  sans  néanmoins  mettre  à  la 
charge  4e  la  France  épuisée...  la  réparation  entière  d'un  acte  qu'elle 
répudie.  Qu'on  le  comprenne  bien  :  il  ne  s'agit  pas  d'indemniser  la 
famille  d*Ortéans  d'une  spoliation  dont  la  responsabilité  pèse  tout 
entière  sur  son  auteur;  il  s'agit  de  délaisser  ce  qui  est  à  elle,  non 
de  lui  fèurnir  l'équivalent  de  ce  qui  a  été  consommé  et  dissipé.  » 
On  ne  pouvait  pas  déterminer  plus  nettement  le  caractère  et  Tèten- 
•due  de  fa  restitution. 

Wous  arrivons  aux  chiffres,  qui  ont  leur  importance.  Les  biens 
meubles  et  immeubles  non  aliénés  par  le  domaine  en  1871  furent 
évalués  par  le  ministre  des  finances  à  45  millions  environ,  d'un 
Tevenu  de  1,166 ,«00  à  1,800,000  francs,  partageables  entre  huit 
branches  d'héritiers,  dont  plusieurs  étaient  divisées  elles-mêmes  et 
qui  comprenaient,  en  novembre  1872,  cinquante-deux  descendans 
directs <le  Louis-Philippe.  VoHàce  qu'on  restituait;  voici  ce  qu'on 
ne  restituait  pas.  L'état  avait  encaissé  :  1°  35,012,441  fr.  96,  prix 
des  immeubles  vendus;  *>  18,601,019  francs,  produit  des  coupes 
'de  bois;  3#  4,452,480  francs,  montant  des  actions  et  droits  du 
domaine  dans  les  canaux  d'Orléans,  du  Lomg  et  de  Briare; 
4°  S,lM7,O02  fr.  41,  montant  d'une  créance  liquide  de  Louis-Phi- 

(i)  La  commésaion  remania  ces  textes,  et  la  rédaction  définitive  foi  arrêtée  dans  ces 
termes  :  »  Conformément  à  la  renonciation  offerte  par  les  héritiers  du  roi  Louis- 
Philippe  avant  la  présente  loi  et  réalisée  depuis,  aucunes  répétitions  ne  pourront  être 
exercées  par  eux  contre  Pétât  soit  par  suite  de  Teiécution  des  décrets  du  22  janvier 
1BT%  soit  pour  toute  sutre  cause  antérieure  à  ces  décrets.  Toute  réclamation  de  l'eut 
contre  ces  mêmes  héritiers  est  pareillement  considérée  comme  éteinte  et  non  avenue 
(art.  3).  Aucune  action  (art.  4)  ne  pourra  être  dirigée  contre  les  acquéreurs  des  biens 
vendus  par  l'état  en  exécution  des  décrets  abrogés  ni  contre  leurs  ayans  cause.  » 

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128  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

lippe  contre  l'état  (et  dont  celui-ci  s'était  libéré  par  voie  de  confu- 
sion), en  tout  un  peu  plus  de  60  millions.  Cet  actif,  ayant  été  grevé 
d'un  passif  de  20,322,601  fr.  81,  l'excédent  au  profit  du  trésor 
s'élevait  à  36,061,151  fr.  56.  Si  l'on  ajoutait  à  cette  somme  les 
revenus  et  les  intérêts  perçus  depuis  vingt  ans,  cet  excédent  dépas- 
sait 60  millions  (1).  Les  princes  d'Orléans  abandonnaient  donc  an 
trésor  une  très  grande  partie  de  leur  patrimoine,  et  le  gouverne- 
ment de  la  république  n'a  pas  altéré  les  faits  lorsqu'il  a  signalé, 
dans  l'exposé  des  motifs  du  0  décembre  1871,  «  le  désintéresse- 
ment des  ayans  droit.  » 

Ce  désintéressement  n'a  rien  qui  nous  étonne,  ont  murmuré  quel- 
ques mécontens:  quand  on  a  des  droits  douteux,  on  transige,  et 
les  princes  ont  fait  comme  tant  d'autres;  ils  se  sont  tirés  d'une 
situation  difficile  par  une  transaction.  C'est  une  erreur.  Le  code  civil 
définit  la  transaction  ;  «  un  contrat  par  lequel  les,  parties  terminent 
une  contestation  née  ou  préviennent  une  contestation  à  naître;  » 
il  n'y  a  donc  transaction  que  si  les  parties  traitent  sur  un  droit 
litigieux  ou  douteux  (2).  Or  le  seul  droit  qu'ait  réclamé  la  famille  d'Or- 
léans, celui  de  reprendre  ses  biens  non  vendus,  avait-il  ce  caractère? 

Le  gouvernement  reconnut  tout  d'abord  que  l'état  les  détenait 
en  vertu  d'un  acte  «  illégal,  »  c'est-à-dire  nul.  La  commission  fit 
un  pas  de  plus  et  déclara  solennellement,  par  l'organe  de  son  rap- 
porteur, qu'il  était  impossible  de  conserver  à  l'état  «  ce  qui  n'avait 
jamais  été  à  l'état.  »  Ce  rapporteur  alla  jusqu'à  dire,  dans  la  séance 
du  22  novembre  1872  :  a  II  s'agit  de  savoir  si  l'état  doit  se  faire  en 
quelque  sorte  le  receleur  de  la  fortune  d'autrui.  »  Quoi!  le  droit 
qu'on  a  caractérisé  si  fortement  était  douteux?  Ni  le  gouvernement, 
ni  la  commission,  ni  l'assemblée  ne  l'avaient  mis  un  moment  en 
doute.  Litigieux?  Personne  ne  songeait  à  le  contester  devant  les  tri- 
bunaux. Est-ce  qu'on  peut  faire  un  procès  à  qui  vient  dire  :  Je  suis 
détenteur  illégitime  et  je  ne  veux  pas  receler  plus  longtemps  vos 
biens;  reprenez-les?  Donc  les  princes  d'Orléans  ne  pouvaient  pas 
«  transiger,  »  parce  qu'il  n'y  avait  pas  matière  à  transaction.  C'est 
pourquoi  le  projet  de  loi  disait  :  <t  L'assemblée  nationale  donne 
acte  aux  princes  d'Orléans  de  leur  renonciation,..  »  et  la  loi  disait 
elle-même  :  «  Conformément  à  la  renonciation  offerte  et  réalisée 
par  les  héritiers  du  roi  Louis- Philippe.. .  »  Ce  mot  «  renonciation  » 
ne  fut  pas  introduit  et  maintenu  dans  le  texte  à  la  légère  ou  par 
une  condescendance  déplacée;  on  l'employa  parce  qu'il  était  le  mot 

(1)  C*  s  chiffres  sont  empruntée  au  rapport  de  M.  Robert  de  Massy. 

(2)  «  On  peut  poser  en  principe  que  toute  transaction  ayant  pour  objet  des  droits 
non  douteux  serait  non-seulement  annulable,  mais  inexistante  et  non  avenue,  du 
moins  comme  transaction.  »  (M.  Pont,  Explication  théorique  et  pratique  du  Code 
civil,  t.  ix,  p.  569.) 


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les  biens  d'Orléans.  129 

propre.  Ge  n'est  pas  seulement,  on  le  conçoit  d'ailleurs,  une  ques- 
tion de  mots.  En  transigeant  sur  un  droit  litigieux,  les  princesd'Orléans 
n'auraient  fait  qu'une  affaire;  en  renonçant  purement  et  simplement 
à  une  partie  de  leurs  droits,  ils  se  sont  conduits  en  bons  citoyens. 

Mais  il  y  a  des  esprits  chagrins  que  rien  ne  satisfait.  Quoi!  vous 
ne  nous  abandonnez  que  37  millions  en  capital  et,  si  l'on  ajoute  un 
compte  d'intérêts  indûment  perçus,  une  soixantaine  de  millions! 
Cest  une  misère  :  il  nous  faut  le  reste,  tout  le  reste.  Nous  savons, 
sans  doute,  que  le  domaine  n'a  pas  droit  au  reste  ;  mais,  puisqu'il 
n'avait  pas  non  plus  de  droit  sur  les  autres  millions  que  vous  lui 
abandonnez,  pourquoi  ne  pas  lui  laisser  tout?  Cest  d'ailleurs  un 
mécompte  pour  le  domaine,  qui  détenait  ces  biens  depuis  vingt  ans, 
qui  s'y  était  attaché  peu  à  peu  et  qui  ne  croyait  pas  s'en  séparer. 
Si  ces  raisons  ne  vous  touchent  pas,  c'est  que  vous  êtes  les  plus 
avides  des  hommes.  —  Il  faut  une  certaine  hardiesse  pour  tenir  un 
pareil  langage  à  des  propriétaires  qui,  dépouillés  par  un  acte 
inique,  renoncent  définitivement  et  quoi  qu'il  advienne,  dans  un 
intérêt  public,  à  recouvrer  plus  de  la  moitié  de  leurs  biens.  A  ce 
compte,  saint  Martin  lui-même  aurait  usurpé  sa  réputation;  il  n'a 
donné  que  la  moitié  de  son  manteau. 

Avant  la  loi  du  21  décembre  1872,  M.  Thiers,  dont  la  maison 
venait  d'être  démolie  par  la  commune,  avait  reçu  du  trésor  une 
indemnité  de  1,053,000  de  francs.  Depuis  cette  époque,  les  vic- 
times du  coup  d'état  du  2  décembre  1851  et  de  la  loi  de  sûreté 
générale  du  27  février  1858  ont  reçu  du  trésor  à  titre  de  réparation 
nationale,  des  rentes  incessibles  et  insaisissables  d'un  chiffre  total 
de  8,000,000  de  francs.  Nous  ne  contestons  pas  le  désintéressement 
de  ces  indemnitaires.  U  y  avait  toutefois  une  différence  entre  eux 
et  la  famille  d'Orléans,  c'est  que  leurs  pertes  n'avaient  pas  enrichi 
le  trésor.  Or  les  princes  de  cette  famille,  si  gravement  atteints  par 
le  coup  d'état  du  2  décembre,  ont  avant  tout  résolu  de  ne  pas 
demander  un  centime  d'indemnité  à  ce  trésor,  dont  les  ressources 
s'étaient  accrues  à  leurs  dépens,  et  se  sont  bornés  à  reprendre  ce 
qui  n'avait  pas  été  dissipé  de  leurs  biens.  Cest  sur  ces  données 
que  l'histoire  établira  son  verdict.  Elle  dira,  non-seulement  que  les 
princes  d'Orléans  ont  usé  de  leur  droit,  mais  qu'en  n'exerçant  pas 
tout  leur  droit  ils  ont  rempli  tout  leur  devoir. 


6.   DE  LA  MAGDELEINE. 


tom  LT.  —  1883. 

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LA 

BOSNIE  ET  I/ÏÏERZÉGOTOE 

APRÈS   I/OCGUPATïON    ÀUSTHO-HONGRQI8E 


NOTBS    DE    VOYAGE 


I. 

LA   BOSNIE.    —  DE    BROD    A    SBRAJEWO. 


«  Il  n'est  pas  dans  toute  l'Europe,  dit  H.  Elisée  Reclus  dans  son 
excellente  Géographie ,  à  l'exception  de  l'Albanie  voisine  et  des 
régions  polaires  de  la  Scandinavie  et  de  la  Russie,  une  seule  région 
qui  soit  aussi  rarement  visitée  que  le  pays  des  Bosniaques.  »  Cette 
phrase,  que  je  lus  dans  un  de  ces  momens  où  l'homme  le  mieux  chez 
lui  a  soif  de  mouvement  et  d'aventures,  où  la  vie  civilisée  lui  pèse  et 
où  le  home  le  plus  charmant  ne  vaut  pas  les  émotions  du  voyageur 
à  la  recherche  de  l'inconnu,  fut  la  cause  déterminante  d'une  excur- 
sion que  je  fis  en  Bosnie  et  en  Herzégovine  au  printemps  de  1879. 
Aussi  bien,  depuis  quelques  mois,  les  Autrichiens,  occupant  ces  deux 
provinces,  rendaient  le  voyage  sinon  confortable,  du  moins  prati- 
cable. D'un  autre  côté,  une  mission  de  recherches  archéologiques 
qui  m'était  confiée  par  le  ministère  de  l'instruction  publique  et  des 
beaux-arts,  en  me  donnant  un  caractère  semi-officiel,  m'aplanis- 
sait les  premières  difficultés  et  me  permettait  d'espérer  mener  à 


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LA   BOSNIE  ET   L*  HERZEGOVINE.  M 

bien  mon  entreprise,  et  c'est  ainsi  qu'on  soir  de  la  fin  d'avril,  léger 
de  bagages  et  plein  d'entrain,  je  dis  adieu  à  ma  famille,  un  peu 
effrayée  de  la  destination  baroque  que  j'avais  choisie,  et  je  m'em- 
barquai à  la  gare  de  l'Est  pour  les  bords  de  la  Save  et  du  Danube. 

Revenu  deux  mois  après  Avec  la  fièvre ,  je  ne  pus  m'occuper 
immédiatement  de  rédiger  mon  voyage  et,  bientôt  ressaisi  par  les 
mille  obligations  de  la  vie  pratique,  j'oubliai  dans  un  tiroir  mes 
calepins  et  mes  albums  de  touriste.  Us  y  sèment  sans  doute  encore 
si  l'insurrection  qui  a  éclaté  au  printemps  dernier  dans  les  pays  que 
je  visitai  alors  n'était  venue  donner  un  regain  d'actualité  à»  mes  sou- 
venirs d'il  y  a  trois  ans.  C'est  ce  qui  me  décide  à  publier  tels  quels 
ces  extraits  de  mes  impressions  journalières  ou  des  lettres  adres- 
sées à  ma  famille  et  à  mes  amis. 

Si  certaines  modifications  d'ordre  purement  admi»istratif  ont  pu 
se  produire  depuis  mon  excursion  par  suite  de  l'occupation  austro- 
hongroise,  les  populations  n'ont  pas  changé,  et  on  peut  affirmer 
que  leurs  sentûnens  sont  restés  les  mêmes,  car  nous  sommes  déjà 
ici  dans  l'immuable  Orient.  De  plus,  ces  notes  primesautières  auront 
certainement,  à  défaut  d'autre  mérite,  celui  d'avoir  été  écrites  sans 
aucune  sorte  de  parti-pris,  ce  qu'il  eût  été  bien  difficile  d'éviter 
dans  un  travail  de  forme  plus  sérieuse.  Je  n'ai  cherché  à  être  agréable 
ou  désagréable  à  qui  que  ce  soh.  J'ai  dit  ce  que  j'ai  vu  et  entendu, 
et  j'ai  voulu  avant  tout,  voyageur  véridique,  faire  une  œuvre  de 
bonne  foi. 

Il  faut  pourtant  que  \ê  me  confesse  de  la  seule  préoccupation 
qui  soit  entrée  dans  mon  esprit,  en  dehors  des  impressions  môme 
que  je  ressentais.  Voyageant  avec  une  mission  qui,  bien  que  d'un 
caractère  tout  scientifique,  m'obligeait  à  voir  les  choses  d'un  peu 
plus  près  qu'un  simple  touriste,  et  me  trouvant  être  le  premier 
Français  qui,  depuis  bien  longtemps  et  en  dehors  de  nos  agens 
consulaires  (1),  fût  admis  à  parcourir  aussi  complètement  ces  con- 
trées si  récemment  ouvertes  à  l'Europe  civilisée  et  dans  lesquelles 
les  sympathies  pour  la  Fiance  sont  pour  ainsi  dire  innées,  j'ai 
«ttitatnemest  subi  l'influence  de  ces  sympathies  auxquelles  notre 
pauvre  pays  n'est  plus  guère  accoutumé  maintenant  à  l'étranger, 
et  j'ai  cherché  à  étudier  en  patriote  français  des  nationalités  vivaces 
tmf  peu  connues  des  Français. 

Je  «ends  ksoreex  si  la  publication  de  ces  pages  rapides  pouvait 

(1)  Parmi  ces  agent,  je  dois  citer  M.  E.-P.  de  Sainte-Aatia,  qui  a  pmbtié  plusieurs 

notices  sur  l'Herzégovine.  —  Il  n'est  que  juste  aussi  de  rappeler  l'ouvrage  de  M.  C 

Yriarte,  publié  en  1876,  sous  le  titre  do  Bosnie  et  Herzégovine,  souvenirs  de  voyage 

pendant  ftiutftTeeiion.  Malheureusement  fauteur  ne  put  pénétrer  en  Bosnie  que  Jns- 

^nH  Baajakka,  et  en  Henégovine  ja*qu*à  Moatar. 


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132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attirer  sur  les  Slaves  du  Sud  ou  Jougo-Slaves  l'attention  de  quelques 
lecteurs. 

Il  est  certain ,  en  effet ,  qu'à  la  suite  de  nos  désastres  et  du 
recueillement  forcé  qui  en  fut  la  conséquence,  l'opinion  publique 
s'est  trop  habituée,  chez  nous,  à  négliger  les  questions  extérieures 
qui  ne  touchent  pas  directement  à  la  sécurité  de  nos  frontières. 
La  politique  d'aventures  a  fait  place  brusquement  à  la  politique 
d'effacement,  —  masterly  inactivity,  —  et  celle-ci  n'a  pas  mieux 
réussi  que  celle-là.  L'indifférence  des  chambres  laisse  trop  souvent 
notre  diplomatie  maîtresse  absolue  de  traiter  les  affaires  étrangères 
suivant  ce  qu'elle  croit  être  les  intérêts  évidens  et  traditionnels  de 
la  France;  puis,  au  dernier  moment,  elles  lui  refusent  les  moyens 
de  soutenir  cette  politique,  au  grand  dommage  de  la  dignité  natio- 
nale. Un  nombre  trop  considérable  de  nos  députés,  confiné  dans 
son  fief  électoral,  n'a  d'énergie  que  pour  s'y  maintenir  et  s'y  for- 
tifier, et  néglige  bien  souvent  les  questions  extérieures,  qui  ne  le 
touchent  que  de  loin,  pour  les  questions  de  stratégie  ou  d'influence 
parlementaires,  qui  atteignent  plus  directement  ses  intérêts. 

Je  suis,  —  je  ne  le  cache  pas,  —  de  ceux  qui  déplorent  cette  apa- 
thie et  cette  incohérence,  et  mon  ambition  serait  satisfaite  si  les 
notes  qui  suivent  pouvaient  rappeler  à  quelques-uns  de  mes  lecteurs 
qu'il  y  a  quelque  part  en  Europe  vingt  millions  de  Slaves  méridio- 
naux dont  l'avenir  intéresse  notre  avenir  et  qui  méritent  d'entrer 
dans  les  préoccupations  d'une  chambre  française  au  moins  autant 
que  la  révocation  d'un  juge  de  paix  ou  la  nomination  d'un  percep- 
teur. 

I. 

Quelques  mots  sur  le  passé  des  provinces  slaves  récemment  occu- 
pées par  l'Àustro-Hongrie  me  paraissent  devoir  être  l'introduction 
nécessaire  de  ces  notes  de  voyages,  écrites  au  jour  le  jour  sans 
aucune  préoccupation  de  la  liaison  des  faits,  et  qui  ont  besoin,  par 
cela  même,  de  s'éclairer  à  la  lumière  de  l'histoire.  Je  ne  reprendrai 
pas  les  événemens  les  plus  lointains  dont  le  territoire  aujourd'hui 
appelé  Bosnie  et  Herzégovine  a  été  témoin;  il  me  suffira  de  remon- 
ter en  quelques  mots  à  l'époque  où  les  habitans  actuels  sont  venus 
donner  à  ces  provinces,  avec  leur  vrai  caractère  ethnique,  leur  lan- 
gage et  leur  nationalité  définitive. 

Les  Serbes  et  les  Croates  qui  peuplent  aujourd'hui  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine  habitaient  au ,  commencement  du  vit  siècle  le  pied 
des  montagnes  qui  séparent  la  Bohême  de  la  Prusse  moderne.  L'em- 
pereur Héraclius,  voyant  l'Illyrie,  de  la  Save  à  la  Grèce  et  de  l'Àdria- 


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LA   BOSNIE  ET  L'HERZEGOVINE.  ISS 

tique  aux  Balkans,  ravagée  par  les  Goths,  les  Slaves  de  l'Ouest  et 
surtout  les  Avares,  qui  la  parcouraient  impunément  en  y  amon- 
celant les  ruines  et  la  dévastation,  crut  de  bonne  politique  d'op- 
poser barbares  à  barbares  et  de  se  créer  des  alliés  intéressés 
à  maintenir  debout  à  leur  profit  le  corps  vermoulu  de  l'empire 
romain  d'Orient;  Il  profita  donc  du  désir  d'expansion  des  tribus 
serbo- croates,  qui  lui  firent  alors  des  demandes  de  terre  pour 
s'établir,  et  il  leur  concéda  les  pays  conquis  ou  à  conquérir  sur  les 
Goths  et  les  Avares  dans  la  Dalmatie,  la  Dardanie  (Herzégovine 
actuelle),  la  Prévalitane  (nord  de  l'Albanie),  la  Rascie  (partie  sud 
de  la  Bosnie),  en  un  mot  dans  toute  l'Illyrie  occidentale.  Cette  con- 
cession devait  convenir  d'autant  mieux  aux  tribus  slaves  à  qui  elle 
était  ùdte  que,  depuis  longtemps,  leurs  frères  de  race  avaient,  dans 
*  leurs  incursions  de  pillage,  appris  le  chemin  de  ces  contrées  où 
plusieurs  avaient  même  déjà  formé  des  colonies  florissantes  sous 
la  suzeraineté  des  empereurs. 

Les  Croates,  arrivés  les  premiers,  s'emparèrent  de  la  partie  nord 
des  pays  concédés,  et  les  Serbes  occupèrent  le  sud.  La  vallée  de  la 
Narenta  servait  alors,  comme  aujourd'hui,  de  limite  approximative 
à  la  domination  des  deux  peuplades  sœurs  qui,  conformément  aux 
souvenirs  de  leur  lieu  d'origine,  divisèrent  immédiatement  leur  ter- 
ritoire en  petites  principautés  ou  joupanies,  se  groupant  pour  la 
guerre  autour  d'un  grand  joupan  électif,  sorte  de  généralissime  de 
ces  républiques  aristocratiques. 

Il  semble  que  les  chefs  de  cette  espèce  de  confédération  furent 
d'abord  les  rois  de  Dalmatie,  puis  ceux  de  Croatie  :  la  situation 
plus  avantageuse  de  leurs  possessions,  placées  sur  le  bord  de  la  mer, 
explique  tout  naturellement  cette  supériorité.  Au  x*  siècle,  sous 
Sélimir,  ban  de  Bosnie  (ce  titre  avait  remplacé  celui  de  joupan),  la 
lutte  pour  l'indépendance  commença;  elle  se  continua  sous  ses  suc- 
cesseurs, et  la  Bosnie  forma  bientôt  une  principauté,  puis,  plus  tard 
un  royaume  particulier,  mais  soumis  plus  ou  moins  à  l'influence  de 
ses  différons  voisins  slaves  de  Serbie,  de  Dalmatie,  de  Croatie  et  de 
Bascie. 

Quant  à  l'Herzégovine,  elle  subit  aussi  tout  d'abord  l'hégémonie 
des  rois  de  Dalmatie  et  de  Croatie,  puis  des  bans  de  Rascie  et  de 
Bosnie.  De  1001  à  1165,  les  Hongrois  s'emparèrent  de  la  Croatie  et 
de  la  partie  nord  de  l'Herzégovine.  Puis,  le  roi  serbe  Stéphan 
Nemanja,  s'en  étant  rendu  maître  en  1181,  la  donna  à  ses  deux  frères 
Constantin  et  Hieroslaw  ;  le  fameux  saint  Saba,  dont  le  nom  rem- 
plit les  légendes  populaires  des  Slaves  méridionaux,  était  le  frère 
cadet  de  ces  deux  princes.  Nous  ne  suivrons  pas  l'histoire  confuse 
des  Nemanja,  leurs  luttes  avec  les  divers  seigneurs  ou  princes  du 
voisinage,  leurs  rapports  éphémères  avec  Raguse  et  Spalato,  leur 

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13  i  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

renversement  par  les  aventuriers  de  la  famille  Branivoj.  Gela  dura 
phis  d'un  siècle,  jusqu'au  moment  où  Paul,  ban  de  Bosnie,  en  1302, 
et  ses  deux  successeurs  Stéphan  IV  et  Twartko,  commencèrent  ou 
complétèrent  la  conquête  de  tout  le  pays  de  Ghelm,  nom  que  l'on 
donnait  alors  à  l'Herzégovine. 

Pendant  ce  temps,  les  Hongrois,  qui  dominaient  plus  ou  moins 
directement  sur  toutes  les  contrées  du  littoral  slave  jusqu'à  la 
Narenta,  avaient  aussi  une  influence  prépondérante  sur  tous  les 
petits  princes  à  l'intérieur  du  pays,  et  c'est  à  l'intervention  de  son 
beau-frère  Louis,  roi  de  Hongrie,  qui  espérait  s'en  faire  un  boule- 
vard contre  les  Turcs  de  plus  en  plus  menaçans,  que  Twartko  dut 
d'être  proclamé  en  1376,  roi  de  Bosnie,  de  Rascie  et  de  Primorie. 

Hais  l'espérance  de  Louis  fut  trompée.  En  effet,  Twartko  Ier  et 
son  fils  Twartko  II  luttèrent  pendant  tout  leur  règne  contre  les* 
Magyars,  et  ils  ne  craignirent  même  pas  de  s'allier  aux  musulmans 
pour  satisfaire  leurs  vues  ambitieuses  d'agrandissement. 

C'est  ici  que  se  place  l'événement  capital  de  cette  époque  de  l'his- 
toire des  Slaves,  événement  dont  les  conséquences  fatales  pèsent 
encore  sur  l'Europe  tout  entière.  Je  veux  parier  de  la  bataille  de 
Kossovo. 

Mourad  Ier  était  alors  calife  des  Ottomans;  il  s'était  emparé  de  la 
Thrace  et  de  la  Thessalie  et  avait  transporté  le  siège  de  son  empire 
à  Àndrinople,  ne  laissant  provisoirement  et  parce  qu'il  manquait  de 
vaisseaux,  que  Constantinople  et  sa  banlieue  aux  faibles  successeurs 
des  empereurs  byzantins  ;  il  faisait  de  fréquentes  incursions  en 
Macédoine  et  en  Albanie,  et  devant  cette  puissance  menaçante,  les 
Valaques,  les  Hongrois  et  les  Slaves,  oubliant  leur  rivalité,  unirent 
leurs  forces  pour  résister  au  danger  commun.  Lazare,  prince  de 
Serbie,  qui  avait  réuni  sous  son  étendard  tous  les  Slaves  de  la  rive 
méridionale  du  Danube,  fut  choisi  comme  chef  de  cette  confédéra- 
tion défensive  dans  laquelle  dominaient  ceux  de  sa  race. 

Celui  qui  est  Serbe  et  de  père  serbe, 
Qui  est  de  sang  et  de  famille  serbe, 
S'il  ne  vient  pas  combattre  à  Kossovo, 
Que,  sous  sa  main,  il  ne  lui  pousse  rien  ! 
Que  le  froment  ne  pousse  dans  son  champ  f 
Sur  la  colline  que  ea  vigne  ne  pousse  1 

C'est  ainsi  qu'une  piesma  populaire  (1)  chante  l'appel  que  Lazare 
adressa  aux  Slaves  avant  de  quitter  sa  capitale,  Kroutcheva,  où  il 
avait  reçu  la  provocation  du  sultan.  Malgré  cet  appel,  Tannée  des 
Turcs,  suivant  une  tradition,—  du  reste,  absolument  contraire  à 

(!)  Traduite  par  Cyrille,  Voyage  tentimmM  etux pays  slaves,  p.  83. 


LA    B09ME  ET   L* HERZÉGOVINE.  135 

* 

l'histoire,  —  était  tellement  supérieure  en  nombre  à  celle  des  Slaves 
que  «  si  tous  les  Serbes  avaient  été  changés  en  sel,  ils  n'auraient 
pu  saler  un  repas  à  leurs  adversaires,  et  que  la  pluie,  tombant  sur 
l'armée  des  Turcs,  ne  pouvait  nulle  part  tomber  sur  la  terre.  » 

Néanmoins,  la  victoire  fut  longtemps  disputée;  mais  enfin  le 
croissant  l'emporta,  et  Lazare,  resté  presque  seul,  fut  fait  prisonnier, 
tandis  que  ceux  qui  fuyaient  étaient  taillés  en  pièces.  Puis,  pendant 
que  le  sultan  vainqueur  parcourait  le  champ  de  bataille,  un  soldat; 
serbe  blessé  se  releva  et  le  frappa  à  mort.  Les  Ottomans,  pour  ven- 
ger leur  chef,  massacrèrent  &  ses  pieds  tous  leurs  prisonniers  et 
avec  eux  le  tsar  Lazare,  depuis  honoré  comme  un  martyr. 

D'après  la  tradition  constante  des  peuples  vaincus,  qui  ne  peuvent, 
admettre  leur  défaite  qu'en  les  attribuant  à  la  trahison,  le  désastre 
de  Kossovo  serait  dû  à  la  lâche  défection  du  voïvode  Youk  Bran- 
kovitch,  gendre  de  l'empereur  Lazare,  qui  aurait  passé  à  l'ennemi 
pendant  la  bataille  avec  douze  mille  hommes.  A  Kossovo,  dit  un 
chant  populaire, 

A  Kossovot  Vouk  a  trahi  Lazare, 

Il  a  trahi  le  prince  glorieux. 

Que  le  soleil  n'éclaire  plus  sa  face  ! 

Vook  a  trahi  son  seigneur,  son  beau-père; 

Maudit  aoil-il,  et  qui  l'a  engendré  I 

Maudites  soient  sa  tribu  et  sa  race  ! 

Et  ce  n'est  pas  seulement  l'épopée  qui  a  conservé  ce  souvenir;  il. 
se  retrouve  même  dans  les  documens  publics.  «  S'il  se  trouvait  au 
Monténégro,  dit  une  déclaration  officielle  signée  par  les  chefs  mon- 
ténégrins en  1803,  s'il  se  trouvait  un  homme,  un  village,  une  tribu 
qui,  ostensiblement  ou  occultement,  trahisse  la  patrie,  nous  le 
vouons  unanimement  à  l'éternelle  malédiction,  ainsi  que  Judas  qui 
a  trahi  le  Seigneur  Dieu,  et  l'infâme  Vouk  Brankovitch,  qui,  en  tra- 
hissant les  Serbes  à.  Kossovo,  s'attira  la  malédiction  des  peuples  et 
se  priva  de  la  miséricorde  divine.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  souvenir  de  la  défaite  de  Kossovo,  qui  pré- 
para l'asservissement  de  tous  les  Jougo-Slaves,  est ,  comme  on  le 
voit,  resté  vivant  parmi  leurs  descendans;  jusqu'à  nos  jours,  tous 
les  événemens  qui,  de  près  ou  de  loin,  peuvent  être  considérés 
comme  la  revanche  du  Vidovdan  (1),  —  y  compris  la  victoire  des 
Monténégrins  sur  les  Turcs  à  Grahovo,  en  1858,  ou  l'insurrection  de 
septembre  1875,  sont  célébrés  par  des  chants  ou  des  proclamations 
dans  lesquelles  on  rappelle  la  sanglante  défaite  de  1389.  C'est  ainsi 


(!)  «  Le  Jour  de  Saint-Vit;  »  on  donne  ce  nom  à  la  bataille  de  Kossovo,  qai  fat  livrée 
le  15  Juin,  jour  de  la  fête  de  ce  saint,  an  des  patrons  des  Slares. 


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136     ,  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

que  les  Allemands  imprimaient,  en  1870,  que  Sedan  était  la  revanche 
de  Tolbiac;  mais  ils  n'avaient  pas  l'excuse  de  cinq  siècles  d'escla- 
vage sanglant. 

Nous  ne  savons  si  les  soldats  de  Twartko  prirent  part  à  la  défense 
commune;  mais,  dans  tous  les  cas,  la  Bosnie  reçut  le  contre-coup 
de  la  défaite  des  Slaves  à  Kossovo.  En  effet,  immédiatement  après 
ce  désastre!  une  armée  de  vingt  mille  Turcs  s'avança  en  Bosnie. 
Heureusement,  le  sort  des  armes  favorisa  cette  fois  les  chrétiens, 
et  Vlatko  Hranitch,  grand  voïvode  ou  général  en  chef  de  l'armée 
bosniaque,  défit  les  musulmans  et  sauva  ainsi,  pour  un  temps  du 
moins,  l'indépendance  de  son  pays.  Le  roi  Twartko,  en  récompense 
de  cet  immense  service,  donna  à  son  voïvode,  à  titre  de  fief  hérédi- 
taire, tout  le  pays  de  Chelm,  c'est-à-dire  l'Herzégovine  actuelle. 

Cette  donation  et  l'ambition  des  Hranitch  furent,  avec  les  dis- 
sensions intestines  des  Bosniaques,  la  perte  des  deux  pays.  En  effet, 
Sandal,  fils  de  Vlatko  Hranitch,  inaugura  bientôt  une  politique  de 
bascule,  dont  le  but  était  de  se  rendre  de  plus  en  plus  indépen- 
dant des  rois  de  Bosnie  ;  il  prit  parti,  tantôt  pour  Ostoja,  tantôt  pour 
Twartko,  qui  se  disputaient  le  trône,  et,  malgré  le  succès  qu'il  rem- 
porta, en  1410,àl)grah  contre  le  roi  Sigismond  de  Hongrie,  et  l'aide 
qu'il  donna,  en  \  Al  A,  au  prince  serbe,  Stéphan,  attaqué  par  les  Turcs, 
il  prépara  l'asservissement  définitif  des  chrétiens  slaves  par  les 
Osmanlis. 

Son  fils  Stéphan  continua  sa  politique  d'intrigue,  s'appuyant 
tantôt  sur  les  Magyars,  tantôt  sur  les  Turcs,  et  il  arriva  au  but  de 
son  ambition  lorsqu'il  obtint,  en  1440,  de  Frédéric  IV,  empereur  d'Al- 
lemagne, avec  le  titre  de  duc  (herzog,  d'où  Herzégovine)  du  duché 
de  Saint-Saba,  la  reconnaissance  de  son  indépendance.  Il  attaqua 
alors*  le  faible  Thomas,  roi  de  Bosnie,  son  propre  gendre,  et  lui 
enleva  quelques  lambeaux  de  territoire  ;  et  en  même  temps  il  favo- 
risait la  prédication  des  hérétiques  bogomiles  ou  patarins,  —  sorte 
de  secte  manichéenne, —  espérant  trouver  dans  les  dissidences  reli- 
gieuses un  auxiliaire  pour  ses  projets  ambitieux.  Ces  luttes  déplo- 
rables durèrent,  avec  des  incidens  divers  auxquels  furent  plus  ou 
moins  directement  mêlés  les  rois  de  Hongrie,  Venise,  Raguse,  et 
même  les  sultans  de  Gonstantinople,  jusqu'au  moment  où  ces  der- 
niers crurent  le  moment  favorable,  en  1463,  pour  renouveler  leur 
invasion  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine. 

Stéphan  ne  porta  aucun  secours  à  son  suzerain,  au  mépris  de 
son  devoir  de  vassal  et  des  intérêts  de  la  chrétienté.  Aussi  les  Turcs, 
la  Bosnie  définitivement  conquise,  se  tournèrent-ils  vers  l'Herzégo- 
vine, et  Stéphan  mourut  de  chagrin,  en  1466,  tributaire  des  Osman- 
lis.  De  ses  trois  fils,  les  deux  aînés,  Vlatko  et  Vladislas,  qui  avaient 
recueilli  son  triste  héritage,  par  la  protection  des  Hongrois,  furent 


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LA   BOSNIE  ET   L  HERZEGOVINE,  137 

définitivement  chassés  par  les  Turcs  en  1483,  tandis  que  le  troi- 
sième, Stéphan,  livré  en  otage  par  son  père  et  imitant  sa  félonie,  se 
faisait  musulman  et  devenait,  sous  le  nom  d'Herzek-Ahmed-Pacha, 
le  gendre  du  sultan  Mehemed,  qui  le  créait  beglerbeg  de  Roumélie. 

Telle  fut  la  triste  fin  de  la  dynastie  des  Hranitch  et  de  la  domi- 
nation chrétienne  dans  la  Bosnie  et  l'Herzégovine. 

Dès  lors,  ces  deux  malheureuses  provinces,  devenues  partie 
intégrante  de  l'empire  ottoman,  furent  le  principal  champ  de 
bataille  de  la  grande  guerre  entre  les  Turcs,  les  Magyars  et  les 
Vénitiens,  et,  au  lieu  de  servir  de  rempart  à  l'Europe  chrétienne, 
elles  devinrent  bientôt  la  tête  d'attaque  du  croissant  contra  la 
croix.  La  désastreuse  bataille  de  Mohacz  (1526),  dans  laquelle  les 
Hongrois  et  les  Tchèques  furent  écrasés  et  leur  roi  Jagellon  tué, 
valut  à  la  maison  de  Habsbourg  la  couronne  impériale,  spontané- 
ment offerte  par  les  chrétiens  épouvantés,  et  assura  aux  Turcs  la 
conquête  des  pays  au  sud  de  la  Save.  Néanmoins  ce  ne  fut  qu'en 
1699,  et  après  une  nouvelle  série  de  luttes  continuelles  entre  les 
Magyars  et  les  Osmanlis  pour  la  possession  de  la  Bosnie,  et  entre 
ces  derniers  et  les  Vénitiens  pour  celle  de  l'Herzégovine,  que  ces 
deux  malheureuses  provinces  furent  reconnues  par  le  traité  de 
Karlowitz  comme  définitivement  et  irrévocablement  annexées  à 
l'empire  ottoman. 

Désormais  isolées  du  reste  de  la  chrétienté,  oubliées  et  abandon- 
nées à  leur  sort,  livrées,  par  le  fait  de  la  conquête,  à  un  régime 
agraire  désolant  et  ruineux,  —  régime  dont  nous  aurons  occasion 
de  reparler  plus  loin,  —  vivant  complètement  en  dehors  de  l'his- 
toire et  de  la  civilisation,  elles  formèrent  comme  une  tache  noire 
sur  la  carte  de  l'Europe  méridionale. 

De  temps  à  autre  seulement,  une  insurrection,  —  cri  de  déses- 
poir bientôt  étouffé  dans  le  sang,  —  rappelait  au  monde  qu'il  y 
avait  là  un  peuple  qui  agonisait  ;  puis  tout  retombait  dans  le  silence 
jusqu'à  ce  qu'une  autre  génération,  lasse  de  souffrir,  tentât  un  nou- 
vel effort,  également  impuissant. 

Enfin  le  traité  de  Berlin  (juillet  1878),  en  donnant  à  l'ÀustrQ-Hon- 
grie  la  mission,  —  longtemps  désirée  par  elle,  —  d'occuper  les 
provinces  slaves  de  la  Turquie,  mit  un  terme  à  cet  isolement  contre 
nature;  et  malgré  les  résistances  partielles  des  musulmans  bosnia- 
ques et  herzégoviniens  et  la  mauvaise  humeur  de  la  Bussîe,  cette 
occupation  fut  acceptée  comme  un  bienfait  par  la  grande  majorité 
de  la  population  des  deux  provinces  et  accueillie  avec  un  soupir  de 
soulagement  par  l'Europe  qui,  malgré  son  égoïsme,  avait  honte  de 
l'état  d'abandon  dans  lequel  elle  laissait  des  frères  de  race  et  de 
religion. 

(Test  à  ce  moment  et  quelques  mois  après  l'occupation  autri- 

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188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chienne,  que  j'arrivai  en  Bosnie,  et  qu'ayant  parcouru  la  Croatie  et 
l'Esclavonie,  je  pénétrai  enfin  par  Brod  dans  les  nouvelles  pro- 
vinces slaves  de  la  monarchie  austro-hongroise,  en  compagnie  d'un 
Serbe,  M.  Z..M  ancien  officier  des  Confins  militaires,  qui  avait  bien 
voulu  se  charger  de  m'accompagner  comme  interprète,  et  muni  de 
toutes  les  recommandations  et  pièces  nécessaires  pour  pouvoir  cir- 
culer dans  le  pays  où  les  officiers,  les  fonctionnaires  et  les  four- 
nisseurs de  l'armée  pouvaient  seuls  entrer  librement  à  cette  époque. 

IL 

Dervend,  15  mai  1879. 

Nous  voici  enfin  en  Bosnie.  Nous  avons  quitté  Brod  hier  matin,  à 
quatre  heures,  et  nous  sommes  arrivés  à  Dervend  par  le  petit 
chemin  de  fer  stratégique  qui  n'est  pas  encore  ouvert  au  public, 
mais  dont  nous  avons  le  droit  d'user,  grâce  à  nos  firmans. 

Dervend  (de  dervo,  bois),  bien  que  possédant  dans  ses  six  cent 
cinquante  maisons  une  population  de  quatre  mille  habitans  environ 
(sans  compter  les  quatre-vingts  hommes  du  génie  et  du  train  qui 
composent  en  ce  moment  sa  garnison),  Dervend  est  un  affreux  trou, 
formé  de  trois  ou  quatre  rues  tortueuses,  mais  qui  a  le  mérite  pour 
le  touriste  venant  de  la  Save  d'être  le  premier  centre  musulman 
qu'il  rencontre  sur  son  chemin.  En  effet,  ce  sont  les  villes  qui  repré- 
sentent surtout  ici  l'élément  turc,  tandis  que  les  villages  sont  presque 
exclusivement  peuplés  de  chrétiens.  Le  régime  féodal,  avec  le  pro- 
priétaire mahométan  et  le  serf  chrétien,  régime  qui  existe  en  Bosnie 
depuis  la  fin  du  xv*  siècle,  a  naturellement  groupé  autour  du  châ- 
teau tous  les  cliens  personnels  du  seigneur,  ses  officiers,  ses  valets, 
tous  ceux  enfin  qui,  par  ambition  beaucoup  plus  que  par  conviction, 
avaient  embrassé  la  religion  du  vainqueur,  tandis  que  les  pauvres 
raïas,  fidèles  à  leur  foi,  restaient  dispersés  dans  la  campagne,  obli- 
gés de  cultiver  la  glèbe  à  laquelle  ils  étaient  attachés  de  par  la  loi 
du  plus  fort,  et  désireux  d'ailleurs  de  traîner  leur  misérable  vie  le 
plus  loin  possible  des  vexations  du  maître  et  de  ses  parasites. 

Tout  le  pays  des  environs  appartient  ici  à  deux  grands  begs,  dont 
l'un  s'appelle  ïoussouf  et  l'autre  Rustem  Âlibegovitch.  Ils  sont 
paréos  et  possèdent  à  eux  deux  un  territoire  au  moins  égal  à  un 
département  français.  ïoussouf  est  le  plus  riche  ;  sa  terre  s'étend 
jusqu'à  la  Save.  Ce  sont  des  gens  bien  élevés,  paraît-il,  et  dont  la 
we  privée  est  des  plus  honorables.  Gomme  presque  tous  les  Slaves 
musulmans  de  Bosnie,  ils  n'ont  chacun  qu'une  femme  (on  compte 
seulement  à  Dervend  trois  musulmans  polygames,  et  ils  ne  sont 
pas  des  plus  distingués).  Avant  l'arrivée  des  Aatrichiens,  ils  me- 

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uigmzea  Dy 


LV   BOSNIE   ET   L'HERZEGOVINE.  139 

naient  l'existence  de  grands  propriétaires  campagnards,  se  bor- 
nant à  manger  tranquillement,  et  sans  trop  compter,  les  redevances 
du  tiers  des  produits  de  la  terre  que  leur  devaient  leurs  métayers 
raïas.  Ils  n'ont  essayé  aucune  résistance,  —  le  premier  coup  de 
fusil  a  été  tiré  à  Kotorsko,  et  c'est  plus  loin,  à  Maglaï  et  à  Doboj, 
qu'ont  eu  lieu  les  premiers  engagemens  sérieux,  —  et  ils  manifes- 
tent aujourd'hui  l'intention  de  faire  venir  des  paysans  d'outre-Save 
pour  travailler  leurs  terres,  leurs  raïas  étant  décidément  trop  pares- 
seux et  trop  ignorans.  Est-ce  là  seulement  une  flatterie  à  l'égard 
des  envahisseurs  ou  le  résultat  de  l'ancienne  influence  du  voisinage 
des  pays  civilisés?  On  ne  parle  pas  moins  tout  bas  de  leur  prochain 
départ  pour  une  terre  musulmane,  et  on  assure  que,  au  moins  en  ce 
qui  concerne  Youssouf-Beg,  c'est  une  décision  absolument  arrêtée. 

le  reviens  à  la  ville  de  Dervend.  Sauf  quelques  édifices  particu- 
lièrement soignés  et,  parmi  eux,  les  demeures  des  deux  grands 
begs,  Dervend,  comme  toutes  les  villes  de  la  Bosnie,  est  bâtie  exclu- 
sivement en  bois.  Les  maisons  des  pauvres  chrétiens  se  composent 
d'une  misérable  cabane  en  planches  avec  soubassement  de  terre, 
qui  n'a  qu'un  trou  pour  cheminée  et  pas  de  cloisons  intérieures. 
C'est  là  dedans  que  grouillent  pêle-mêle  le  père,  la  mère,  les  enfans 
et  les  cochons  (ces  deux  catégories  sont  ordinairement  nombreuses), 
sans  compter  la  vermine*  Les  maisons  des  musulmans  du  commun 
sont  un  peu  plus  confortables  :  elles  ont  en  général  un  étage,  et  le 
rez-de-chaussée  est  exclusivement  consacré  aux  quadrupèdes, 
au-dessus  desquels  demeurent  les  bimanes. 

Le  seul  reste  ancien  de  Dervend  est  la  ruine  de  son  vieux  châ- 
teau, dont  deux  portes  existent  encore  et  dans  l'enceinte  duquel  se 
trouvent  une  petite  mosquée  et  le  tombeau  d'un  saint  musulman 
recouvert  d'un  mauvais  hangar  entouré  d'une  grille  en  bois.  Autour 
de  ce  tombeau,  un  cimetière  turc,  qui  est  loin  de  valoir  comme 
pittoresque,  sinon,  comme  propreté,  ceux  qui  sont  disséminés  dans 
les  bosquets  entourant  immédiatement  la  ville.  Quant  aux  cime- 
tières chrétiens,  les  musulmans  exigeaient  en  signe  de  mépris 
qu'ils  fussent  relégués  au  loin  dans  la  campagne;  celui  de  Dervend 
est  à  plusieurs  kilomètres  de  la  ville,  sur  la  route  de  Serajewo.  Les 
chrétiens  sont  pourtant  relativement  très  nombreux  ici,  et,  s'il  y 
trois  mosquées,  il  y  a,  d'autre  part,  une  chapelle  catholique  et  une 
église  grecque  orthodoxe  (serbùch). 

Tout  ce  monde-là  vit,  du  reste,  très  calme  sous  la  bannière 
austro-hongroise  :  à  sept  heures  et  demie  du  soir,  toutes  les  bouti- 
ques, —  si  l'on  peut  donner  ce  nom  aux  misérables  échoppes  des 
étalagistes  du  lieu,  —  se  ferment,  sauf  deux  ou  trois  tenues  depuis 
l'occupation,  par  des  giaours  sans  scrupules;  les  rues  appartien- 
nent alors  à  d'énormes  rats  qui  se  cachent  pendant  le  jour  dans 


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140  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  crevasses  des  soubassemens  des  maisons,  et  le  franghi  curieux 
et  noctambule  peut  apercevoir,  à  travers  les  planches  mal  jointes 
qui  servent  de  murailles,  des  scènes  intimes  qui,  pour  être  orien- 
tales, ne  sont  pas  toujours  empreintes  de  la  plus  pure  poésie. 

La  police  de  la  ville  se  compose  de  seize  zaptiés,  qui  ne  sont 
peut-être  pas  payés  très  régulièrement,  —  je  veux  le  croire,  du 
moins,  pour  l'honneur  de  l'uniforme...  qu'ils  pourraient  avoir,  — 
car  ils  acceptent  facilement  le  bakchich.  Lors  de  mon  arrivée,  la 
première  personne  que  je  rencontrai  fut  un  de  ces  pauvres  diables 
qui,  rassemblant  tout  ce  qu'il  savait  d'aimable  dans  une  langue 
civilisée,  me  salua  d'un  :  «  Bravo!  »  en  me  tendant  la  main.  Était-ce 
pour  serrer  la  mienne  ou  pour  me  demander  d'augmenter  son 
casuel?  Je  n'en  sais  rien...  Toujours  est-il  que  je  me  débarrassai 
de  cet  honorable  garde-champêtre  en  lui  donnant  quelques  kreut- 
zers,  qu'il  reçut  avec  une  dignité  froide  et  une  satisfaction  mar- 
quée. La  ville  de  Dervend  ferait  peut-être  mieux  d'avoir  un  peu 
moins  de  zaptiés  et  un  peu  plus  de  soin  de  ses  rues,  qui  sont  dans 
un  état  lamentable  et  qui  se  changent  en  fondrières  à  la  moindre 
pluie. 

Ce  lieu  de  délices  possède  encore  deux  hôtels,  l'hôtel  Kostitch, 
le  plus  ancien,  et  le  nouveau,  le  meilleur  et  le  plus  à  la  mode,  l'hô- 
tel Europa.  On  y  trouve  une  unique  chambre  à  deux  lits,  pavée 
en  briques  et  munie  des  meubles  et  des  ustensiles  rigoureusement 
indispensables  ;  en  un  mot,  le  suprême  confort  des  hôtels  de  pro- 
vince... en  Bosnie.  Quant  aux  draps,  par  exemple,  ils  sont  là, 
comme  ailleurs  dans  les  pays  jougo-slaves,  à  peu  près  inconnus; 
on  les  remplace  avantageusement,  —  pour  le  budget  de  blanchis- 
sage de  la  maison,  —  par  des  pièces  de  toile  carrées  boutonnées 
ou  cousues  aux  couvertures  et  qu'on  change  seulement  quand 
elles  sont  sales. ..  Heureux  le  voyageur  qui  passe  le  premier!..  En 
m'introduisant  dans  cette  unique  chambre,  le  patron  de  Y  Europa, 
croyant  sans  doute  me  faire  plaisir  en  me  donnant  cette  bonne 
nouvelle,  m'affirma  que,  pour*  100  florins,  je  ne  trouverais  pas 
un  appartement  pareil  jusqu'à  Serajewo.  C'est  possible;  mais  la 
perspective  manque  d'agrément  quand  on  a  encore  une  dizaine 
d'étapes  à  faire  avant  d'arriver  à  la  capitale  bosniaque. 

Je  n'ai  plus  rien  à  citer  à  Dervend  que  sa  rivière,  torrent  rocail- 
leux que  l'on  traverse  en  temps  ordinaire  en  retirant  ses  chaus- 
settes, —  je  ne  fais  ici,  bien  entendu,  aucune  allusion  aux  indi- 
gènes qui  ignorent  l'usage  de  ce  vêtement  inutile,  —  et  dans 
laquelle  les  femmes  lavent  leur  linge  d'une  façon  encore  plus  pri- 
mitive et  en  montrant  leurs  jambes  un  peu  plus  haut  que  leurs  voi- 
sines des  bords  de  la  Save. 

Puisque  je  parle  du  beau  sexe,  je  dirai  ici  une  fois  pour  toutes 


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LA   BOSNIE   ET   L'HERZÉGOVINE.  141 

que  les  échantillons  que  Ton  en  rencontre  en  Bosnie  ne  sont  pas 
faits  pour  donner  une  grande  idée  de  ses  charmes.  Il  est  vrai  que 
Ton  voit  seulement  à  visage  découvert  des  chrétiennes,  pauvres 
créatures  vouées  dès  leur  plus  jeune  âge  aux  privations,  à  la  misère 
et  à  la  servitude  des  rudes  travaux  des  champs.  Quant  aux  musul- 
manes, elles  sont  invisibles.  On  remarque  seulement  quelquefois 
vers  le  midi,  allant  en  nombre  presque  toujours,  des  paquets  d'étoffes 
qui  rasent  les  murailles  et  qui,  du  plus  loin  qu'elles  aperçoivent  le 
roumi,  se  détournent  avec  mépris  de  leur  chemin.  Saluez,  voya- 
geurs, l'amour  et  la  poésie  de  l'Orient  qui  passent!  C'est  le  harem 
de  M.  Y...  qui  va  faire  visite  au  harem  de  M.  Z..  ! 

...  Le  commandant  d'étapes,  aimable  officier  slave,  a  bien  voulu 
nous  promener  toute  l'après-midi.  Il  nous  a  conduits  à  un  monas- 
tère catholique  du  voisinage.  Le  couvent  de  Saint-Maroles-Pléhan 
(Samostan  Sv.  Marka  na  Plehan)  est  habité  par  six  franciscains 
prêtres  et  cinq  clercs  ou  élèves  ;  il  a  été  fondé  seulement  en  1872 
et  n'est  pas  riche.  Le  père  gardien,  —  Pater  Stephanus  Cicatch,  — 
jeune  homme  aimable  et  intelligent,  nous  fit  lui-même  les  honneurs 
de  son  couvent,  dont  l'église  est  une  espèce  de  grange  affreuse- 
ment décorée  à  l'intérieur.  Les  pères,  hommes  simples  et  de  peu 
de  besoins,  vivent  d'aumônes,  de  leur  école  et  des  services  qu'ils 
rendent;  ils  ont  quelques  châtaigniers  et  quelques  lopins  de  terre 
qu'ils  cultivent  et  dont  ils  tirent  aussi  une  maigre  ressource.  Ces 
lopins  sont-ils  bien  à  eux?  Nul  ne  saurait  le  dire,  car  il  n'y  a  dans 
le  pays  ni  bornage  ni  cadastre,  et,  en  dépit  des  droits  féodaux,  la 
devise  primo  occupanti  peut  encore  avoir  une  certaine  valeur  en 
haut  de  la  montagne  de  Pléhan. 

Il  faut,  en  effet,  faire  une  véritable  ascension  à  travers  des  che- 
mins acreux  coupés  de  rochers  que  Ton  exploite  pour  l'entretien  de 
la  route  qui  passe  en  bas,  avant  [d'arriver  au  couvent  de  Saint-Marc, 
mais  aussi  on  jouit  de  ce  sommet  d'une  vue  splendide. 

Au  nord,  la  Save,  Brod  et  les  collines  qui  ferment  le  bassin 
de  cette  rivière,  et  à  la  base  de  ces  collines,  à  droite,  le  profil 
des  tours  et  de  la  coupole  de  la  cathédrale  de  Djakova,  vers  les- 
quelles, au  temps  de  la  domination  turque,  les  regards  des  bons 
franciscains  se  tendaient  toujours  comme  vers  le  symbole  de  l'es- 
poir et  de  la  délivrance.  À  l'ouest,  le  haut  plateau  de  Molajitcha  et 
les  montagnes  au  pied  desquelles  se  trouvent  Banjaluka,  au  nordr 
et  plus  bas  Trawnik.  Au  sud,  le  panorama  est  raccourci  par  le  fouil- 
lis des  collines  qui  resserrent  le  cours  de  la  Bosna;  mais,  à  l'est,  la 
vue  s'étend  encore  fort  loin  par-dessus  cette  rivière  jusqu'au  pla- 
teau de  Majevitcha  et  aux  montagnes  qui  dominent  les  frontières  de 
la  Serbie.  Je  ne  crois  pas  qu'il  existe  en  Europe  beaucoup  de  points 
de  vue  d'une  pareille  étendue;  il  y  a,  en  Bosnie  même,  un  bon 

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1&2  REVUE   DES  DEUX   MONTEES. 

nombre  de  sommets  plus  élevés,  mais  celui-là  a  le  mérite  de  l'iso- 
lement au  moins  de  trois  côtés,  et  cette  circonstance,  jointe  à  la 
logeur  inusitée  de  la  vallée  de  la  Save  qui  s'étend  mollement  à 
ses  pieds,  lui  donne  une  ouverture  d'horizon  des  plus  remarqua- 
Mas. 

Au  moment  où  nous  quittions  Pléhan,  fatigués,  mais  non  rassa- 
siés d'admiration,  et  à  l'instant  précis  où  je  franchissais  le  seuil  du 
monastère,  le  pire  gardien  m'offrit  très  cérémonieusement  une 
pomme.  Prévenu  auparavant  par  mon  excellent  guide  et  interprète 
Z..,  je  reçus  cette  attention  très  sérieusement  et  avec  force  remerct- 
mens  pour  un  si  grand  honneur  fait  à  ma  modeste  personne.  C'est,  en 
effet,  un  ancien  usage  conservé  chez  quelques  Jougo-Slaves  d'offrir 
à  l'hôte  de  distinction  qui  les  quitte  et  à  qui  ils  veulent  témoigner 
l'espoir  et  le  désir  de  le  revoir,  soit  une  orange,  soit  un  citron,  soit 
une  pomme,  symbole  de  paix  et  d'amitié.  Cet  hommage  ne  se  rend 
ordinairement  qu'à  l'hôte  principal  et  à  un  seul;  voilà  pourquoi  la 
pomme  fut  donnée,  à  Pléhan,  et  cela  à  l'exclusion  du  commandant 
et  de  Z..,  au  premier  Français  qui  visitait  le  monastère  de  Saint- 
Marc. 

La  culture  est  ici  tout  à  fait  semblable  à  celle  que  nous  avons 
vue  au-delà  de  la  Save  ;  c'est  une  culture  pastorale  avec  quelques 
parcelles  semées  en  maïs  et  en  avoine,  çà  et  là  des  bouquets  de 
bois,  le  tout  rappelant  quelque  peu  une  Normandie  mal  exploitée 
et  montagneuse.  La  terre  est  très  profonde  dans  les  vallées  et  vaut, 
près  de  la  ville,  de  3  à  400  florins  le  jocke  (1)  (2,000-  francs  Théo 
tare  à  peu  près),  ce  qui,  dans  tous  les  pays  du  monde,  constitue  déjà 
une  assez  jolie  valeur  donnée  au  sol.  Il  est  vrai  que,  dans  la  cam- 
pagne, cette  valeur  diminue  beaucoup  et  que  les  pentes  et  les  crêtes 
des  montagnes  n'ont  plus  aucun  prix.  D'ailleurs  les  transactions  ont 
toujours  été  très  rares  et  très  difficiles,  à  cause  du  régime  féodal. 

On  fait  peu  de  vin  autour  de  Dervend,  par  suite,  me  dit  le  père 
gardien  du  couvent  de  Pléhan,  de  la  défense  du  Coran,  qui,  comme 
on  le  sait,  l'interdit  aux  musulmans.  Gela  est  possible,  et  je  ne 
voudrais  pas  répondre  à  l'excellent  franciscain  que  je  ne  crois  pas 
les  musulmans  aussi  scrupuleux,  quoiqu'en  Bosnie  leur  rigo- 
risme soit  très  remarquable.  Hais  il  y  a  peut-être  encore  une  autre 
raison  :  la  terre  de  tout  ce  canton  me  parait  forte,  un  peu  grasse, 
et  trop  argileuse  dans  les  vallées  pour  produire  de  bons  vins;  et  les 
habitans  n'en  sont  pas  encore  arrivés  à  sentir  l'utilité  qu'il  pourrait 
y  avoir  pour  eux  à  défricher  la  montagne. 

Nous  sommes  venus  de  Brod  ici  par  le  chemin  de  fer  nouvelle- 
ment établi  pour  le  service  de  l'armée  d'occupation  austro-hon- 

(1)  Le  )ock6  équivtut  à  $,7»  mètre». 

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LA   BOSNIE   ET  L* HERZÉGOVINE.  lift 

groése.  Ce  petit  railway  a  seulement  O"1^  de  gabarit.  Les  traverses, 
— dont  beaucoup  sont  en  sapin  oa  autres  bois  blancs, —  ont  1*,60  4e 
longueur  et  reviennent,  toutes  posées,  i  1  florin  la  pièce.  C'est  cher, 
penserea-vous,  dans  m  pays  où  le  bois  est  pour  rien,  et  vous  n'a- 
vez pas  tort.  Mais  il  faut  compter  avec  la  paresse  des  Bosniaques 
qui,  tant  chrétiens  que  musulmans,  résistent  aux  réquisitions  (bien 
que  ces  réquisitions  leur  soient  mieux  payées  que  toute  autre 
main-d'œuvre  locale),  de  manière  à  obliger  presque  partout  à  se 
servir  d'ouvriers  étrangers,  en  grande  majorité  italiens,  et  aussi  avec 
l'absence  de  voies  de  communications,  qui  rend  les  transports  très 
difficiles.  Aussi  a-ton  dû  se  contenter  d'un  railway  tout  à  fait  rudi- 
mentaire,  et  on  l'a  fait  passer  par  monts  et  par  vaux.  Ainsi,  le  ter- 
raBsement  n'est  préparé  que  pour  une  voie;  il  est  vrai  que,  dans  ce 
pays,  l'expropriation  du  terrain  nécessaire  pour  la  pose  d'une 
seconde  voie,  ne  coûterait  pas  grand'chose,  —  si  l'on  n'attend  pas 
trop  longtemps,  —  car  le  gouvernement  s'est  contenté  de  payer  les 
maisons  qu'il  a  fallu  démolir;  quant  à  la  terre  aux  champs,  on  l'a 
prise  provisoirement  sans  indemnité,  foute  de  savoir  à  qui  elle 
appartient  ;  les  droits  de  chacun  sont  réservés  et  le  règlement  doit 
se  faire  quand  le  cadastre  auquel  on  va  procéder  sera  terminé. 

La  chemin  de  fer  fait  des  détours  sans  fin  pour  traverser  la  ligne 
de  faite  entre  la  vallée  de  la  Save  et  celle  de  la  Bosna  ;  c'est  ce  qui 
explique  la  longueur  des  distances  kilométriques  entre  des  stations 
très  rapprochées  l'une  de  l'autre  à  vol  d'oiseau.  La  station  de 
Modron  est  le  point  culminant:  de  Dervend  à  ce  point,  on  monte  de 
160  mètres,  à  peu  près  1  mètre  pour  80. 

Les  poteaux  télégraphiques  sont  très  primitifs,  de  simples  brins 
de  bouleau  non  écorcé.  Quant  aux  ponts,  ils  sont  tous  en  bois,  bien 
entendu.  Du  reste,  tout  est  en  bois  en  Bosnie,  et  cela  se  com- 
prend, si  l'on  songe  qu'il  y  a  dans  cette  province  400,000  milles 
carrés  de  Forêts,  tant  à  l'état  qu'aux  communautés,  aux  wkoufs  et 
aux  particuliers.  Que  de  richesses  encore  inexploitées,  ou,  ce  qui 
est  pis  encore,  mal  exploitées  1 

Pour  en  revenir  i  notre  chemin  de  fer,  il  a  été  ouvert  jusque  & 
Dervend  en  novembre  1878  et  en  mars  1879  jusqu'à  Dobqj.  Les 
travaux  sont  entrepris  seulement  jusqu'à  Zienitza,  parce  que  de  oe 
point  à  Serajews,  la  route  est  toujours  bonne,  tandis  que  de  la  Save 
i  Zîenitza,  les  chemins  sont  tellement  mauvais  que,  l'hiver  dernier, 
mille  votants  du  tram  ont  été  arrêtées  par  une  fondrière  pendant 
deux  jounuentierg.  Pourle  moment,  les  rails  ne  dépassent  pas  Zeptche, 
oàtn*  trouvé  du  charbon  qui  sert  i  alimenter  les  machines.  Le 
chemin  de  fer  coûte  à  l'état  de  25  à  30,000  florins  le  kilomètre, 
matériel  compris  (soit  vingt  locomotives  et  quatre  cents  wagons)  ; 
et  oen  que  cela  empêcherait  k  jamais  la  Turquie  de  remettre  paci- 

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144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fiquement  la  main  sur  ses  provinces  slaves  occupées  par  l'Austro- 
Hongrie  en  vertu  du  traité  de  Berlin.  Gomment,  en  effet,  pourrait- 
elle  rembourser  cette  dépense  et  tous  les  autres  frais  de  l'occupation, 
qui  s'élèvent  déjà,  à  l'heure  où  j'écris,  au  bout  de  huit  mois,  à  plus 
de  200  millions  de  florins  ? 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ses  défauts  de  construction,  ce  tramway 
a  bien  servi  l'armée  envahissante,  et  c'est  lui  seul  qui  rend  pos- 
sible l'occupation  de  la  Bosnie.  Mais,  en  dehors  de  son  utilité  stra- 
tégique, il  est  certainement  destiné  à  alimenter  tout  le  commerce 
entre  les  anciens  pays  de  la  couronne  de  Saint-Étienne  et  les  nou- 
velles provinces;  et,  remplacé  par  une  voie  plus  large  et  à  pente 
plus  douce,  il  sera  un  jour  une  des  grandes  lignes  du  trafic  entre 
l'Orient  et  l'Occident.  Il  n'est  pas  douteux,  d'un  autre  côté,  que 
l'établissement  de  cette  voie  ferrée  de  Brod,  dans  la  direction  de 
Serajewo  et  de  Salonique,  a  fait  perdre  pour  toujours  à  Agram  l'es- 
poir de  devenir  la  tête  de  ligne  du  grand  chemin  de  fer  de  l'Oc- 
cident à  l'Archipel.  Les  Hongrois,  qui  ont  réussi  à  empêcher  jus- 
qu'ici la  continuation  sur  Sissek  de  la  ligne  de  Banjaluka  à  Novi, 
préparent  maintenant  l'aboutissement  fatal  àBuda-Pest  de  la  grande 
route  commerciale  méditerranéenne  à  travers  la  presqu'île  d 
Balkans,  route  qui  passera  par  Brod,  Serajewo  et  Novi-Bazar. 

Déjà,  depuis  quelques  jours,  la  ligne  stratégique  transporte  les 
marchandises  des  particuliers,  et  parmi  eux  le  principal  est  Bus- 
tem-Beg,  le  grand  beg  de  Dervend  lui-même,  —  les  inventions  dia- 
boliques de  ces  mécréans  de  giaours  ont  parfois  du  bon!  —  Dans 
quelques  semaines,  sans  doute,  les  voyageurs  pourront  circuler 
librement  de  Brod  à  Zienitza,  et  quand  la  voie  s'avancera  jusqu'à 
Serajewo,  les  250  kilomètres  qui  séparent  cette  ville  de  la  Save 
seront  franchis  plus  facilement  que  l'on  n'allait  autrefois  de  Brod  à 
Dervend  (1). 

Le  voyage,  sur  ce  rudiment  de  chemin  de  fer,  n'est  pas  moins 
accidenté  aujourd'hui  que  la  ligne  elle-même.  A  chaque  instant,  le 
train  s'arrête.  Tantôt  c'est  la  locomotive  qui  a  besoin  de  faire  de 
l'eau  aux  petits  torrens  qui  coulent  un  peu  partout  et  que  l'on  a 
captés  là  où  ils  coupaient  la  voie,  sans  se  préoccuper  de  savoir  si 
c'était  ou  non  à  une  station;  tantôt  c'est  une  vache  ou  un  porc  qui 
barre  la  route  et  qui  regarde  bêtement  le  train  arriver  sur  lui,  sans 
se  déranger  et  sans  s'émouvoir  des  coups  de  sifflets  désespérés  de 
la  locomotive  ;  ici  c'est  une  chaîne  d'attache  qui  se  rompt  ;  là  un 
pont  que  Ton  a  des  raisons  de  croire  peu  solide  ;  plus  loin,  c'est  un 
monsieur  qui  a  perdu  son  chapeau,  —  comme  cela  m'est  arrivé  à 

(1)  Une  dépêche  insérée  dans  les  journaux  français  du  8  octobre  1883,  annonce  que 
FouYerture  officielle  de  la  ligne  de  ZieniUa  à  Serajewo  a  eu  lieu  le  4  du  même  mois. 

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LA   BOSNIE   ET  L* HERZEGOVINE.  145 

moi-môme  un  peu  avant  la  station  de  Velika.  Alors,  du  dernier 
wagonnet  où  sont  assis  sur  leurs  valises  les  rares  voyageurs  mili- 
taires ou  civils  autorisés  à  se  servir  du  chemin  de  fer,  on  hêle  le  mé- 
canicien à  un  des  continuels  tournans  de  la  voie  ;  le  train  s'arrête,  on 
ramasse  le  couvre-chef  vagabond,  et  fouette,  cocher  !  Nous  avons 
bien  le  temps,.,  ne  sommes-nous  pas  à  peu  près  en  Orient?  Et 
quelles  secousses,  à  chaque  arrêt  !  et  quels  soubresauts  pour  se 
remettre  en  marche  I 

Dans  ces  conditions  de  transport,  on  a  peu  de  dispositions  à  admi- 
rer le  paysage,  qui,  du  reste,  ne  présente  rien  de  bien  original,  si 
j'en  excepte  une  série  de  moulins  microscopiques,  grands  comme 
nos  cabanes  de  bergers,  mais  beaucoup  moins  bien  construits,  et 
quis'étagent  de  500  mètres  en  500  mètres  sur  la  rivière  de  Velika, 
dont  nous  avons  suivi  les  bords  pendant  un  certain  temps. 

Kotorsko,  où  Ton  passe,  est  un  affreux  village  de  400  habi- 
tans,  situé  à  un  bon  kilomètre  de  la  station  du  même  nom.  C'est 
là  que  commença  la  résistance  lors  de  l'entrée  des  Autrichiens 
en  Bosnie,  et  les  environs  n'en  sont  pas  encore  très  sûrs.  Doboj 
est  beaucoup  plus  important  et  compte  environ  1,400  habitans, 
parmi  lesquels  les  neuf  dixièmes  sont  Turcs;  aussi  les  chrétiens  y 
sont-ils  la  lie  de  la  population,  et  les  musulmans  les  tiennent  en 
mépris  particulier.  Le  château  en  ruines  est  fort  pittoresque  et 
commande  superbement  la  vallée  de  la  Bosna.  Cette  vallée  est 
assez  bien  cultivée,  autour  de  la  ville  surtout  ;  mais  ces  gens-là, 
même  les  moins  paresseux,  ont  décidément  du  temps  et  de  la 
force  à  perdre.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  un  gaillard,  dans  la  vigueur 
de  l'âge,  gravement  occupé  à  garder  quatre  ou  cinq  pourceaux. 
On  rencontre  aussi  souvent  dans  la  campagne  six  bœufs  attelés 
à  la  même  charrue  et  accompagnés  de  six  paysans,  hommes  et 
femmes,  une  personne  pour  guider  chaque  paire  de  bœufs,  une 
autre  qui  pousse  à  la  charrue,  la  cinquième  tenant  l'araire,  et  la 
sixième,  peut-être  le  chef  de  famille,  ne  faisant  rien,  —  comme  le 
quatrième  porteur  du  convoi  de  Marlborough,  —  mais  suivant  con- 
sciencieusement en  regardant  le  travail,  tymdis  que  les  autres 
crient,  tapent,  hurlent,  sans  doute  pour  animer  les  attelages.  Puis, 
quand  l'heure  du  repas  arrive,  pour  les  bêtes  et  les  gens,  on  retire 
une  cheville  du  collier  des  bœufs  qui  ne  sont  pas,  ici,  attelés  par 
les  cornes,  et  l'animal,  devenu  libre,  se  met  à  pâturer  çà  et  là,  sup- 
pléant ainsi  à  la  maigre  pitance  de  rétable  jusqu'au  moment  où, 
docile,  il  revient  prendre  sa  place  sous  le  joug  et  recommencer  sa 
besogne.  Et  quelle  besogne  I  Le  rayon  de  la  charrue  est  aussi  tor- 
tueux que  peu  profond.  Mais,  que  voulez-vous?  ces  gens-là  n'ont 
pas  lu  les  gros  livres  de  nos  économistes,  et  personne  ne  leur  a 

Ton  lt.  —  1883.  10 

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146  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

appris  les  bienfaits  de  la  division  du  travail  En  sont-ils  beaucoup 
plus  malheureux? 


IIL 

Techanj,  18  mai  1819. 

...  Départ  de  Doboj  pour  Techanj  (prononcez  Techani),  localité 
située  à  2â  kilomètres,  sans  route  pour  y  arriver  et  occupée  par 
quelques  troupes  autrichiennes.  Je  tenais  beaucoup  à  voir  cette  ville, 
ancienne  capitale  d'une  petite  principauté  bosniaque,  le  banat  de 
Ussora,  et  dans  laquelle  se  trouvent  les  ruines  d'un  vieux  château 
slave,  le  plus  grand  et  le  plus  célèbre  de  la  contrée. 

Kous  partons  à  six  heures  du  soir,  dans  une  carriole  bosniaque 
frétée  à  grand'peine,  attelée  de  deux  bons  petits  chevaux  et  con- 
duite par  un  indigène,  avec  un  uhlan  devant  et  un  autre  derrière  ; 
le  commandant  d'étapes,  responsable  de  nos  précieuses  personnes, 
n'avait  pas  voulu  nous  laisser  aller  sans  cette  escorte,  le  chemin  de 
traverse  qui  mène  à  Techanj  étant  encore  peu  sûr  et  la  nuit  pouvant 
nous  surprendre.  C'était  à  Doboj  un  véritable  événement  :  deux 
étrangers,  dont  un  «  Franzous  »  (on  n'en  a  jamais  vu  s'arrêter  ici), 
qui  partent  pour  Tecbanj  !  Mais  il  faut  six  heures  pour  y  aller,  ils 
coucheront  dans  la  forêt,  etc.  Comme  j'étais  absolument  convaincu 
que  nous  pourrions  arriver,  comme  nous  étions  bien  armés  et  accom- 
pagnés par  des  soldats  ayant  fût  souvent  la  route,  j'étais  parfaite- 
ment tranquille;  le  pis  qui  pouvait  nous  advenir  était  d'être  obligés, 
en  débarquant  la  nuit  à  Techanj,  de  coucher  au  poste  ou  dans  une 
écurie;  c'est  un  petit  inconvénient  pour  des  gens  qui,  depuis  Dja- 
kova,  n'ont  plus  vu  de  draps  et  qui,  depuis  plusieurs  jours,  cou- 
chent par  terre  dans  leurs  couvertures;  aussi  je  passai  outre.  Mais 
quelle  carriole,  bonté  divine  !  et  quel  chemin  !  Impossible  de  rien 
dire  à  cet  égard  qui  approche  de  la  réalité.  Figurez-vous  une  char- 
rette tout  en  bois,  sauf  quelques  clous  et  vis  et  les  fers  des  roues, 
sans  ressorts,  bien  entendu,  et  dans  laquelle,  pour  lui  donner  plus 
d'élasticité  et  de  solidité,  les  moyeux  des  roues  sçmX  reliés  à  l'éca- 
lage par  des  sortes  de  membres  en  écorce  tordue.  Juchez  là-dessus  des 
bancs  de  bois,  agrémentés  en  notre  honneur  de  sacs  de  paille  hachée, 
faites  rouler  le  tout  pendant  quatre  mortelles  heures  de  nuit,  sur  un 
large  sentier  frayé  à  travers  trous  et  fondrières,  et  vous  aurez  urne 
idée  4e  l'état  et  de  l'équipage  dans  lequel  nous  Ames,  à  dix  heures 
et  demie  du  soir,  notre  fort  peu  solennelle  entrée  dans  l'antique  capi- 
tale des  bans  de  l'Dssora.  Au  bruit,  un  porte-turban  non  endonai 
entrebâille  sa  porte.  Nous  demandons  s'il  y  a  un  endroit  quelconque 

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LA   BOSNIE   ET   l'heRZÉGOYUN'E.  147 

où  Ton  puisse  coucher.  Nil  né  !  nous  répond-on  en  secouant  la 
tète  de  droite  à  gauche.  Lorsqu'on  indigène  étranger  vient  ici,' 
paratt-il,  il  couche  chez  un  ami  ou  à  la  belle  étoile,  hôtellerie  que 
Ton  trouve  partout  et  à  la  portée  de  toutes  les  bourses  ;  quant  à  un 
homme  civilisé,  orr  ne  voit  que  des  soldats,  et  encore  ils  sont  tous 
Croates  et,  par  conséquent,  à  moitié  du  pays.  Il  n'y  a  même  pas  de 
han  pour  les  voyageurs,  attendu  qu'il  n'y  a  pas  de  voyageurs  à 
Techanj.  Nous  demandons  le  commandant  de  la  ville.  —  Couché.  Et 
son  brosseur  refuse  énergiquement  de  le  réveiller,  car  il  a  eu  son 
aocès  de  fièvre  dans  la  journée  et  il  a  défendu  sa  porte  de  la  façon 
la  plus  absolue.  Mais  n'y  a-t-il  donc  plus  un  officier  encore  debout? 
Heureusement  que  cette  idée  était  bonne  et  qu'en  effet  deux  jeunes 
sous-lieutenans  étaient  encore  à  causer  et  à  fumer  dans  la  petite 
chambre  turque  qui  sert  aux  sept  officiers  de  la  garnison  de  cercle, 
de  smooking  room,  de  salle  à  manger  et  de  salon  de  réception. 

Grâce  à  l'obligeance  de  ces  messieurs,  qui  nous  cèdent  leurs  pail- 
lasses et  vont  coucher  avec  des  camarades,  nous  pouvons  enfin 
reposer  nos  membres  endoloris  dans  la  soupente  où  ils  demeurent  ; 
ce  n'est  pas  un  palais  :  on  s'y  tient  à  peine  debout;  dans  un  coin 
une  espèce  de  huche  sordide;  dans  un  autre  coin,  un  grand 
poêle  bosniaque,  une  valise  et  deux  paillasses  :  tel  est  le  mobi- 
lier. Mats  quand  on  est  rompu  de  fatigue,  on  n'a  pas  besoin  de 
berceuse,  et  nous  ronflons  à  qui  mieux  mieux. 

Le  lendemain,  dès  l'aube,  nous  sommes  sur  pied,  et,  grâce  à  nos 
hôtes  qui  rivalisent  de  bonne  grâce  envers  les  étrangers  et  qui  nous 
invitent  à  partager  leur  repas  (ce  qui  est  plus  qu'une  politesse,  <^ur 
le  restaurant  est  aussi  inconnu  à  Techanj  que  l'hôtel),  nous  commen- 
çons notre  visite  de  la  ville  et  des  environs. 

...  Techanj  a  été  tout  d'abord  une  forteresse  des  bans  cPOssora, 
dont  la  résidence  était  à  deux  heures  de  distance,  au  lieu  dit  Vru- 
tchhcha  (eau  chaude)  et  où  l'on  voitencore  quelques  ruines.  Plus  tard, 
ces  petits  princes  vinrent  établir  à  Techanj  même  le  siège  de  leur 
gouvernement.  Lors  de  l'invasion  turque,  les  bans  de  Vrutchitcha,de 
Taetze  et  de  Srebrenitza,  qui  se  partageaient  tout  le  pays,  étaient 
tributaires  de  Raguse.  Le  sultan  Mahomet  ayant  été  longtemps  arrêté 
devant  les  défenses  de  Vranduk,  ravagea  tout  le  voisinage,  y  com- 
pris Velika,  Techanj  et  Doboj,  où  il  rencontra  l'armée  de  Mathias 
Gorvin,  roi  de  Hongrie. 

Plus  tard,  le  prince  Eugène  y  vint  aussi,  mais  il  n'osa  pas  atta- 
quer le  château,  où  s'étaient  réfugiés  les  habitans  sous  les  ordres 
d'Ali,  leur  gouverneur.  Il  se  contenta  de  bombarder  et  de  démolir 
la  ville.  A  la  suite  de  cet  événement,  Ali  ayant  constaté  que  ce  châ- 
teau était  trop  petit  pour  servir  d'asile  à  toute  la  population,  en 
augmenta  l'enceinte  et  y  fit  de  nouvelles  constructions  que  l'on  voit 

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448  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore.  Après  la  ruine  de  Techanj,  les  Impériaux  allèrent  jusqu'à 
Serajewo,  où  ils  lancèrent  quelques  bombes;  puis  ils  remontèrent 
vers  le  nord. 

(7 est  le  dernier  événement  militaire  dont  Techanj  fut  le  théâtre; 
aujourd'hui,  et  bien  que  la  première  bataille  un  peu  sérieuse  livrée 
aux  Austro-Hongrois  en  1878  ait  eu  lieu  non  loin  de  là,  au  défilé  de 
Kosna  sur  la  Bosna,  la  vieille  capitale  de  l'Ussora  vit  en  paix  sous 
ses  nouveaux  maîtres,  représentés  par  deux  compagnies  du  79e  régi- 
ment d'infanterie ,  chargé  aussi  de  garder  toutes  les  étapes  de  la 
route  depuis  Brod  jusqu'à  Zeptché.  Ce  régiment,  —  comme  l'indique 
du  reste  son  nom  (Jelacich),  —  est  exclusivement  croate.  Tous  les 
régîmens  d'infanterie  slaves  (16e,  53%  70e,  78  et  79e)  sont  actuelle- 
ment en  Bosnie,  ainsi  que  les  uhlans  (5*  et  12e)  croates.  Il  est  tout 
naturel  que  l'on  ait  envoyé  dans  les  deux  provinces  nouvellement 
occupées  les  régimens  composés  de  congénères  des  Bosniaques  et 
des  Herzégoviniens,  qui,  parlant  la  langue  du  pays,  avaient  le  double 
avantage  de  rendre  l'occupation  moins  odieuse  et  l'installation  plus 
facile.  Mais  n'est-ce  pas  la  reconstitution  pour  ainsi  dire  forcée  d'une 
armée  slave?  Les  Magyars  le  craignent,  et  ils  n'ont  pas  tout  à  fût 
tort. 

Pour  en  revenir  à  Techanj,  c'est  une  petite  ville  pittoresque,  grou- 
pée au  pied  de  son  vieux  château  et  dans  laquelle  les  grecs  ortho- 
doxes sont  nombreux  et  influens.  Avant  Kossovo,  m'a-t-on  dit,  il  n'y 
avait  pas  ici  de  quartier  serbe;  depuis  cette  mémorable  défaite,  de 
nombreux  chrétiens  grecs  (Serbes  et  Albanais)  sont  venus  s'y  instal- 
ler; et,  en  dépit  des  mesures  vexatoires  qui  les  obligeaient,  par 
exemple,  à  ne  bâtir  leurs  maisons  que  dans  des  carrières  ou  dans 
les  plus  mauvaises  terres  des  faubourgs  et  qui  leur  interdisaient 
d'avoir  des  fenêtres  du  côté  de  la  ville,  ils  ont  prospéré,  et  le  quar- 
tier grec  contient  aujourd'hui  huit  cents  habitans. 

Aussi  ai-je  été  heureux  de  l'occasion  qui  s'est  présentée  pour 
moi  de  rendre  visite  au  P.  Théodor  Slavecevitch  Ilitch,  le  paroch  de 
Techanj.  C'est,  sinon  un  martyr,  au  moins  un  confesseur,  car  il  a 
pourri  durant  cinq  années  dans  les  prisons  turques,  un  an  à  Ban- 
jaluka,  deux  ans  à  Serajewo  et  deux  ans  ici  ;  et  il  n'a  été  délivré 
qu'il  y  a  quelques  mois,  lors  de  l'arrivée  du  général  Philippovitch. 
Il  était  accusé  de  «  tendances  »  de  rébellion  contre  la  domination 
turque  I  N'était-ce  pas  adorable?  Disons  cependant,  à  la  décharge  de 
ses  bourreaux,  que,  pendant  ces  cinq  ans  de  tortures,  ils  ont  permis  à 
sa  courageuse  femme  de  rester  à  Techanj,  attendant  des  jours  meil- 
leurs. 

Le  P.  Ilitch  a  le  titre  de  doyen  ;  c'est  un  homme  dans  la  force  de 
l'âge,  qui  a  une  bonne  maison  et  m'a  bourré  de  café  et  d'eau-de- 
vie  de  prunes.  La  reconnaissance  de  l'estomac  ne  doit  pas  m'empê- 


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LA   BOSNIE  ET   L'HERZÉGOVINE,  149 

cher  de  dire  cependant  que  les  mauvaises  langues  accusent  les 
curés  orthodoxes  de  Bosnie  d'augmenter  trop  facilement  les  tarifs 
de  leur  casuel,  sous  prétexte  que  ce  casuel  doit  aussi  servir  à  entre- 
tenir pour  un  cinquième  l'évêque  (qui  réside  à  Serajewo),  et  pour  un 
autre  cinquième  l'école, — sans  parler  des  monastères.  En  ce  moment, 
ces  monastères  ne  coûtent  plus  rien,  car  ils  ont  tous  été  détruits  et 
leurs  religieux  massacrés  pendant  les  dernières  insurrections  d'il  y 
a  deux  ans.  11  y  avait  trente  moines  tout  près  d'ici,  à  Liplje  et  à 
Ozren.  Tous  ont  été  assassinés,  et  les  deux  couvens,  —  construits 
autrefois  par  l'empereur  serbe  Nemanitch,  —  pillés  ;  les  murs  sont 
cependant  restés  debout,  et  il  parait  que  de  nouveaux  religieux  vont 
bientôt  en  reprendre  possession.  C'est  un  phénomène  assez  curieux 
à  constater  que  les  catholiques  ont  moins  souffert  en  Bosnie  que  les 
orthodoxes.  Est-ce  par  un  hasard  du  fanatisme  ou  par  haine  du 
nom  russe,  partout  protecteur  de  la  religion  orthodoxe,  et  l'éternel 
ennemi  du  calife  ?  Il  serait  difficile  de  le  dire,  mais  ce  qu'il  y  a  de 
bien  certain,  c'est  que  le  voyageur  impartial  ne  peut  s'empêcher 
d'être  frappé  de  la  popularité  des  Busses  chez  les  chrétiens  jougo- 
slaves,  ici  comme  à  A  grain,  aussi  bien  chez  les  catholiques  que  chez 
les  grecs  unis;  il  y  a  là  une  grosse  question  politique  qu'un  avenir 
prochain  résoudra  sans  doute. 

Partout  où  j'ai  passé  j'ai  constaté  ce  sentiment.  Les  officiers 
slaves  disent  eux-mêmes  :  sans  la  Russie  il  n'y  aurait  plus  de 
Slaves.  Quant  au  peuple,  il  appelle  de  tous  ses  vœux  l'interven- 
tion du  grand  tsar  moscovite. 

Je  me  promenais  un  jour  dans  la  banlieue  de  Techanj ,  à  la  recherche 
d'un  poste  commode  pour  en  dessiner  le  château ,  lorsque  tout  à 
coup,  dans  un  pli  de  terrain  qui  nous  cachait,  j'entendis  un  petit 
pâtre  qui  chantait.  Frappé  de  l'accent  qu'il  y  mettait,  je  priai  M.  Z... 
de  me  transcrire  sa  chanson.  La  voici  : 

O  misérable  Turc!  ta  perds  toute  la  terre 

Dans  la  Bosnie  et  à  Plevna  I 
Le  Rosse  est  ton  vainqueur  aux  quatre  coins  du  ciel... 

Le  Magyar  ne  peut  te  défendre. 
Kossath  verse  des  pleurs  et  dit  à  la  Turquie  : 

«  Vois  si  les  Serbes  sont  unis  !  » 
Allons,  val  6  islam!  et  retourne  en  Asie, 

Car  ici,  tu  perds  tous  tes  hommes. 
Le  Russe  à  la  peau  dure  avance  sûrement... 

Le  Turc  dit  :  «  Dieu!  que  vais-je  faire? 
Les  Russes  ont  la  force,  et  tous  se  sont  unis... 

Les  Turcs  disent  :  «  Où  nous  cacher?  » 
O  princo  Nikita!  contre  les  Magyars, 

Fais  alliance  avec  notre  frère  I 
Le  nom  de  Nikita  deviendra  glorieux, 

Et  celui jle  Milan,  son  frère! 


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ISO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Je  donne  ici  cette  grossière  traduction,  —  à  laquelle  j'ai  essayé 
de  conserver  quelque  chose  du  rythme  de  l'original,  —  parce  que 
cette  chanson  était,  au  moment  de  mon  passage  en  Bosnie,  une 
actualité,  et  qu'elle  avait  trait  aux  évônemens  récens  qui  venaient- 
d'avoir  lieu  dans  la  presqu'île  des  Balkans;  mais  je  n'aurais  qu'à 
ouvrir  certains  vieux  recueils  de  chansons  bosniaques,  que  l'on  ren- 
contre encore  çà  et  là,  pour  y  retrouver,  sous  une  autre  forme,  les 
mômes  idées  et  les  mômes  sentimens,  qui  peuvent  se  résumer  en 
deux  formules  :  Espoir  dans  la  Russie,  haine  du  Hongrois  et  du 
Schwada  (allemand).  Qui  sait  ce  que  pourrait  produire  ce  sentiment, 
en  cas  de  conflit  armé,  et  ce  que  deviendrait,  dans  une  guerre  avec 
le  grand  empire  slave,  la  monarchie  austro-hongroise,  qui  compte, 
dans  ses  états-majors,  60  pour  100  de  généraux  appartenant  à  la 
race  slave? 

. . .  Pour  quitter  le  terrain  brûlant  de  la  politique  et  passer  à  un 
sujet  plus  gracieux,  je  vous  dirai  que  le  beau  sexe  de  Techanj  est 
cité  pour  sa  vertu;  c'est,  parait-il,  un  pays  dans  lequel  fleurit  la 
rosière  et  où  l'on  trouve  à  chaque  pas  des  Baucis. ..avant  l'arrivée  de 
Jupiter.  Cette  prétention  est,  du  reste,  commune  à  toutes  les  villes 
de  la  province  bosniaque,  qui  s'accordent,  en  revanche,  à  combler 
de  leurs  malédictions  pudibondes  la  capitale  Serajewo,  cette  Baby- 
lone  de  tous  les  vices  et  de  toutes  les  hontes. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  vertu  des  dames  de  Techanj,  ce  pays  par- 
tage, au  point  de  vue  social  et  agraire,  le  sort  de  toute  la  Bosnie. 
Les  grands  propriétaires  sont  ici  :  Hamri-Beg-Ajanovitch,  Dervis-Beg 
Gjoulatchitch  et  Hamza-Beg-Gjoulatchitch.  La  famille  du  premier  est 
venue  d'Asie  il  y  a  quelque  deux  cents  ans  avec  cent  cinquante 
autres  familles  de  soldats  à  qui  le  sultan  donna  des  terres.  Parmi  eux, 
on  cite  la  famille  Gapetanovitch,  très  nombreuse  encore  aujourd'hui. 
Ces  descendans  d'émigrans  militaires  ont  môme  conservé  le  souve- 
nir précis  de  leur  lieu  d'origine  :  c'est  Àmatia,  dans  le  sandjak 
d'Anatolie.  Quant  à  la  famille  Gjoulatchitch,  la  tradition  la  fait  venir 
de  Hongrie  avec  d'autres  Magyars  qui  se  seraient  convertis  à  l'isla- 
misme afin  de  prendre  part  à  la  curée  des  terres  bosniaques  lors 
des  grandes  concessions  octroyées  par  les  califes  victorieux.  II  n'y 
a  là  rien  d'invraisemblable  si  l'on  se  rappelle  la  parenté  ethnique  et 
linguistique  des  Hongrois  et  des  Turcs. 

Tels  sont,  avec  deux  autres  grands  begs  dont  je  n'ai  pas  retenu  les 
noms,  les  richards  de  Techanj  ;  quant  aux  aghas,  petits  begs  et  nobles, 
propriétaires  fonciers  plutôt  pauvres  que  riches,  ils  y  sont,  comme 
partout,  assez  nombreux.  Parmi  ces  begs,  Dervis  est  la  bête  noire 
des  malheureux  chrétiens,  et  on  dit  que  ce  seigneur  turc  employait 
plus  que  de  raison  la  bastonnade  comme  moyen  de  persuasion,  afin 
de  remplir  ses  coffres  et  ceux  de  son  bien-aimé  maître  et  seigneur 


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LA   BOSNIE  ET   L*  HERZEGOVINE.  151 

le  sultan  de  Const&ntinople.  Je  crois  que  celui-là,  du  moins,  parmi 
les  musulmans,  doit  bénir  Allah  de  pouvoir  demeurer  en  sûreté 
dans  sa  maison,  sous  la  protection  bienveillante  des  baïonnettes  du 
régiment  Jelacich. 


IY. 

Doboj,  23  mai. 

Cest  à  cheval  que  nous  avons  quitté  hier  Techanj,  montés  sur 
deux  bidets  de  montagne  aussi  intelligens  que  leurs  propriétaires. 
Nous  sommes  escortés  cette  fois  de  deux  fantassins  qui  doivent  se 
relayer  aux  postes  de  la  route,,  et  après  cinq  heures  d'une  marche 
pittoresque,  nous  arrivons  à  Doboj  avec  une  telle  boue  que,  ma 
petite  monture  enfonçant  profondément,  le  pied  de  mes  bottes 
entrait  dans  le  bourbier. 

À  la  première  halte  de  ht  route,  nous  avons  déjeuné  chez  de 
pauvres  raïas  catholiques.  Leur  maison  se  compose  d'une  cabane 
en  bois  d'une  seule  pièce,  sans  plafond  et  sans  cheminée  ;  la  fumée 
sort  par  les  fentes  du  toit.  Quand  je  pénètre  en  me  baissant  dans 
cette  misérable  tanière,  on  prépare  notre  déjeuner  demandé  par 
notre  escorte  et  on  est  véritablement  enfumé.  Une  femme  et  des 
enfans  sont  pourtant  là,  occupés  de  notre  pitance,  tandis  que  quatre 
ou  cinq  hommes,  assis  à  terre,  les  jambes  croisées,  autour  d'un  plat 
de  bois  contenant  des  légumes  bouillis,  terminent  leur  repas.  Ils  se 
lèvent  quand  nous  entrons,  et  ceux  qui  n'ont  que  des  fez  sans  tur- 
bans les  retirent.  La  femme  salue  en  mettant  la  main  sur  son  cœur. 
Comme  la  fumée  est  réellement  insupportable  pour  nos  nez  et  nos 
yeux  civilisés ,  on  installe  dehors ,  à  l'ombre  d'un  gros  prunier, 
deux  petits  tonnelets  vides  qui  nous  servent  de  sièges  et  une  petite 
table  basse  dans  le  genre  des  escabeaux  moresques  que  l'on  voit 
partout.  On  nous  sert  une  omelette  dans  une  assiette  à  laquelle 
nous  puisons  à  tour  de  rôle,  Z..«  et  moi;  pour  boisson,  de  l'eau 
fraîche  prise  à  un  petit  affluent  de  la  Jablanitza  qui  passe  à  deux 
pas  de  la  cabane. 

Peu  à  peu,  la  méfiance  avec  laquelle,  —  quelque  grâce  et  quel- 
ques piastres  qu'on  y  mette,  —  on  est  toujours  reçu  par  de  pau- 
vres diables  ignorans  à  qui  on  vient  demander  à  déjeuner  manu 
militari,  fit  place  à  une  certaine  familiarité,  surtout  quand  ils  surent 
qu'ils  n'avaient  pas  affaire  à  des  Allemands  ou  à  des  Hongrois,  mais 
à  un  Franghi  et  à  un  Serbe;  et  quand  nous  eûmes  répondu  à  leur 
curiosité,  bien  vite  satisfaite  du  reste,  sur  la  France,  —  dont  fls 


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152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

savaient  à  peine  le  nom,  —  et  sur  Paris,  dont  ils  ont  tous  entendu 
parler  depuis  notre  siège  légendaire  de  1870-1871,  pendant  lequel 
tous  les  Slaves  faisaient  des  vœux  pour  nous ,  —  nous  pûmes  à 
notre  tour  interroger  ces  braves  gens.  Nos  questions  portèrent 
tout  naturellement  sur  leur  passé  sous  le  régime  turc  et  sur  le  sort 
qui  leur  était  fait  depuis  l'arrivée  des  Austro-Hongrois,  a  Nous 
n'avons  pas  gagné  grand* chose  au  changement  de  maîtres  9  nous 
répondit  le  plus  intelligent  d'entre  eux;  les  begs  prennent  toujours 
le  tiers,  Franz-Joseph  (1)  un  autre  tiers.  Or  payer  d'une  façon  ou 
de  l'autre,  cela  nous  est  bien  égal.  Tous  les  impôts  sont  restés  les 
mêmes;  seulement  nous  ne  sommes  plus  battus  par  les  begs.  Nous 
avions  cru,  à  l'arrivée  des  chrétiens,  que  nous  n'allions  plus  rien 
avoir  à  payer  aux  begs;  mais,  au  contraire,  voilà  qu'on  rétablit  la 
perception  des  redevances  que  les  propriétaires  ne  touchaient  plus, 
en  fait,  depuis  l'insurrection.  Et  cela  quand  nous  espérions  qu'on 
allait  nous  donner  des  terres  et  diminuer  les  impôts  qui  nous  écra- 
sent. Ah!  non,  nous  ne  sommes  pas  contens,  et  les  Slaves  qui 
appartiennent  à  Alexandre  sont  bien  plus  heureux  que  nous,  sujets 
de  Franz-Joseph.  Les  begs  nous  disent  que  la  Bosnie  reviendra  aux 
Turcs:  croyez-vous  cela,  vous?  Nous,  Slaves,  nous  ne  sommes  ni 
Autrichiens  ni  Turcs.  Ah  1  les  Bulgares  sont  bien  heureux  !  Voyez  !.. 
il  y  avait  un  bois  à  côté  de  ma  cabane;  les  soldats  sont  venus  et  ils 
ont  tout  brûlé,  sauf  ce  gros  prunier  ;  le  beg  a  réclamé  quand  même 
sa  redevance  du  tiers  sur  les  arbres  qu'ils  ont  coupés.  Puis  il  a  pris 
pour  témoins  trois  de  ses  amis  qui  ont  été  dire  au  cadi  :  «  Nous 
avons  vu  cet  homme  prendre  du  bois.  »  Et  alors  j'ai  été  condamné 
à  payer.  Malédiction!  je  vais  être  saisi...  Que  puis-je  faire  pour 
racheter  ma  petite  maison,  mes  trois  vaches  et  mes  cochons?  Et 
puis  pourquoi,  si  nous  appartenons  maintenant  à  des  chrétiens, 
nous  laisse-t-on  juger,  nous  chrétiens,  par  des  mécréans  damnés? 
Nous  ne  travaillerons  plus!  nous  laisserons  la  terre  en  friche  et 
vivrons  du  produit  de  nos  bestiaux  et  de  la  location  de  nos  bras, 
parce  que  nous  ne  voulons  plus  donner  le  tiers  au  beg  !  »  Et  l'un 
de  nous  ayant  commis  l'imprudence  de  lui  dire  :  «  Hais  vous  n'avez 
donc  pas  de  cœur,  comme  on  le  dit  du  reste,  vous,  chrétiens  de 
Bosnie?  »  ce  pauvre  hère  nous  regarde  un  instant,  son  œil  lance  un 
éclair,  et  posément,  sans  colère,  bien  à  froid  :  «  Tu  ne  crois  pas  ce 
que  tu  dis,  répond-il,  en  tutoyant,  selon  l'usage  bosniaque,  car  tu 
sais  bien  que  nous  sommes  toujours  sans  armes.  Donne-nous  des 
armes  et  tu  verras  ce  que  nous  saurons  en  faire.  » 

(1)  Comme  tous  les  peuples  primitifs,  le  paysan  bosniaque  n*a  aucune  idée  de  l'état; 
pour  lui,  c'est  toujours  l'empereur,  comme  c'était  autrefois  le  sultan  j  et  il  désigne 
toujours  le  souverain  par  son  nom  et  jamais  par  son  titre. 


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LA   BOSNIE  ET  L* HERZÉGOVINE.  153 

...  Nous  sommes  revenus  à  Doboj  le  jour  du  marché.  La  petite 
place  est  couverte  d'un  fouillis  curieux  de  costumes  variés.  Beau- 
coup de  paysans  sont  déjà  installés  ou  circulent;  d'autres  arrivent 
en  carriole  et  à  cheval  :  tel  ce  Turc  que  voici  chevauchant  avec  sa 
femme  en  croupe  et  tenant  en  laisse  une  jument  autour  de  laquelle 
un  poulain  gambade  en  liberté.  Les  femmes  venues  de  l'autre  rive 
de  la  Bosna  ont  sur  la  tête  un  mouchoir  blanc,  avec  arabesques  de 
couleur,  retombant  sur  le  cou  un  peu  à  la  manière  des  Napolitaines, 
tandis  que  celles  qui  demeurent  sur  la  rive  gauche  de  la  même 
rivière  ont  seulement  un  serre-tête  dans  un  coin  duquel  elles  nouent 
leur  argent.  Elles  portent,  les  unes  et  les  autres,  beaucoup  de  bijoux 
de  pacotille  :  les  seuls  qui  aient  quelque  caractère  sont  des  plaques 
de  ceintures  rondes  en  cuivre  ciselé.  On  distingue  dans  cette  foule 
une  quantité  de  Tsiganes  (il  y  en  a  une  dizaine  de  mille  en  Bosnie), 
reconnaissables  à  leurs  guenilles  et  à  leur  type  asiatique.  Je  suis 
frappé  de  la  quantité  de  gens  à  gros  cous,  pour  ne  pas  dire  goi- 
treux :  décidément  l'eau  de  Bosnie  laisse  à  désirer. 

Tout  ce  monde  est  du  reste  très  poli.  Des  rangées  entières 
d'hommes  et  de  femmes  se  lèvent  pour  nous  faire  honneur  quand 
nous  passons.  Est-ce  courtoisie  habituelle  chez  eux  ou  imitent-ils 
ainsi  ce  qu'ils  voient  faire  aux  soldats  autrichiens  devant  leurs  offi- 
ciers? 

On  vend  du  blé,  quelques  étoffes  grossières,  des  bâtons  de  bois 
résineux,  qui  sont  la  bougie  économique  du  pays...  Les  denrées  les 
mieux  représentées  sont  des  poteries  faites  dans  le  voisinage  et 
reproduisant  surtout  deux  formes  très  simples,  mais  qui  ne  man- 
quent pas  d'une  certaine  élégance. 

Nous  allons  au  café,  où  nous  faisons  la  connaissance  de  l'iman  et 
où  nous  récoltons  péniblement  quelques  maigres  renseignement 
Tous  ces  gens-là  sont  affligés  d'ignorance  crasse  :  l'iman  lui-même 
ne  sait  pas  lire  le  slave,  sa  langue  maternelle;  il  ne  lit  que  le  turc  1 
Voyez-vous  un  de  nos  curés  ne  sachant  pas  lire  le  français?  Tout  ce 
que  nous  pouvons  constater,  c'est  qu'à  Doboj,  aucun  Turc  ne  veut 
quitter  le  pays,  contrairement  à  ce  qui  se  passe  en  beaucoup  d'au- 
tres endroits.  Gela  tient  peut-être  à  ce  que,  dans  cette  bourgade, 
la  propriété  est  assez  divisée  pour  attacher  au  sol  un  grand  nombre 
de  familles.  Si  l'on  excepte  Osman  Beg  Gapetanovitch  (1)  et  deux  juifs, 
il  n'y  a  pas  ici  de  trop  grands  propriétaires  et  beaucoup  des  familles 
riches  ou  aisées  de  Doboj  descendent,  dit-on,  des  Magyars  qui  sont 

(1)  U  y  a  en  Botnie  beaucoup  de  begs  portant  le  nom  de  «  Capetanovitch  »  ou  «  fils 
de  capetan.  »  Gela  fient  de  ce  que  les  terrée,  ou  plutôt  leur  tUrs  impérial,  a  été  sou- 
vent donné  à  des  «  capitaines  »  de  l'armée  victorieuse. 


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154  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

venus  de  Buda-Pesth,  lors  de  la  conversion  forcée  des  Hongrois  au 
christianisme;  le  même  souvenir  est  traditionnellement  conservé 
chez  un  grand  nombre  d'habitans  deHaglaj  et  deTechanj.  Quoi  qu'il 
soit,  il  ne  règne  à  Doboj,  pas  plus  qu'ailleurs,  une  bien  grande  satis- 
faction :  on  y  fait  très  souvent  des  visites  domiciliaires  pour  voir 
s'il  n'existe  pas  d'armes  cachées,  et  l'on  sait  combien  ces  visites  cho- 
quent les  idées  des  musulmans  et  même  celles  des  chrétiens  dans 
ce  pays  où  tout  le  monde  a  pris  plus  ou  moins  les  mœurs  du  vain- 
queur mahométan.  Dn  autre  grief,  c'est  que  les  soldats  austro-hon- 
grois ont  dévasté  pour  se  chauffer  les  jardins  de  pruniers  au  lieu 
de  prendre  du  bois  ailleurs,  et  il  n'en  manque  pas!  Enfin  ici, 
comme  partout,  se  justifie  le  vieil  adage  : 

Notre  ennemi ,  c'est  notre  maître. 

V. 

Zienitza,  24  mai. 

Après  avoir  quitté  Doboj,  le  chemin  de  fer  traverse  le  défilé  de 
Kosna,  où  les  Autrichiens  ont  livré  en  avançant  leur  premier  com- 
bat sérieux;  ils  n'avaient  rien  appris  à  Doboj  et  ont  été  surpris 
dans  ce  vallon  entièrement  resserré. 

On  passe  ensuite  à  l'endroit  où  la  Jablanitza,  ou  rivière  des  saules, 
se  jette  dans  la  Bosna  et  l'on  arrive  à  Maglaj,  la  ville  du  brouillard  (1) 
où  se  trouve  un  château  très  important  de  même  construction  et  de 
même  époque  que  celui  de  Techanj  ;  puis  on  traverse  la  Bosna.  La 
vallée  de  cette  rivière  a  dû  toujours  être  le  centre  de  la  richesse  de 
la  province  à  laquelle  elle  a  donné  son  nom.  Au  fur  et  à  mesure  que 
l'on  s'éloigne  de  Doboj,  le  sol  est  de  mieux  en  mieux  cultivé.  On 
a  quitté  la  région  des  pâturages  pour  entrer  dans  un  pays  vérita- 
blement agricole,  au  moins  sur  les  rives  du  fleuve.  Les  villages 
deviennent  plus  nombreux  et  les  crêtes  sont  de  plus  en  plus  domi- 
nées par  des  ruines  de  forteresses,  indication  certaine  qu'il  y  avait 
un  intérêt  de  premier  ordre  à  être  maître  de  ce  passage  pour  pos- 
séder le  pays.  A  partir  de  Maglaj,  la  culture  commence  même  k 
grimper  sur  le  flanc  des  montagnes,  la  vallée  devenant  trop  étroite 
pour  les  besoins  de  la  population. 

Nous  arrivons  à  Zeptche  [au  moment  où  un  nombre  considérable 

(1)  Jablan,  saule;  it$âf  terminaison  adjective  qui  se  retrouve  dans  la  composition 
des  noms  de  villes,  de  rivières,  de  montagnes,  etc.  Magla  :  brouillard. 

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LA   BOSNIE   ET   i/ HERZÉGOVINE.  155 

de  familles  turques  aisées  (mais  n'appartenant  pas  à  la  caste  des 
grands  begs),  se  préparait  à  monter  dans  le  train  qui  chauffait  pour 
Brod  ;  elles  vont  à  Gonstantmople  ;  il  parait  que  beaucoup  d'autres 
se  disposent  à  en  faire  autant.  Si  tous  les  Turcs  s'en  allaient  ainsi, 
cela  simplifierait  beaucoup  la  question  bosniaque,  sans  la  résoudre 
tout  à  fait.  Zeptche  n'a  rien  de  curieux;  nous  profitons  de  ce  que 
notre  voiture  d'étape  se  fait  attendre  pour  aller  dans  les  cafés  et 
parcourir  un  peu  la  ville  ;  et  c'est  sans  regret  que  nous  la  quittons 
bientôt,  grâce  à  l'obligeance  du  commandant  et  des  autres  officiers 
chez  qui,  comme  partout  ailleurs,  nous  rencontrons  une  parfaite 
bonne  grâce. 

En  sortant  de  Zeptche,  la  vallée  continue  à  avoir  une  certaine  lar- 
geur; mais  à  partir  de  Begov-Khan  (où  se  trouvent  des  eaux  miné- 
rales), elle  se  resserre,  et  on  arrive,  peu  après  le  relais  de  Oraho- 
vitsa,  au  défilé  de  Yranduk.  C'est  à  Begov-Khan  qu'a  été  assassiné 
H.  Pérot,  consul  d'Italie,  dont  j'ai  rencontré  à  Brod  le  meurtrier 
que  l'on  menait  à  Easek  pour  l'exécuter.  Les  Autrichiens,  entrés  en 
Bosnie  le  5  août  1878,  n'étaient  alors  arrivés  qu'à  Zeptche.  M.  Pérot, 
qui  rejoignait  son  poste  à  Sérajewo,  voulut,  malgré  l' état-major  qui  lui 
conseillait  de  suivre  l'armée,  passer  outre,  disant  qu'il  était  en  Bos- 
nie depuis  quinze  ans,  qu'il  connaissait  les  habitans,  qu'il  n'avait 
rien  à  craindre  d'eux...  et  il  paya  de  sa  vie  cette  témérité. 

Vranduk,  avec  son  défilé  étroit  et  pittoresque,  est  la  clé  de  la 
Bosna  supérieure;  aussi  les  envahisseurs  de  la  Bosnie  y  ont-ils  tou- 
jours été  arrêtés,  qu'ils  vinssent  du  sud,  comme  les  Turcs  au 
xv*  siècle,  ou  du  nord,  comme  tout  dernièrement  les  Austro-Hoa- 
grois.  On  fait  plusieurs  kilomètres  dans  cette  gorge,  où  il  n'y  a 
absolument  de  place  que  pour  le  fleuve,  la  route  et  le  chemin  de 
fer  -,  encore  faut-il,  en  maint  endroit,  empiéter  sur  le  rocher.  Puis, 
la  vallée  s'élargit  tout  à  coup  pour  former  la  belle  plaine,  bien  cul- 
tivée et  parcourue  par  de  beaux  troupeaux  de  moutons  et  de  chè- 
vres, où  s'élève  la  petite  ville  de  Zienitza,  sous  le  pont  pittores- 
que de  laquelle  se  réunissent  les  ruisseaux  de  Vrazali  et  de  Kotcheva, 
affluens  de  la  Bosna, 

Nous  sommes  logés  à  Zienitza  à  la  cure  catholique,  où  nous  avons 
trouvé  l'accueil  le  plus  cordial;  le  père  franciscain  qui  est  titu- 
laire de  cette  cure  a  précisément  plusieurs  de  ses  confrères  en  ce 
moment  chez  lui,  et  parmi  eux  le  supérieur  du  grand  couvent  de 
Goucia-Gora,  près  Trawnik,  lequel  veut  bien  nous  offrir  l'hospitalité 
de  son  monastère.  Noua  en  profiterons  bien  certainement. 

Je  viens  de  voir  des  chrétiens,  et  je  crois  bien  que  c'est  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie  que  cela  m' arrive.  Ce  matin,  dimanche,  j'ai 
assisté  à  la  messe  paroissiale  de  la  cure  de  Zienitza.  Tout  devait  me 


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156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paraître  grotesque  :  église  misérable,  curé  moustachu  qui  a  l'air  de 
dire  des  injures  aux  fidèles,  quand  il  se  retourne  pour  le  Dominus 
vobiscum;  chants  nasillards  dans  une  langue  à  laquelle  je  ne  com- 
prends pas  un  mot  ;  têtes  des  hommes  qui,  leur  turban  et  leur  fez 
retirés,  ressemblent  avec  leurs  cheveux  rasés  sur  le  front  et  leur 
grande  mèche  nouée,  à  de  vrais  Chinois.  Eh  bien!  je  dois  l'avouer  : 
j'ai  été  positivement  ému,  et  je  me  sentais  véritablement  bien  loin 
des  offices  religieux  des  pays  civilisés  où  un  monsieur  comme  il 
faut  et  rasé  de  frais,  murmure  en  un  langage  mort  des  formules 
plus  mortes  encore,  devant  un  auditoire  uniquement  préoccupé  de 
garder  une  tenue  à  peu  près  convenable,  en  se  donnant  le  plus 
de  confort  possible.  Ici,  au  contraire,  on  sent  qu'il  y  a  un  grand 
cœur  qui  bat  à  l'unisson  et  toutes  les  fibres  sont  rattachées  au  prêtre 
qui  est  à  l'autel.  Pas  de  chaises,  bien  entendu,  tout  le  monde 
accroupi  à  la  turque,  les  hommes  devant  l'autel  et  à  droite,  les 
femmes  à  gauche.  L'église  est  en  bois,  sauf  les  murailles  extérieures. 
Des  nichées  d'hirondelles  piaillent  partout  et  des  pigeons  roucoulent 
sur  les  poutres  qui  maintiennent  l'écartement  des  parois;  quelques 
chiens  vont  et  viennent  comme  chez  eux;  on  sent  que  c'est  la  vraie 
maison  du  bon  Dieu,  où  il  y  a  place  pour  tout  le  monde,  bêtes  et 
gens.  Toutes  les  portes  sont  largement  ouvertes;  il  fait  si  beau  soleil 
ici  quand  il  ne  pleut  pasl  On  sonne  le  premier  coup  à  neuf  heures. 
Quelle  joie  pour  ces  braves  gens  I  Pour  beaucoup  d'entre  eux,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  l'arrivée  des  chrétiens  d'outre- 
Save,  c'est  la  liberté  qu'elle  leur  a  rendue  d'avoir  des  cloches;  et, 
en  effet,  ces  cloches  sont  pour  eux  le  symbole  de  la  délivrance. 
Quand,  autrefois,  le  raïa  se  plaignait  des  exactions  du  begt  celui-ci 
répondait.  :  «  L'infidèle  doit  tout  nous  fournir  ;  la  terre  est  turque  : 
Les  cloches  ne  sonnent  pas  et  la  prière  musulmane  (eza&)  est  sou- 
veraine ici.  »  Aussi,  dès  qu'ils  l'ont  pu,  se  sont-ils  empressés  de 
construire,  à  côté  de  leur  chapelle,  un  grossier  clocher  en  charpente 
au  sommet  duquel  ils  ont  accroché  des  cloches  dues  à  la  munifi- 
cence de  H.  Strossmayer,  l'évêque  de  Djakova,  et  ils  s'en  donnent  à 
cœur-joie.  Quel  carillon  pendant  une  heure,  tandis  que  les  fidèles 
arrivent,  les  uns  à  pied,  les  autres  sur  leurs  petits  chevaux,  qu'ils 
attachent  tout  autour  de  l'église  dans  un  fouillis  pittoresque!  Sur  les 
treize  cents  catholiques  de  la  paroisse, —  qui  a  l'étendue  d'un  petit 
diocèse,  —  ils  sont  bien  là  un  millier  quand  la  messe  commence. 
Après  l'aspersion  d'eau  bénite,  consciencieusement  faite  par  un  bon- 
homme qui  parcourt  l'église  en  inondant  les  dévots  agenouillés, 
vient  un  premier  sermon  sur  l'enfer,  qui  joue,  paraît-il,  un  grand  rôle 
dans  la  religion  de  ces  simples  ;  au  milieu  de  l'office,  il  y  a  une  autre 
prédication  sur  le  même  sujet  et  l'orateur  n'y  va  pas  de  main  morte. 


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LA  BOSNIE  ET   l' HERZÉGOVINE.  157 

Faisant  une  minutieuse  description  de  ce  lieu  terrible,  il  y  envoie 
d'avance  ceux  qui  ne  viennent  pas  à  la  messe,  ceux  qui  ne  paient 
pas  leurs  cotisations  pour  le  culte,  ceux  qui  refusent  de  jeûner,  etc. 
Ce  qui  me  frappait  le  plus  pendant  ce  pitoyable  discours,  c'était 
l'attitude  de  tout  ce  peuple  ;  elle  ne  prouve  pas  plus  la  vérité  de 
ce  qu'il  croit  que  l'amour  ne  prouve  la  perfection  de  l'objet  aimé; 
mais  les  grandes  amours  comme  les  croyances  profondes  me  sem- 
blent toujours  saisissantes,  et  il  y  a  de  la  foi,  de  la  vraie  foi  ici. 

À  chaque  instant,  le  peuple  répond  à  l'officiant;  à  deux  reprises, 
celui-ci,  tourné  vers  les  fidèles,  psalmodie  une  longue  prière  slave 
que  tout  le  monde  accompagne  à  demi-voix  (1).  Chaque  fois  que  le 
mot  Jésus  est  prononcé,  même  dans  les  sermons,  tout  le  peuple 
répond  :  Merci!  grâce  à  Jésus  (Faljen  Jsus  budi).  A  l'élévation, 
tout  le  monde  tient  les  deux  mains  en  l'air,  les  femmes  avec  leurs 
chapelets,  dans  l'attitude  de  l'adoration,  et  en  se  penchant,  on 
entend  le  susurrement  d'une  prière  générale  ;  pendant  la  messe, 
quand  le  prêtre  élève  l'hostie  ou  se  prosterne  devant  elle,  notam- 
ment avant  le  Pater,  tous  étendent  les  bras  comme  chez  nous  l'offi- 
ciant qui  dit  YOremus.  Gela  se  fait  avec  un  ensemble,  une  dévo- 
tion qui  n'a  rien  de  grimé  ;  il  y  a  eu  une  vingtaine  de  communians 
des  deux  sexes;  tous  ces  gens  avaient  l'air  satisfait,  mais  nullement 
la  mine  béate  et  empruntée  qu'on  fait  prendre  trop  souvent  à  nos 
premières  communiantes.  A  la  fin  de  la  messe,  avant  la  prière 
chantée  pour  l'empereur,  le  prêtre  lit  les  ordres  de  l'administra- 
tion :  il  a  dit  notamment  ce  matin  que  les  candidats  à  la  gendar- 
merie devaient  se  faire  inscrire  par  lui  ;  que  ceux  qui  n'avaient 
pas  encore  payé  leurs  impôts  devaient  le  faire  le  plus  tôt  possible, 
parce  que  «  Franz-Joseph  »  avait  besoin  d'argent,  et  que  lui,  curé, 
devant  quitter  la  paroisse  prochainement,  ceux  des  paroissiens  qui 
n'avaient  pas  encore  payé  leurs  redevances  devaient  s'acquitter  au 
plus  vite;  et  il  nommait  tous  ces  retardataires  par  leur  nom  et  il 
indiquait  le  montant  de  ce  qu'ils  restaient  devoir  ;  c'était  réellement 
très  topique. 

Courent  de  Gouda-Gora,  le  25  mai. 

...  En  quittant  Zienitza,la  route  s'élève  constamment  pour  passer 
de  la  vallée  de  la  Bosna  dans  celle  de  la  Lasva,  un  de  ses  affluens; 
il  y  a  dans  cette  côte  de  plusieurs  lieues  de  longueur  des  points  de 
vue  magnifiques  et  qui  valent  ceux  des  pays  les  plus  en  renom  ;  le 

(1)  Cet  prières  ont  lien  avant  le  Credo  et  avant  la  communion.  Les  fidèles  disent 
toot  hant  avec  l'officiant  le  Pater,  Y  Ave,  le  Credo  et  le  Confiteor. 


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158  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

moment  viendra  certainement  où  la  Suisse  bosniaque  sera  aussi  à 
la  mode  que  la  Suisse  helvétique.  Au  point  culminant  de  la  route 
s'élève  une  petite  construction  de  pierre  qui  n'est  autre  qu'une  fon- 
taine alimentée  par  une  source  limpide  et  captée  il  y  a  une  douzaine 
d'années, — comme  l'indique  une  inscription  turque  incrustée  dans 
le  monument,  —  grâce  à  l'intelligente  munificence  d'un  muiessarif 
de  Trawnik. 

De  ce  sommet*  on  descend  rapidement  à  Han-Campanja,  où  se 
trouve  une  étape  ;  puis  on  tourne  à  droite,  et  après  Vitecb,  on  tra- 
verse la  Lasva  sur  un  pont  de  bois,  près  duquel  est  construit  un 
petit  han.  La  vallée  continue  à  être  large  jusqu'au  moment  où  l'on 
aperçoit,  à  droite,  à  mi-côte  sur  la  montagne,  le  grand  monastère 
franciscain  de  Goucia-Gora.  Alors  et  brusquement,  comme  si  la  val- 
lée se  terminait  en  cul-de-sac,  commence  le  défilé  de  Trawnik,  très 
pittoresque  avec  ses  nombreux  cimetières  turcs,  sa  rivière  en  cas- 
cades bondissantes,  ses  rochers  abrupts,  et  la  ville  de  Trawnik 
elle-même,  dont  on  aperçoit  d'abord  le  château  juché  sur  un  piton 
qui  semble  avoir  poussé  dans  l'étroit  vallon. 

Trawnik  parait  une  véritable  ville,  quand  on  vient,  comme  moi, 
de  Brod,  en  passant  par  Derbend,  Doboj,  Zienitza  et  Techanj.  En 
effet,  cette  localité,  sans  être  beaucoup  plus  importante  que  celles 
que  je  viens  de  citer,  doit  à  sa  situation  et  au  séjour  qu'y  firent 
jusqu'à  la  ruine  de  la  féodalité  bosniaque,  en  1850,  les  pachas 
envoyés  par  la  Porte-Ottomane,  d'être  la  seconde  ville  et  pour  ainsi 
dire  la  seconde  capitale  de  la  Bosnie  :  elle  contient  en  ce  moment 
une  garnison  assez  importante  et  elle  est  la  résidence  du  grand  rab- 
bin des  israélhes  de  toute  la  province. 

Les  musulmans  y  sont  cependant  en  majorité,  et  leur  mufti  pos- 
sède une  bibliothèque  célèbre  parmi  tous  ses  coreligionnaires  de 
Bosnie.  Gomme,  depuis  mon  entrée  dan6  la  province,  on  m'avait 
vanté  sans  cesse  les  merveilleux  manuscrits  de  ce  mufti,  je  n'eus 
rien  de  plus  pressé  que  de  demander  à  le  voir;  nous  nous  rendîmes 
donc,  mon  interprète  et  moi,  chez  ce  vénérable  personnage,  qui, 
nous  prenant  sans  doute  pour  des  amateurs  peu  scrupuleux,  se 
montra  tellement  jaloux  de  ses  trésors  qu'il  nous  fut  impossible  d'y 
toucher  ;  nous  pûmes  néanmoins  constater  que,  parmi  la  trentaine 
de  manuscrits  qu'il  possède,  la  moitié  au  moins  se  compose,  de 
Corans  ou  de  parties  du  Coran,  et  en  dehors  de  quelques  géogcar 
phies  ;  le  reste  ne  nous  parut  pas  avoir  beaucoup  de  valeur» 

Bien  que  Trawnik  jouisse  de  quelques  affreuses  auberges  qui  ae 
décorent  traîtreusement  du  titre  d'hôtel,  j'ai  préféré,  profitant  de 
l'offre  qu'avait  bien  voulu  nous  faire  à  Zenitza,  où  nous  l'avions 
rencontré,  le  révérend  père  Nicolas  Lovritch,  supérieur  du  couvent 


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LA   BOSNIE  ET   L* HERZEGOVINE.  159 

des  franciscains  de  Goucia-Gora  (1)»  près  Trawnik,  user  une  fois  de 
plus  de  l'hospitalité  de  ces  braves  religieux,  véritable  Providence 
du  voyageur  dans  ce  pays  dépourvu  de  ressources. 

Pour  se  rendre  de  Trawnik  à  Goucia-Gora,  il  faut  deux  grandes 
heures  par  des  chemins  abominables,  dans  lesquels  il  est  prudent 
d'aller  à  pied  ou  sur  les  petits  chevaux  du  pays  ;  malheureusement 
on  nous  avait  donné  des  chevaux  appartenant  au  régiment  de  cava- 
lerie croate  dont  deux  soldats  nous  servaient  de  guides  et  d'escorte, 
et  nous  manquâmes  nous  casser  le  cou. 

Busovatcha  (2j,  le  27  mai. 

...  H  a  bien  fallu  s'arracher  aux  défices  du  séjour  de  Goucia-Gora, 
où  nom  avions  un  lit  à  peu  près  européen  et  des  hôtes  tout  à  fait 
aimaWes,  et  nous  en  sommes  repartis  hier,  conduits  par  un  brave 
soldat  du  train,  qui,  tout  en  fouettant  ses  chevaux,  nous  a  bien 
amusés  avec  ses  doléances,  fort  sensées  au  demeurant.  C'est  us 
malheureux  réserviste,  paysan  de  la  banlieue  de  Tienne,  qui  a  été 
rappelé  Tannée  dernière  et  qui,  après  avoir  assisté  à  plusieurs 
combats,  a  été  littéralement  oubfié  avec  quarante  de  ses  camarades 
lorar  de  la  dislocation  de  son  corps  d'armée.  «  Que  peut-on  faire 
avec  13  kreutzers  par  jour?  nous  disait-il  d'un  air  piteux;  j'ai  an 
pay$  une  femme  et  un  enfant;  ma  femme  a  écrit  au  ministre  de  la 
guerre;  on  lui  a  dit  de  patienter.  Voilà  deux  mois  de  cela!  Ah! 
non,  je  ne  resterai  pas  ici  quand  on  me  donnerait  la  moitié  de  la 
Bosnie!..  »  Cet  homme  est  malade  de  !a  nostalgie;  il  paraît  que  ce 
nfest  pas  un  cas  isolé  dans  l'armée  d'occupation  et  que  rAutriche 
ne  doit  guère  compter  sur  ses  soldats  libérés  pour  peupler  ses 
nouvelles  provinces. 

...  Nous  quittons  sans  regret  «  Fhôtel  des  Mille-Punaises  a  de 
Busovatcha;  c'est  ainsi  que  nous  baptisons,  vengeance  insuffisante! 
la  maison  turque  abandonnée  où  nous  avons  passé  la  nuit,  par  une 
Jkveur  spéciale  du  commandant  d'étapes  et  où  nous  avons  succombé 
sous  le  nombre  après  une  résistance  désespérée.  Sorti  de  cette 
tanière  à  la  pointe  du  jour,  je  fais  le  croquis  de  ce  lieu  de  tortures... 
cuisantes,  en  attendant  notre  équipage  et  en  me  promettant  de  signa- 
ler aux  entomologistes  l'étude  consciencieuse  de  l'espèce  géante, 
qne  je  propose  d'appeler  cxtnex  busovacensis. 

(T>  €oruy  ftoett  Goucia,  rtracoutemeirt  des  oiseaux;  Goucia~Gor a  mgnîêe  donc  :  forêt 
âa  roucoulement,  forêt  où  roucoulent  les  oiseaux. 

P)  Busovatcha  :  herbages.  Ce  village  de  aix  cents  h&btUne  est  peuplé  de  mwoknans 
et  de  catholiques.  Peu  on  point  de  chrétiens  du  rite  grec,  n  possède  des  eaux  ferrugi- 
neuses. 


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160  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

Enfin,  voici  notre  voiture,  et  le  beau  soleil  qui  se  lève  fait  oublier 
les  douleurs  de  la  nuit.  Allons  donc  !  dobro  junatche  (1),  et  en  route 
pour  Fojnitza!  v 

VI. 

Monastère  des  Franciscains  de  Fojnitza,  le  28  mai  1879. 

...  Nous  voici  dans  le  grand  monastère  de  Fojnitza,  le  plus  ancien 
et  le  plus  connu  des  couvens  franciscains  de  Bosnie.  Nous  y  avons 
trouvé,  bien  entendu,  la  traditionnelle  hospitalité  de  ces  excellons 
frères.  Fojnitza  se  trouve  en  dehors  de  la  route  directe  de  Trawnik 
à  Serajewo,  dans  une  vallée  latérale  qui  s'en  détache  près  de  Kis- 
seljak.  C'est  dans  ce  trajet,  à  Buhovitch,  près  de  Poljeselo,  que  j'ai 
remarqué  les  premiers  beaux  arbres  que  j'aie  rencontrés  en  Bosnie; 
partout  ailleurs,  il  n'y  a  dans  les  vallées  que  des  arbustes,  et  il 
faut  gravir  les  montagnes  pour  trouver  ces  belles  forêts  qui  peu- 
vent être  encore  aujourd'hui,  et  malgré  les  désastres  de  l'adminis- 
tration turque,  une  des  principales  richesses  du  pays.  La  vaine 
pâture  a  produit  ici  son  résultat  habituel,  et  partout  où  passent  les 
troupeaux,  les  arbres  périssent;  il  n'est  pas  rare  non  plus  de  voir 
quelque  berger  jeter  par  terre  un  grand  arbre  pour  en  faire  manger 
la  feuille  à  son  troupeau.  Joignez  à  cela  les  incendies  allumés  en 
temps  d'insurrection  par  les  troupes  turques  de  chaque  côté  des 
routes  pour  éviter  les  surprises,  et  vous  aurez  l'explication  du  déboi- 
sement des  meilleures  parties  de  la  Bosnie. 

Laissant  à  gauche  la  grande  route,  nous  nous  engageons  dans 
un  chemin  de  terre  pour  gagner  Fojnitza,  et  nous  faisons  halte  pour 
déjeuner  à  un  petit  han,  où  nous  trouvons  un  vieillard  malade  et 
son  petit-fils,  qui  fait  le  service  des  voyageurs.  Sous  un  hangar  de 
planches,  un  arbre  entier,  —  bûche  de  longue  durée,  sinon  partout 
très  économique,  —  brûle  par  une  de  ses  extrémités,  et  quelques 
paysans  font  cuire  dans  la  cendre  leurs  œufs  durs.  Nous  demandons 
un  ustensile  quelconque  pour  faire  notre  omelette  quotidienne  :  il  n'y 
a  dans  le  han  qu'une  aiguière  en  cuivre  sans  plateau  et  quelques 
petites  tasses  à  café  également  en  cuivre.  Toute  autre  vaisselle  y  est 
inconnue,  et  ces  pauvres  gens  ignorent  même  le  mot  qui,  dans 
leur  langue,  désigne  la  faïence  ou  la  porcelaine  ;  aussi  commen- 
çons-nous à  craindre  pour  nos  estomacs  affamés,  quand  nous  avi- 
sons heureusement  le  plat  à  barbe  du  bonhomme,  qui  est,  comme 

(i)  Dobro  :  boni  junatche:  Jeune  héros. Terme  familier  et  bienveillant  que  l'on  em- 
ploie chex  les  Slaves  du  Sud  en  parlant  à  ses  inférieurs,  et  qui  m'a  paru  correspondre 
à  notre  :  «  Mon  garçon.  » 


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LA  BOSNIE  ET  i/ HERZEGOVINE.  161 

toujours,  barbier  aussi  bien  qu'aubergiste.  Que  vous  dirai -je? 
Nous  avons  le  choix  de  mourir  de  faim  ou  de  nous  donner  une 
indigestion  d'oeufs  durs,  à  moins  de  nous  décider  à  rincer  vigou- 
reusement au  ruisseau  voisin  le  susdit  plat  à  barbe  :  c'est  à  ce  der- 
nier parti  que  nous  nous  arrêtâmes,  et  voilà  comment  je  mangeai 
ma  première...  et,  je  l'espère,  ma  dernière  omelette  au  savon  dans 
le  han  inhospitalier  de  Marinov. 

...  Puisque  je  suis  ici  dans  le  chef-lieu  catholique  de  toute  la 
province,  le  moment  me  paraît  assez  bien  choisi  pour  résumer  en 
quelques  mots  mes  notes  sur  les  différentes  religions  qui  se  ren- 
contrent en  Bosnie  et  en  Herzégovine. 

C'est  au  11e  siècle  qu'eut  lieu  la  grande  évangélisation  des 
Slaves  du  Nord  par  saint  Cyrille  et  saint  Méthode  ;  mais,  bien  avant 
eux,  des  missionnaires  latins  étaient  déjà  venus  prêcher  le  chris- 
tianisme aux  Slaves  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine.  Lors  de  la 
conquête  turque,  à  la  fin  du  xv*  siècle,  un  grand  nombre  de  vaincus 
abjurèrent  le  christianisme  et  embrassèrent  la  foi  mahométane  ;  cette 
apostasie,  qui  fut  surtout  le  fait  de  la  noblesse  féodale,  désireuse 
de  conserver  ses  fiefs  sous  la  nouvelle  domination,  eut  cependant 
d'autres  causes  que  des  raisons  d'intérêt.  Le  schisme  grec  et  les 
autres  hérésies,  et  notamment  celle  des  bogomiles  ou  patarins, 
secte  manichéenne  analogue  aux  albigeois,  qui  donnaient  lieu  à 
des  querelles  religieuses  ardentes  et  passionnées,  les  scandaleuses 
intrigues  des  évéques  indigènes  ou  magyars,  la  coupable  indiffé- 
rence de  la  papauté,  absorbée  par  le  soin  d'asseoir  sa  domination  sur 
les  princes  de  l'Europe  occidentale,  enfin  l'abandon  déplorable  et 
inintelligent  des  états  voisins,  de  la  Hongrie  en  particulier,  qui,  au 
lieu  de  se  liguer  contre  le  Turc,  l'ennemi  commun,  usaient  leurs 
forces  à  se  disputer,  les  armes  à  la  main,  quelques  lambeaux  de 
ces  malheureuses  provinces,  tout  cela,  en  détachant  les  indigènes 
de  leurs  frères  chrétiens  du  Nord  et  de  l'Ouest,  fit  accepter  à  beau- 
coup d'entre  eux  un  changement  de  religion  qui  leur  assurait 
du  moins,  sous  leurs  nouveaux  maîtres,  un  adoucissement  à  leur 
sort. 

Néanmoins  la  conversion  ne  fut  pas  aussi  universelle  qu'on  pour- 
rait le  croire,  et  aujourd'hui  encore,  après  trois  siècles  de  domi- 
nation fanatique,  les  musulmans  sont,  en  Bosnie,  la  minorité; 
en  effet,  sur  un  million  d'habitans  que  possède  cette  province, 
d'après  les  statistiques  les  plus  approximatives  (1),  on  compte  seu- 

(1)  On  ne  t'expliquerait  pas  l'énorme  supériorité  numérique  des  orthodoxes  sur  les 

catholiques  dans  une  province  dont  le  gouvernement  national  était  catholique  au 

xr'  siècle,  lors  de  la  conquête  turque,  si  l'on  ne  savait  qu'à  différentes  époques  de 

véritables  exodes  de  catholiques  romains  eurent  Ueu  de  Bosnie  et  d'Herzégovine  en 

tovb  lv.  —  1883.  ** 


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162  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  400,000  mah'ométans  contre  Aw;O80  Grecs  orientaux  €t 
135,000  catholiques  (1). 

L'église  grecque  orientale  de  Bosnie  est  divisée  en  trois  diocèses  : 
Serajewo,  Zwornik  et  Novi-Bazar,  dont  les  évoques  ou  métropoli- 
tains, ainsi  que  celui  de  Mostar,  qui  a  dans  sa  juridiction  l'Herzégo- 
vine, sont  nommés  par  le  patriarche  de  Gonstantinople  sur  la  pro- 
position du  saint-synode  et  confirmés  par  la  Sublime-Porte;  ces 
évêques  sont  toujours  pris,  comme  c'est  la  règle  dans  leur  église, 
parmi  les  moines1  qui  doivent  rester  célibataires,  tandis  que  les 
parochs  ou  curés  peuvent  se  marier.  Gomme  je  l'ai  dit  plus  haut  à 
propos  de  ma  visite  au  curé  grec  de  Techanj,  le  fanatisme  turc  s'est 
particulièrement  attaqué,  dans  ces  derniers  temps,  aux  monastères 
grecs  orthodoxes,  et,  à  l'heure  qu'A  est,  ils  sont  presque  tous  ruinés 
et  abandonnés.  Peut-être  cet  acharnement  spécial  contre  les  ortho- 
doxes vient-il  de  ce  qu'on  leur  reproche  généralement  dans  les 
pays  turcs  de  commettre  des  abus  nombreux  et  de  trafiquer  trop 
souvent  de  leurs  pouvoirs  spirituels  ;  mais,  comme  dit  un  auteur 
qui  s'est  occupé  de  la  question  (2),  «  la  faute  est  moins  aux  indi- 
vidus qu'au  système.  »  Le  clergé  grec  a  pour  chef  un  patriarche 
qui  réside  à  Constantinople  et  qui  devient  nécessairement  une  sorte 
de  fonctionnaire  turc,  plus  occupé  de  défendre  ses  privilèges  que 
ses  coreligionnaires  bosniaques,  qui  sont  bien  loin  et  qu'il  ne  con- 
naît pas,  tandis  que  les  chefs  du  clergé  catholique,  comme  nous  le 
verrons  tout  à  l'heure,  résident  au  milieu  de  leurs  ouailles,  vivent 
de  leur  vie  et  sont  leurs  intermédiaires  nécessaires  avec  les  auto- 
rités musulmanes  de  la  province. 

Les  chrétiens  du  rite  grec  sont  surtout  agglomérés  dans  le  sud, 
près  du  Monténégro  et  le  long  de  la  frontière  de  Serbie;  cette  cir- 
constance s'explique  aisément  par  ce  fait  que  la  doctrine  de  Pho- 
tius  s'introduisit  dans  la  Bosnie,  alors  entièrement  catholique,  par 
la  Serbie,  qui  avait  adopté  en  1288  les  nouveaux  principes  reli- 
gieux de  Byzance.  Le  schisme  avait,  du  reste,  été  favorisé  dès  le 
commencement  du  xme  siècle,  par  saint  Saba,  fils  du  roi  Nemania, 
qui  avait  reçu  en  apanage  une  partie  de  l'Herzégovine  et  qui  avait 
embrassé  avec  ardeur  les  doctrines  orientales.  Il  s'étendit  donc 


Croatie,  en  Slavooie  et  en  Dalmatie.  On  cite,  entre  autres  émigrations,  celle  de-1698, 
à  la  suite  de  la  retraite  de  l'armée  expéditionnaire  commandée  par.  le  prince  Eugène, 
émigration  qui  comprenait  37,000  ramilles* 

(1)  Schematismus  aUnœ  missionariœ  Provinciœ  Bosnœ  Àrgentinm  ordinis  Fra- 
trum  Mimorum  S.  P.  Francisa  observantium.  Djakoya,  1855  et  1864.  D'après  ces 
annuaires,  les  catholiques  bosniaques  étaient  en  1855  au  nombre  de  122,865,  et  de 
132,257  en  18ÔL 

(2)  Ubicini,  les  Serbes  de  Turquie,  Paris,  1865,  p.  75.—  Voir  aussi  les  Lettres  sur 
te  Turquie,  du  même  auteur,  t.  n,  p.  161. 

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LA  B06NIS  ET  i/HERZBGOYIIW.  1Ô8 

non-seulement  au  sud,  mais  aussi  des  rives  de  la  Drina  le  long  de 
la  Save  et  jusqu'aux  frontières  de  la  Croatie;  tandis  qu'il  eut  beau- 
coup de  peine  à  pénétrer  dans  le  centre  de  la  Bosnie,  dans  les  dis- 
tricts de  Prozor,  Trawnik,  Vissoka,  Neretva,  Fojnitza,  etc.  Gela  tient 
sans  doute  à  ce  que  les  catholiques  avaient  là  leurs  couvens  les 
plus  célèbres,  tels  que  ceux  de  Sutiska,  Krétchevo  et  Fojnitza,  qui 
existent  encore  aujourd'hui,  et  peut-être  aussi  à  ce  que  la  principale 
résidence  des  rois  catholiques  bosniaques  était  à  Bobovatz,  non  loin 
de  Sutiska,  ce  qui  dut  arrêter  de  ce  côté  le  prosélytisme  de  l'église 
orthodoxe. 

Le  clergé  catholique  est  exclusivement  indigène  et  appartient  à 
Tordre  des  franciscains  mineurs,  qui  vint  s'établir  en  Bosnie  vers 
Tannée  1325,  et  en  Herzégovine,  près  d'un  siècle  plus  tôt;  il  a 
pour  chef  spirituel  un  évoque  in  partibus  nommé  directement  dans 
chaque  province  par  la  cour  de  Rome,  et  qui,  avec  le  titre  de  vicaire 
apostolique,  relève  nominalement  de  Tévêque  de  Djakova  (1)  pour 
la  Bosnie  et  de  celui  de  Makarska  en  Dalmatie  pour  l'Herzégovine, 
sauf  les  districts  de  Trébigné  et  de  Stolatz,  qui  sont  rattachés  an 
diocèse  de  Raguse.  Les  couvens  obéissent  plus  spécialement  à  un 
provincial  élu  tous  les  trois  ans  par  un  conseil,  dit  conseil  des  défi- 
niteurs,  lequel  se  réunit  à  époque  fixe  pour  procéder  à  cette  élec- 
tion, examiner  les  questions  de  discipline  et  pourvoir  à  la  nomina- 
tion des  curés. 

Ces  derniers  ne  sont,  en  effet,  que  des  pères  franciscains  déta- 
chés des  monastères.  Chacun  de  ces  couvens,  —  absolument  indé- 
pendant des  autres  au  point  de  vue  du  temporel,  de  telle  sorte 
qu'on  en  voit  de  riches,  comme  Fojnitza,  et  de  pauvres  comme 
Pléhan,  —  a  sous  sa  dépendance  un  certain  nombre  de  paroisses 
Resservies  par  ses  moines  ;  chaque  monastère  taxe  ses  curés  à  un 
tant  par  an  qui  est  Yereé  à  la  caisse  du  couvent  ;  les  parochs  vivent 
-du  surplus  dea  cotisations  des  fidèles.  A  chaque  cure  est  annexée  une 
école  primaire  dirigée  par  le  curé  (2);  au  monastère  central  où 

(i)  Il  7  a  deux  cent*  aïs,  l'évèque  franciscain  de  Botnie  fat  chassé  par  les  Tara  ; 
il  se  transporta  à  Djakova,  mais  il  fut  massacre  dans  une  visite  pastorale,  sur  la  rire 
droite  de  la  Save.  C'est  à  cette  époque  que  Tévêque  de  Djakova  devint  i'évêque  nominal 
de  Bosnie.  Mais,  en  réalité,  il  y  a  toujours  eu  un  vicaire  apostolique  qui,  suivant  les 
circonstances,  a  résidé,  ici  et  là,  et  qui  depuis  l'arrivée  des  Austro-Hongrois,  a  trans- 
féré son  siège  à  Scrajewa  —  Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  la  hiérarchie 
catholique  a  été  régulièrement  établie  en  Bosnie  et  en  Herzégovine,  et  an  mois  de 
JniUeti8Si,  m*  awà«*êqueaét&iieminéà8ei*jewo,«né^  un  antre  à 

fianjaluka. 

(S)  A  Zieniua^par  esesnpfe,  il  y  a  47  enfisas  à  l'école  primai»  ponr  «ne  population 
4e  1,300  catholique*.  On  leur  apanené  la  lecture,  l'écrit»*,  le  calcul,  nn  pou  d'his- 
toire et  de  géographie. 


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164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réside  toujours  un  nombre  suffisant  de  moines  est  attachée  une  école 
secondaire  dans  laquelle  les  meilleurs  élèves  des  écoles  primaires 
de  la  circonscription  sont  défrayés  de  tout  pendant  les  huit  ou  dix 
années  de  leurs  études  ;  ils  y  apprennent  le  latin,  un  peu  d'italien 
et  les  élémens  des  sciences.  Chaque  année,  les  pères  font  un  second 
choix  parmi  les  élèves  les  plus  avancés  de  cette  école  secondaire, 
qui  entrent  alors  dans  les  classes  dites  de  philosophie,  où,  déjà  revê- 
tus de  la  soutane,  ils  se  préparent,  sous  la  désignation  de  clercs,  à 
entrer  au  grand  séminaire,  autrefois  à  Ravenne,  puis  à  Djakova,  et 
aujourd'hui  à  Gran  en  Hongrie,  et  ils  y  reçoivent  la  prêtrise.  Les 
catholiques  bosniaques  et  herzégoviniens  reprochent  amèrement 
aux  Hongrois  d'obliger  leurs  clercs  à  aller  se  faire  ordonner  prêtres 
dans  un  séminaire  magyar.  Chez  ces  peuples,  en  effet,  où  l'idée  de 
nationalité  prime  celle  de  religion,  ces  questions  de  suprématie 
ecclésiastique  jouent  un  grand  rôle.  Ainsi,  les  Roumains  orthodoxes 
d'Autriche  ont  refusé  de  rester  soumis  au  même  patriarche  que  les 
Serbes  orthodoxes  du  même  empire,  et  on  a  dû  leur  céder.  En  1853, 
les  Roumains  catholiques  de  Hongrie  ont  obtenu,  à  leur  tour,  un 
métropolitain  spécial,  au  lieu  de  relever,  comme  par  le  passé,  de 
l'archevêché  hongrois  de  Gran.  L' Austro-Hongrie  sera  obligée  de 
donner  satisfaction  sur  ce  point  à  ses  nouveaux  sujets  chrétiens  de 
Bosnie  et  d'Herzégovine  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  clergé  catholique  des  deux  provinces  est 
non-seulement  un  clergé  essentiellement  national,  mais  encore,  par 
suite  de  l'intelligente  sélection  qui  préside  à  son  recrutement,  il  se 
compose,  on  peut  l'affirmer  hautement,  de  l'élite  de  la  population 
catholique  du  pays;  aussi  les  pères  franciscains  n'éprouvent-ils 
jamais  de  difficultés  pour  faire  entrer  dans  les  ordres  les  sujets 
qu'ils  ont  choisis,  et  c'est  un  grand  honneur  pour  une  famille  bos- 
niaque que  d'avoir  un  père  franciscain  parmi  ses  membres  (2). 

Cette  organisation  est  antérieure,  comme  nous  l'avons  vu,  aux 
conquérans  turcs,  et  fut  respectée  par  eux.  On  raconte  que  Maho- 
met II,  ayant  appris  que  les  catholiques  s'enfuyaient,  se  fit  amener 
le  père  provincial  Angelo  Zvizdovitch,  —  dont  le  tombeau  existe  en- 
core dans  l'église  de  Fojnitza,  —  et  lui  demanda  pourquoi  les  catholi- 
ques abandonnaient  le  pays.  Ayant  appris  que  c'était  parce  qu'ils 

(1)  C'est  aujourd'hui  chose  faite  pour  les  catholiques  ;  voir  la  note  de  la  page  précé- 
dente. 

(2)  Ces  sentimens  se  retrouvent  en  général  chei  tous  les  Slaves;  tous  les  voyageurs 
sont  d'accord  sur  ce  point.  Chez  les  Podhalains  des  monts  Tatras  (Galliciej,  la  profes- 
sion de  prêtre  est  aussi  la  plus  recherchée,  et  la  plus  grande  ambition  d'un  Podha- 
lain  est  d'arriver  à  l'exercer.  (Voyex  De  Moscou  aux  monts  Tatras,  par  M.  G.  Le  Bon, 
dans  le  Bulletin  de  la  Société  de  géographie,  septembre  1881,  p.  226  227.) 


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LA  BOSNIE  ET  L'HERZÉGOVINE.  165 

craignaient  d'être  persécutés  et  empêchés  de  pratiquer  leur  religion, 
il  donna  au  père  provincial  un  firman  lui  accordant,  avec  la  liberté 
du  culte  pour  ses  ouailles,  et  la  dispense  de  la  capitation  pour  les 
religieux,  le  monopole  de  l'enseignement  catholique  en  Bosnie  et 
en  Herzégovine,  puis  il  lui  mit,  dit-on,  sur  les  épaules,  en  signe 
d'investiture,  un  riche  pallium  :  ce  morceau  d'étoffe  orientale,  bleu, 
à  fleurs  d'or,  est  encore,  ainsi  que  le  firman,  conservé  au  trésor 
du  monastère  de  Fojnitza.  Ceci  se  passait  en  1463. 

Cette  intelligente  tolérance  ne  fut  cependant  pas  de  longue  durée  : 
les  musulmans  bosniaques  qui  avaient  embrassé  la  nouvelle  religion 
bien  plus  en  vue  des  avantages  personnels  qu'ils  devaient  en  reti- 
rer que  par  conviction  religieuse,  devinrent  peu  à  peu  plus  zélés, 
soit  qu'ils  voulussent  mériter  par  ce  zèle  les  faveurs  du  vainqueur, 
soit  que  la  lutte  sourde  qui  devait  nécessairement  exister  entre 
ces  seigneurs  mahométans  et  leurs  raïas  restés  chrétiens  eût  peu  à 
peu  excité  leur  fanatisme;  peut-être  aussi,  la  Porte,  dans  une  vue 
de  domination  et  pour  diminuer  l'influence  de  la  puissante  féoda- 
lité de  ses  nouvelles  provinces  à  attiser  la  haine  entre  les  exploi- 
tai et  les  exploités,  se  prôta-t-elle  volontiers  à  tout  ce  qui  pouvait 
rendre  plus  profond  l'abîme  qui  séparait  les  raïas  et  les  begs  :  tou- 
jours est-il  que  la  persécution  sévit  bientôt  sur  les  églises  catho- 
liques, et  que  vers  le  milieu  du  xvi*  siècle  tous  ses  couvens  étaient 
détruits  ou  ruinés,  et  l'exercice  du  culte  catholique  interdit  sous  les 
peines  les  plus  sévères.  En  1666  cependant,  les  catholiques  eurent 
la  permission  de  se  bâtir  des  églises  et  des  couvens  en  bois  et  en 
terre  non  cuite}  quant  aux  curés,  ils  étaient  errans.  C'est  de  cette 
époque  que  datent  les  premières  constructions  des  trois  anciens 
monastères  franciscains  de  Bosnie ,  savoir  :  ceux  de  Fojnitza,  de 
Sutiska  et  de  Kretchevo,  qui,  pendant  de  longues  années,  n'ont  réussi 
à  se  maintenir  qu'à  force  d'argent  donné  aux  autorités  turques  et 
auxquels  sont  venus  s'ajouter  depuis  le  traité  de  Paris,  en  1856, 
ceux  de  Gouciagora,  Livno,  Tollissa  et  Plehan,  sans  parler  d'un  der- 
nier en  construction  à  Banjaluka.  Il  y  a  maintenant  en  Bosnie  deux 
cents  prêtres  catholiques  et  en  Herzégovine  une  soixantaine  dépen- 
dant de  deux  couvens  :  ceux  de  Tchiroki-Brjeg  et  de  Humac. 

La  guerre  de  Crimée  eut,  en  effet,  par  un  bizarre  résultat  de  la 
politique  européenne,  un  contre-coup  favorable  aux  chrétiens  de 
Bosnie.  Par  le  traité  de  Paris,  l'Autriche,  —  qui,  comme  on  le  voit, 
a  depuis  longtemps  des  idées  de  domination  sur  les  provinces  jougo- 
sUves  de  la  Turquie,  —  fut  reconnue  protectrice  des  catholiques  de 
Bosnie  et  d'Herzégovine;  elle  ne  perdit  pas  de  temps  pour  établir 
son  influence,  et  de  larges  subventions,  dues  surtout  à  la  munifi- 
cence des  empereurs  Ferdinand  et  François-Joseph,  permirent  la 


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166  HBVHE  «ES   DEUX  ROTORS. 

construction  de  nombreuses  «ares  et  *les  deux  nouveaux  monas- 
tères cités  plus  ihaut. 

Cependant,  et  malgré  le  haut  patronage  *le  la  monarchie  deB 
iHabsbourg,  les  catholiques  bosniaques  et  heraégovimens  étaient 
soumis  à  testes  sortes  de  vexations  ;  «a si,  ife  ne  pouvaient  passer 
par  certains  chemins  traversant  des  villages  habités  par  des  musul- 
mans sans  s^eiposer  à  des  coups  de  fusil  cm  à  la  bastonnade;  ils 
devaient  porter  le  turban  rouge,  le  turban  blanc  étant  réservé  ara 
hodjas  et  la  couleur  verte  aux  autres  mabométans.  Il  leur  était  éga- 
lement interdit  de  porter  la  barbe,  parce  que  e  Qoran  ordonne  que 
4e  père  de  famille  ou  le  pèlerin  laisse  pousser  la  sienne.  Bref,  je 
n!en  finirais  pas  *i  je  voulais  décrire  .tous  les  genres  >  d'arbitraire 
auxquels  étaient  exposés  les  malheureux  chrétiens  catholiques  ou 
grecs  avant  l'arrivée  en  Bosnie  des  troupes  austro-hongroises.  Est-ce 
it  idire  qu'il  règne  aujourd'hui  parmi  eux  une  satisfaction  parfaite? 
3ion,certe8,  j'en  ai  déjà  parlé  et  j'aurai  occasion  d'y  revenir. 

Pour  terminer  ce  que  j'ai  à  dire  des  différentes  religions  qui  se 
rencontrent  «en  Bosnie  et  en  Herzégovine  4  côté  du  mabométisme, 
il  roe  reste  à  parler  des  Israélites.  Les  juifs  des  deux  provinces  sont) 
comme  on  le  sait,  des  deseendans  de  ceux  qui  furent  chassés  de 
l'Espagne  et  du  Portugal  ou  commencement  du  xvie  Biède,  et  qui 
vinrent  chercha:  chez  les  musulmans  d'Afrique  et  de  Turquie  im 
refuge  coatre  les  persécutions  de  l'inquisition.  La  petite  colonie  de 
jfiosnie  -est  surtout  installée  à  Serajewo  et  à  Tuawmk,  où  l'on  en 
.comptait,  en  186a,  plus  dim  millier  et  autant  dans  le  reste  de  la 
province;  il  y  en  a  moins  en  Herzégovine.  Ces  israélàes  sont  en 
grande  majorité  blonds,  tous  portent  la  barbe  ;  rien,  du  reste,  dans 
leur  costume,  ne  les  distingue  des  indigènes  du  pays.  On^n'a  cepea- 
;dant  cité  comme  une  particularité  que  les  juives  de  Trawnik  ont 
toutes  trois  jupes  Boperposées  :  la  première,  celle  de  dessous,  jaune; 
Ja  seconde,  bleue,  et-k  troisième,  celle  de  dessus,  blanche.  Un  fait 
.beaucoup  .plus  intéressant  à  noter,  c'est  que  les  juifs  de  BosnieTpar- 
lent  encore  entre  eux  un  espagnol  corrompu.  Aucun,  pas  même  tes 
labbins,  ne  sait  écrire  l'espagnol  en  caractères  latins;  ils  se  servent, 
pour  cette  transcription,  de  lettres  hébraïques,  dont  la  lecture  est 
«nseigwée  dans  leurs  écoles  particulières.  Le  grand-rabbin  réside 
4  Trcmuifc.  €e  grand-rabbin,  ainsi  que  les  évoques  latins  et  grecs* 
jouit  du  privilège  de  juger  (toutes  les  causes  qui  peuvent  surgir 
-entre  ses  coreligionnaires  en  matière  d'état  civiL  Ces  causes  sont 
décidées  «n  première  instance  par  les  curés,  les  popes  et  les  rab- 
bins, fiien  qu'on  puisse  en? appeler  du  jugement  des  évêque34xi  du 
grand  -ràhbin  devant  la  justice  ottomane,  il  est  très  rare  que  ce 
xiroit  soit  exercé. 


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la  bo*œ<  ht  i/nEBséoavra.j  167r 

Encore  moins  que  les  chrétiens  des  deux  rites,  les  juifs  sont  satis- 
faits du  nouvel  ordre  de  choses  ;  beaucoup  vont  même  jusqu'à  dire 
qu'ils  sont  moins  heureux  qu'avant  l'arrivée  des  Autrichiens  ;  ils 
prétendent  que  les  soldats  les  maltraitent  et  que  les  officiers  refusent 
de  les  faire  respecter.  Il  est  bien  certain  que  la  question  juive  actuel- 
lement soulevée  dans  toute  l'Europe  centrale  et  orientale  et  qui  a 
pris  notamment  dans  la  vallée  du  Danube  un  caractère  de  gravité 
inconnue  jusqu'alors  n'est  pas  faite  pour  donner  aux  jeunes  sol- 
dats de  l'armée  d'occupation  de»  idées  de  tolérance  vis-fe-vis  desi 
israéfites,  d'autant  plus  qu'à  ceux  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine; 
viennent  s'ajouter  chaque  jour  leurs  coreligionnaires  d'butre*Save, 
attirés  par  leur  esprit  mercantile  vers  ces  nouvelles  provinces  ht 
exploiter. 

En  eflet;  les  juifs'  allemands  et  hongrois  commencent  déjà  à 
envahir  la  Bosnie,  et  si  l'on  n'y  prend  garde,  H  adviendra  li  ce  qui 
est  arrivé  dans  les  autres  pays  danubiens,  où  cette  race  laborieuse 
et  entreprenante  a  accaparé  par  l'usure  toute  la  richesse  publique. 
On  a  beaucoup  crié  ces  dernière»  années  contre  la  Roumanie,  et 
certain»  journaux  ont  voulu  faire  passer  les-Latins  du  Danube  pour 
des  gens  égaré»  dans  les  ténèbres  du  moyen. âge.  11  y  a  là  beaucoup 
d'exagération. 

Pour  quiconque  examine  la  question  sur  place  et  sans  partions,, 
il-est  évident  que,  dans  ces  pay»  privés  de  capitaux  et  dans  les- 
quels une  partie  de  la  population  est  encore  ignorante,  ht  ques- 
tion juive  est  une  question  de  premier  ordre,  et  le  gouvernement 
austro-hongrois  Fa  parfaitement  compris  peur  la  Bosnie  et  l'Her- 
zégovine,  puisqu'un  des  motifs  qui  l'ont  engagé  à  interdire  provi- 
soirement toute  vente  déterre  dans  ces  provinces* est  la  crainte  de 
la  voir  passer  des  mains  de  propriétaires  besogneux  ou  pressés  de 
réaliser  peur  se  réfugier  en  pays  musulmans,  dans  celles  des 
Israélites,  toujours  prête  à  avancer  des  ôcus  à  gros  intérêts  en 
échange  d'une  bonne  hypothèque.  Mais  cette  défense  n'empêehei 
pas  les  juifs  de  se  répandre  déjà  dans  les  nouvelles  provinces  et  J'y 
monopoliser  tout  le  commerce,  et  on  cite  à  ee  sujet  ce  mot  d'uo 
riche  beg  de  Serajewo,  de  la  famille  Gapetenmtch,  qui  dit  a«  générai 
PhiKppoviteh,  lors  de  son  entrée  dans  la  capitale  bosniaque  :  *  Ton 
empereur  n^a  donc  que  des  juifs  peur  sujets  civils?  Je  vois  bien* 
en  eflet,  que  Farinée  est  composée  de  chrétiens*  mus  tout  le  reste 
n'est  que  juif.  »  Les  juifs  suivaient  l'armée  dé  près,  comme  on  le 
Yeifr;  aujourd'hui,  fis  inondent  le  pays. 


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168  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 


VIL 


Kisseljak,  31  mai  1879. 


...  Nous  quittons  le  grand  monastère  de  Fojnitza  pour  notre  der- 
nière étape  avant  Serajewo.  En  sortant  de  la  petite  ville,  on  traverse 
d'abord  la  rivière  du  môme  nom  sur  un  pont  de  bois  d'une  centaine 
de  mètres  de  longueur,  à  propos  duquel  le  caîmacan  de  Fojnitza, 
M.  de  P...,  m'avait  donné  de  charitables  avertissemens.  «  Ce  pont 
n'a  pas  encore  été  réparé,  me  dit-il,  et  il  est  très  menaçant  ;  il 
s'écroulera  un  de  ces  jours.  J'espère  qu'il  vous  fera  la  politesse 
d'attendre  que  vous  soyez  passé.  »  Nous  l'avions  traversé  en  arri- 
vant sans  nous  apercevoir  de  rien  de  suspect,  sinon  du  vermoulu  de 
son  bois  ;  mais  ce  jour-là,  l'imagination  aidant  sans  doute,  nous 
sentîmes  un  mouvement  de  tangage  si  prononcé  que  nous  fûmes 
heureux  d'arriver  à  l'autre  bord.  Rien  ne  m'ôtera  cependant  de 
l'esprit  que  le  caîmacan,  aimable  officier  d'origine  italienne,  à  l'es- 
prit passablement  caustique,  avait  exagéré  les  défectuosités  de  son 
pont  pour  se  venger  peut-être  de  la  façon  dont  notre  implacable 
curiosité  avait  abusé  de  son  obligeance. 

Aux  environs  de  Fojnitza,  je  remarque  les  premiers  murs,  en  pierre 
sèche,  bien  entendu,  que  j'aie  vus  en  Bosnie,  et  encore  ce  sont  des 
espèces  de  murgers  destinés  à  débarrasser  les  champs  plutôt  qu'à 
les  clore.  Cependant,  c'est  le  premier  signe  qui  nous  fasse  sentir 
que  nous  allons  bientôt  quitter  le  pays  du  bois,  la  Bosnie,  pour 
entrer  dans  le  pays  de  la  pierre,  l'Herzégovine. 

La  rivière  Fojnitza,  qui  appartient  au  système  des  cours  d'eau 
que  la  Bosna  reçoit  à  Visoka  sous  le  nom  de  Lebenitza,  coule  de 
l'ouest  à  l'est  dans  une  étroite  vallée  qui  procède  par  étranglemens 
successifs  entre  lesquels  se  trouvent  de  petites  plaines  assez  bien 
cultivées  en  seigle,  avoine,  etc.  Çà  et  là,  quelques  troncs  d'arbres 
mutilés  par  l'abatage  défectueux  des  bûcherons  bosniaques,  qui 
coupent  la  futaie  à  hauteur  de  ceinture  d'homme  et  laissent  lente- 
ment pourrir  le  chicot,  muet  témoin  de  leur  négligence  et  de  leur 
peu  de  sens  économique.  On  juge  si  ces  troncs,  quand  il  y  en  a 
beaucoup,  rendent  le  paysage  plus  gai  et  les  défrichemens  plus 
faciles!  Nous  traversons  successivement  trois  défilés  :  le  premier, 
en  un  endroit  où  la  route,  moitié  chemin,  moitié  gué,  passe  sur  les 
strates  penchées  du  schiste  qui  baigne  jusque  dans  l'eau;  le  second 
au  han  de  Harinov  où  nous  avons,  l'autre  jour,  mangé  notre  omelette 


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LA   BOSNIE  ET  l'hERZÉGOVTTVE.  169 

dans  une  si  singulière  vaisselle  ;  enfin  le  troisième,  à  la  rencontre 
d'une  vieille  voie,  probablement  de  construction  romaine,  qui,  mal- 
gré ses  ruines  et  son  délabrement,  fait  tache  dans  ce  pays  aban- 
donné. 

Après  ce  dernier  point,  la  vallée  s'élargit  définitivement  pour  se 
confondre,  au  pont  de  Kisseljak  (appelé  sur  les  cartes  Fojnitza 
cupria)  avec  celle  de  la  Lebenitza,  que  nous  traversons,  non  sans 
nous  arrêter  sur  ce  pont  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  magnifique  :  de 
belles  croupes  de  montagnes,  bien  boisées,  encadrant  le  paysage 
et  descendant  jusqu'au  fleuve;  puis,  au  fond,  la  grande  masse  du 
Zetz-Planina  (la  montagne  des  lièvres),  dont  tous  les  sommets  sont 
encore  couverts  de  neige. 

...  Kisseljak  (1),  qu'uà  des  rares  voyageurs  qui  l'a  visité  sous 
la  domination  turque  appelle  un  peu  emphatiquement  le  fashio- 
nable  Spa  bosniaque,  est  un  petit  village,  joliment  situé  sur  la 
rivière  Lebenitza  ;  la  source  sort  de  terre,  à  dix  mètres  à  peine  du 
fleuve,  au  centre  d'une  vasque  de  pierre,  abritée  sous  un  kiosque  de 
style  oriental.  Il  y  a  dans  la  localité  un  hôtel-hôpital,  sorte  de  mai- 
son de  santé  où  les  malades  viennent  prendre  les  eaux  et  qui  est  le 
plus  bel  édifice  privé  que  j'aie  encore  vu  en  Bosnie,  en  dehors  des 
couvens  franciscains.  Cest  là  que  se  logent  les  gens  à  Taise;  les 
baigneurs,—  car  on  se  baigne  aussi  à  Kisseljak,  —  moins  fortunés, 
se  gîtent  où  ils  peuvent  ;  quant  aux  pauvres  diables,  ils  campent 
tout  bonnement,  à  la  façon  des  Bohémiens  nomades,  sur  toutes  les 
pentes  de  la  vallée.  Le  système  de  cure  est  des  pins  primitifs  : 
entre  qui  veut,  chacun  emplit  son  verre  en  le  plongeant  dans  la 
source.  L'eau  minérale  de  Kisseljak  n'est  pas  désagréable  au  goût 
et  ressemble  assez  à  une  eau  de  Seltz  ferrugineuse  ;  elle  est  bonne, 
dit-on,  pour  les  maux  d'estomac. 

Les  sources  minérales  sont,  du  reste,  assez  nombreuses  en  Bos- 
nie. On  en  trouve  d'analogues  à  celle  de  Kisseljak,  près  du  han  de 
Belalovatch,  non  loin  de  Busovatcha,  près  de  Slatina  et  de  Capina,  et 
à  Banjaluka,  qui  en  a  pris  son  nom  (Banja,  Balnea).  A  rentrée  de  la 
plaine  de  Serajewo,  au  village  de  Ilitché,  et  dans  un  site  charmant, 
il  y  a  même  une  source  chaude  sulfureuse  qui  était  autrefois  très 
fréquentée  par  les  officiers  et  soldats  turcs  de  la  garnison  et  qui 
partageait  avec  Kisseljak,  à  cause  de  son  voisinage  de  la  capitale, 
la  faveur  des  habitans  de  Serajewo. 

En  effet,  nous  ne  sommes  plus  ici  qu'à  une  bien  petite  dis- 
tance de  la  ville.  La  route,  à  partir  de  Kisseljak,  suit  d'abord  la 
large  plaine  bordée  de  collines  moyennes  et  assez  bien  cultivées; 

(i)  De  Kisseljak  :  minérale  (sons-entendu  voda  :  ean.) 

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170  «BTOIÏM»  DEUX  liOWUM. 

•pris,  sa  botft-d'une  taure  et  demie  de  marche  au  trot,  elle  atteint 
le  bas  de  la  montagne  qu'il  faut  gravir  .pour  passer  de  la  vallée 
accessoire  de  la  Lebeuitsa  danalaTOUéetprincftpab de. la  Bosna.  Qn 
franchit  cette  montagne  à  l'aide  d'une  nouvelle  route  qui  a  rem- 
placé l'ancienne  voirie  turque  «et  qui  kit  le  plus  grand  honneur  à  la 
compagnie' du  génie  qui  l'a  construite  et  qui  a  inscrit  {glorieusement 
«on  mm -au  sommet  du  col.  Et  eUe  a  eu  bien  raison  de  le  faire  : 
H  est  bon  partout,  et  surtout  dans  me  paye  où  la  paresse  «est  l'in- 
dustrie nationale,  de  montrer  que  le  travail  est  ua  honneur,  et  qu'une 
compagnie  du  génie  militaire  s  illustre  au  moins  Autant  en  con- 
struisant «ne  route  qu'en  donnant  des  coups  de  iusil.  D' ailleurs, 
quand  on  voit  ces  braves  pionniers  occupés  4  casser  leurs  pierres  à 
grand  renfort  donnasses,  «xpesés  au  Boleil  brûlant  dont  ils  s'effor- 
cent de  dimiwter  l'ardeur  insupportable  au  aaoyen  .de  branchages 
piqués  en  terre,  —  pendant  que  les  indigènes  chrétiens  dorment  et 
que  les  Turcs  se  gobergent  dans  leurs  caîée,  —  on  oonprend  qu'ils 
aient  eu1  la  gloriole  de  foire  passer  à  la  postérité  le  nom  de  leur 
famiHe  militaire,  honorée  par  leurs  sueurs.  Je  suis  ibîen  certain, 
néanmoins,  que  leur  «vis  ne  serait  pasrnégatifsi  on  les  «oœultait 
sur  une  bonne  loi  de  prestations  obligatoires  pour  tous,  chrétiens 
et  musulmans. ..  et  ce  aérait  justioe  1 

En  arrivant  au  bas  de  la  côte,  on  traverse  le  fleuve  Bosna,  qui 
sort,  non  loin  de  là,  du  mont  Igman,où  ses  nombreuses  sources  se 
réunissent  tout  de  suite  pour  former  une  belle  rivière  de  20  mètres 
de  large  qui  fertilise  la  riche  plaine  de  Serajewo,  Serajéko  polje. 
On  se  rend  compte  sans  peine,  en  la  voyant  de  cet  endroit,  du  motif 
qni  a  fait  pheer  historiquement  et  économiquement. la  capitale  de 
la  Bosnie  dans  la  plaine  de  Bosnaï-Seraï;  cette  plaine  est,  en  effet, 
la  plus  large  vallée  de  la  province,  et  une  grande  ville  pourrait  assez 
facilement  y  trouver  sa  subsistance;  partout  ailleurs,  il  eîtt.  fallu 
des  transporta  énormes 'pour  nourrir  la  population» 


Y"  de  Càu  m  Saint- Aïmocr. 


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LA. 


MPBODÏÏOÏÏON  IRTIirCIELLE 


DES 


MINÉRAUX   ET    DES   ROCHES 


Chaque  science  a.  ses  procédés  particuliers  d'investigation.  Dans 
les  sciences  physiques,  l'expérimentation  est  ea  général  employé» 
de  préférence,  tandis  que  dans  les  sciences  naturelles  T observation 
est  principalement  mise  en  œuvre.  Chacune  des. deux  méthodes  a 
ses  avantages*  et  Ja  choix  à  faire  entre  elles  dépend  évidemment  du; 
sujet  auquel  elles  s'appliquent  et  du  génie  propre  à  celui  qui  en 
fait  usage.  Le  champ  de  L'expérimentation  s'agrandit. chaque  jour  Su 
mesure  que  les  sciences  font  de.  nouvelles  conquêtes,  mais  le 
domaine  de.  l'observation  est  loin  de:  s'appauvrir;,  car  il  renferma 
des  trésors  inépai  sables;  c'est  pourquoi  aucune  des  deux  méthodes! 
afest  appelée  dans  l'avenir  à  rester  seule  maltresse  au*  détriment  de» 
Vautre;  tout  fait. présager,  au  contraire,  qu'elles  se. combineront  do 
plus  en  plus  et  que  leur  union  deviendra  chaque  jour  pi  os  .étroite  et 
plus  féconde.  Déjà,  du  côté  des  sciences  physiques,  noua  voyons  lob-  - 
servation  jouar  uni  grand  rôle  dans  l'étude  des.  phénomènes  cosmi- 
ques, et,  d'autre  part,  dans  les  sciences  naturelles*  la  physiologie  or- 
ganique est  venue  montrer  tout  le  fruit  que  Ton  pouvait  attendre  da 
l'expérimentation^.  Mais  Tua  des  résultats  les  plusisappaas  de  l'heu- 
reuse association  dés  deux  méthodes  est  celui  qu'a  fourni  leuff  apptt^ 


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172  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

cation  à  la  science  des  minéraux  et  des  roches.  Ces  matériaux,  après 
avoir  été  attentivement  étudiés  et  connus  dans  les  particularités  les 
plus  intimes  de  leur  constitution,  sont  devenus  l'objet  de  recherches 
ayant  pour  but  leur  reproduction  artificielle.  La  nature  avait  opéré  à 
profusion  de  merveilleuses  cristallisations  minérales,  mais  elle  cachait 
jalousement  le  secret  de  ses  procédés  de  travail.  Le  savant  appelé  à 
contempler  ces  produits  n'a  pu  se  contenter  d'en  admirer  la  variété 
et  l'arrangement  ;  il  a  voulu  en  découvrir  la  source  et  le  mode  de  for- 
mation, et,  pour  cela,  il  a  fait  appel  à  l'expérience  appuyée  sur 
l'observation  et  contrôlée  par  elle.  Telle  est  l'origine  des  travaux  de 
synthèse  appliquée  à  la  matière  inorganique.  Dans  cette  voie,  beau- 
coup de  découvertes  sont  encore  à  faire,  mais  les  succès  sont  déjà 
assez  nombreux  et  assez  importans  pour  que  leur  histoire  mérite 
d'être  retracée. 

Les  roches  cristallines  sont  pour  la  plupart  composées  de  miné- 
raux divers  ;  ce  sont  des  agrégats  complexes.  Avant  d'en  tenter  la 
reproduction  artificielle,  on  a  songé  tout  d'abord  à  celle  de  leurs 
élémens,  et  pendant  longtemps,  c'est  à  ce  but  limité  que  se  sont 
bornés  les  efforts  des  expérimentateurs.  Un  travail  mémorable  de 
Gay-Lussac  ouvre  le  champ  d'études.  Ce  savant,  dans  un  voyage 
qu'il  avait  fait  au  Vésuve,  en  1821,  avait  remarqué  la  multiplicité 
des  produits  cristallisés  que  déposent  les  fumées  acides  du  volcan. 
L'une  de  ces  matières,  un  oxyde  de  fer,  qui,  sous  forme  de 
lamelles  miroitantes,  tapisse  les  fentes  incandescentes  des  cratères, 
avait  particulièrement  attiré  son  attention.  Ce  produit  prenait  nais- 
sance, sous  les  yeux  mêmes  des  visiteurs,  par  une  réaction  mutuelle 
des  gaz  et  des  vapeurs  volcaniques.  Pouvait -on  reproduire  de 
toutes  pièces  le  phénomène?  Gay-Lussac  n'hésita  pas  à  répondre 
affirmativement.  De  retour  à  Paris,  il  imita  dans  son  laboratoire 
l'opération  de  la  nature.  Des  vapeurs  de  chlorure  de  fer,  sembla- 
bles à  celles  qui  se  dégagent  sur  les  flancs  du  Vésuve,  furent  intro- 
duites dans  un  tube  chauffé  au  rouge  mélangées  avec  de  la  vapeur 
d'eau.  Aussitôt,  dans  les  parties  froides  de  l'appareil,  parurent  des 
lamelles  À  reflets  métalliques,  identiques  à  l'oxyde  de  fer  du  volcan. 
Gay-Lussac,  poussant  plus  loin  encore  l'imitation  de  ce  qu'il  avait 
constaté  sur  place,  fit,  dans  une  seconde  expérience,  intervenir  les 
matières  qui,  dans  les  éruptions,  engendrent  le  chlorure  de  fer  lui- 
même.  Le  chlorure  de  sodium,  la  vapeur  d'eau  et  les  minéraux 
ferrugineux  des  laves  lui  fournirent  de  nouveau  les  cristaux  miroi- 
tans  du  Vésuve.  La  démonstration  cherchée  était  complète.  Ces 
expériences  sont  demeurées  célèbres  dans  les  annales  de  la  science; 
plus  qu'aucune  autre,  elles  ont  contribué  à  la  gloire  de  l'illustre 
physicien. 


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LA  REPRODUCTION  DES  MINERAUX.  173 

Cependant  le  minéral  reproduit  par  Gay-Lussac  n'est  jamais  qu'un 
élément  accessoire  dans  les  roches;  d'ailleurs  les  conditions  dans 
lesquelles  on  venait  de  l'obtenir,  identiques,  il  est  vrai,  à  celles 
qui  président  à  sa  production  dans  les  volcans,  sont  certainement 
différentes  de  celles  qui  lui  ont  donné  naissance  dans  la  plupart  des 
autres  gisemens  naturels.  Aux  yeux  des  géologues,  ces  considéra- 
tions diminuaient  beaucoup  l'importance  du  résultat.  L'oxyde  de 
fer,  disait-on,  n'est  qu'un  produit  chimique;  jamais  on  ne  fera  cris- 
talliser les  véritables  élémens  des  roches;  la  silice  et  les  silicates 
résisteront  toujours  à  toutes  les  tentatives  de  reproduction;  la 
nature  dispose  d'un  laps  de  temps  indéfini  et  de  forces  illimitées. 
Comment  espérer  réaliser  dans  un  cbétif  laboratoire  ce  qu'elle  a 
produit  avec  des  moyens  aussi  puissans?  Pourtant,  dès  1823,  un 
fait  des  plus  concluans  répondait  à  ces  objections.  Un  jour,  pendant 
l'une  des  séances  de  l'Institut,  Berthier,  alors  professeur  de  chimie 
à  l'École  des  mines,  soumit  à  l'examen  de  ses  collègues  de  l'Aca- 
démie des  cristaux  noirs  supportés  par  un  fragment  pierreux.  Cor- 
dier,  prpfesseur  de  minéralogie  au  Muséum,  fut  particulièrement 
appelé  pour  déterminer  la  nature  du  minéral  en  question.  Après 
l'avoir  considéré  quelques  instans,  il  répondit  sans  hésiter  que 
c'était  un  pyroxène,  silicate  de  fer  et  de  magnésie,  commun  dans 
la  nature,  et  il  ajouta  même  que  l'échantillon  soumis  à  son  appré- 
ciation devait  venir  d'une  localité  du  Tyrol  bien  connue  des  natu- 
ralistes. Grande  fut  sa  stupéfaction,  lorsque  Berthier,  retournant 
le  support  des  cristaux,  montra  que  c'était  un  fond  de  creuset. 
Les  cristaux  étaient  bien  du  pyroxène,  mais  ils  étaient  artificiels. 
Berthier  les  avait  obtenus  en  fondant  un  mélange  en  proportions 
convenables  de  silice,  de  magnésie  et  d'oxyde  de  fer,  et  en  lais- 
sant ensuite  refroidir  lentement  le  creuset. 

Ce  résultat  ne  fut  pas  le  seul  auquel  il  arriva;  le  même  mode 
opératoire  lui  servit  pour  obtenir  quelques  autres  silicates  cristalli- 
sés. 11  semblait  ainsi  avoir  trouvé  une  méthode  féconde;  cepen- 
dant il  ne  tarda  pas  à  s'arrêter  dans  ce  genre  de  recherches.  Décou- 
ragé par  plusieurs  essais  infructueux,  il  considéra  lui-même  les 
succès  qu'il  avait  obtenus  comme  purement  fortuits,  et,  malgré 
les  encouragemens  de  Mitscherlich,  il  dirigea  d'un  autre  côté  ses 
travaux  de  laboratoire. 

Les  expériences  de  synthèse  minérale  ne  furent  reprises  que 
plus  de  vingt  ans  après.  On  naturaliste,  qui,  pendant  le  cours  de 
sa  longue  carrière,  n'a  jamais  mis  en  œuvre  que  l'observation,  Élie 
de  Beau  mont,  peut  néanmoins  être  considéré  comme  le  promoteur 
de  cet  effort  nouveau.  Dans  les  leçons  qu'il  fit  au  Collège  de  France 
en  1845  et  1846,  il  exposa  avec  une  clarté  saisissante  les  données 


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I7i  BEVUE   DBS  DEUX  MORDIS. 

que  ses  patientes  études  sur  le  terrain  lui  avaient  fournies  relati- 
vement à  l'origine  des  roches.  Ge  sujet  donnait  lieu  à  de  vives  contro- 
verses entre  les  géologues;  il  se  fit  juge  delà  discussion,  signalant 
les  produits  formés  par  fusion  à  la  manière  des  laves,  indiquant  les 
roches  dans  la  genèse  desquelles  l'eau  et  là  pression'  étaient  inter- 
venues, déclarant  qu'un  certain  nombre  de  minéraux  avaient  été 
engendrés  par  une  réaction  mutuelle  de. vapeurs  à  haute  tempéra- 
ture. La  grande  autorité  de  l'illustre  professeur,  la  netteté  des 
preuves  dont  il  appuyait  son  argumentation  firent  une  profonde 
impression  dans  le  monde  savant.  Les  conséquences  expérimen- 
tales ne  se  firent  pas  attendre.  Ebelmen,  que  des  travaux  remar- 
quables de  chimie  avaient  fait  appeler  à  la  direction  de  la  mamrfao*» 
ture  de  porcelaine  de  Sèvres,  mit  à  profit  sa  situation  privilégiée 
pour  entreprendre  une  série  d'ingénieuses-  expériences. 

On  sait  que  la  plupart  des  matières  solubles  dans  un  liquide  cris- 
tallisent facilement  quand  on  évapore  doucement  le  véhicule  qui 
les  tient  en  dissolution;  c'est  ainsi,  par  exemple,  que  feau  aban- 
donne à  l'état  de  cristaux  presque  tous  les  sels  qu'elle  peut  dis- 
soudre. On  pouvait  donc  penser  que  l'on  obtiendrait  à  l'état  cris- 
tallisé les  oxydes  des  roches  naturelles  m  l'on  disposait  d'un 
dissolvant  de  ces  corps  susceptible  d'être  chassé  par  volatilisation. 
Ebelmen  sut  trouver  le  réactif  en-  question.  Parmi  les  substances 
qu'emploient  journellement  les  fabricans  de  porcelaines  et  d'émaux, 
il  en  est  une,  l'acide  borique,  qui  remplit  les  conditions  cherchées. 
Cet  acide  est  un  corps  solide  qui*  fond  à  la  température  du  rouge 
sombre  et  possède  alors  la  propriété  de  dissoudre  les  oxydes;  en 
outre,  à  une  température  plus  élevée,  il  peut  être  entièrement  réduit 
en  vapeurs.  Partant  de  la  connaissance  de  ces  faits,  Ebelmen  intro- 
duisit dans  les  fours  de  Sèvres  des  capsules  de  platine  dans  les- 
quelles il  avait  placé  une  certaine  quantité  d'acide  borique  mélan- 
gée aux  élémens  chimiques  des  corps  qu'il  voulait  faire  cristalliser. 
La  fusion  du  mélange  était  aisée;  la  volatilisation  de  l'acide  borique 
présentait  plus  de  difficultés.  Le  chauffage  au  rouge  blanc  était 
maintenu  sans  interruption  pendant  plusieurs  jours  et  plusieurs 
nuits;  l'acide  borique  s'évaporait  avec  une  extrême  lenteur;  puis, 
l'opération  terminée-,  chaque  vase  de  platine  se  montrait  revêtu 
d'une  riche  parure  de  cristaux.  Des  émeraudes,  des  spinelles,  des 
rubis,  des  saphirs,  du  rutile,  des  silicates  divers  possédant  la  dureté, 
l'éclat,  les  nuances  des  minéraux  naturels*  furent  ainsi  obtenus. 
Dans  la  détermination  des  formes  cristallographiquee,  de  même  que 
dans  l'étude  des  propriétés  optiques  de  ces  produits,  Ebelmen  fit 
preuve,  comme  minéralogiste  observateur,  d'une  habileté  égale  à 
celle  qu'il  avait  déployée  dans  la  marcha  de  son  expérimentation. 


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LA  REPRODUCTION  DES  MINÉRAUX.  175 

Parmi  les  produits  qui  furent  étudiés  de  la  sorte,  ceux  qui  se 
rattachent  à  la  famille  des  spinelles  méritent  une  mention  particu- 
lière. La  nature  ne  les  présente  jamais  à  l'état  de  pureté;  doués 
d'une  même  forme  cristallographique,  constitués  d'après  la  même 
formule  atomique,  ils  passent  les  uœ  aux  autres  par  degrés  insen- 
sibles, échangeant  en  toutes  proportions  leurs  élémens  chimiques, 
.de  telle  sorte  que,  dans  les  roches,  on  ne  trouve  jamais  que  des 
composés  intermédiaires  entre  les  types  divers  dont  la  théorie  admet 
l'existence-  Non-seulement  Ebelmen  réalisa  ces  types  rigoureuse- 
ment purs  et  nettement  individualisés,  mais,  conservant  pour  ainsi 
dise  le  même  moule,  il  sut  en  produire  d'autres  qui  ne  figuraient 
pas  dans  la  série  connue.  Cette  fois,  la  nature  était  dépassée  dans 
son  œuvre;  une  famille  minéralogique  qu'elle  avait  laissée  inachevée 
se  trouvait  complétée  par  l'adjonction  de  nouveaux  membres. 

Les  résultats  de  ces  travaux  furent  accueillis  du  monde  scienti- 
fique avec  la  faveur  qu'ils  méritaient;  des  récompenses  de  tout  genre 
furent  décernées  au  jeune  savant;  l'avenir  semblait  lui  sourire, 
cependant  un  échec  cruel  l'attendait.  Une  place  étant  devenue 
vacante  à  l'Académie  dans  la  section  de  minéralogie,  un  compéti- 
teur dont  nous  allons  avoir  également  à  célébrer  les  mérites,  de 
Sénarmont,  lui  fut  préféré.  Ce  fut  un  coup  terrible  pour  lui;  quel- 
ques mois  après,  il  était  rapidement  enlevé  par  une  mort  imprévue. 
Le  deuil  fut  général  dans  le  monde  savant;  chacun  sentait  la  perte 
irréparable  que  l'on  venait  de  faire;  aujourd'hui  encore,  après  trente 
ans  écoulés,  ceux  qui  ont  connu  Ebelmen  parlent  de  lui  avec  une 
sympathique  émotion. 

Sénarmont  lui  a  survécu  seulement  quelques  années»  mais,  dans 
sa  trop  courte  carrière,  il  a  eu  le  temps  de  mettre  à  profit  les  heu- 
reuses qualités  dont  il  était  doué  et  d'acquérir  la  haute  influence  à 
laquelle  il  avait  droit  par  sa  vaste  et  puissante  intelligence.  Mathé- 
maticien, physicien,  minéralogiste,  géologue,  chimiste,  il  a  su  faire 
progresser  toutes  les  sciences  dont  il  s'est  occupé,  s'appuyant  sur 
chacune  d'elles  pour  faire  avancer  les  autres.  Les  calculs  les  plus 
compliqués  n'étaient  qu'un  jeu  pour  lui;  les  hautes  conceptions  de 
la  physique  se  présentaient  en  pleine  lumière  à  son  esprit;  la  miné- 
ralogie le  charmait  ;  les  grandes  questions  géologiques  le  passion- 
naient; enfin  il  appréciait  pleinement  l'utilité  pratique  de  la  chimie 
comme  guide  et  comme  moyen  de  contrôle  dans  les  expériences. 
Néanmoins  il  n'était  pas  né  expérimentateur;  chaque  fois  qu'il  entre- 
prenait une  de  ces  délicates  manipulations  dont  les  résultats  l'ont 
illustré,  il  éprouvait,  disait- il,  une  sorte  de  frissonnement;  mais  il 
savait  surmonter  ces  appréhensions,  certain  qu'il  était  d'avance 
du  succès  de  son  travail.  Les  expériences  gynthéric^ies  qu'|l  j^gflUre- 


176  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

prises  ont  eu  pour  point  de  départ  l'observation  de  ce  qui  se  passe 
dans  la  nature. 

La  plupart  des  minéraux  qui  remplissent  les  filons  y  ont  été  ame- 
nés en  dissolution  dans  des  eaux  chaudes  semblables  aux  eaux 
minérales  de  l'époque  actuelle.  Ces  eaux,  provenant  des  grandes 
profondeurs,  y  possèdent  une  température  élevée  et  sont  mainte- 
nues à  l'état  liquide  par  l'énorme  pression  qu'elles  supportent. 
Quand  elles  arrivent  dans  des  parties  plus  froides,  elles  sont  char- 
gées de  matières  qu'elles  ont  empruntées  aux  roches  sous-jacentes, 
et  déposent  des  minéraux  cristallisés  divers  sur  les  parois  des  fentes 
dans  lesquelles  elles  circulent.  Il  s'agissait  d'imiter  expérimentale- 
ment ces  conditions  géologiques  naturelles.  Le  procédé  mis  en  pra- 
tique par  Sénarmont  a  consisté  à  chauffer  en  vase  clos  pendant 
plusieurs  jours,  à  des  températures  s' élevant  jusqu'à  400  degrés, 
de  l'eau  contenant  les  réactifs  de  l'expérience.  Tantôt  les  matières 
étaient  mises  directement  en  suspension  dans  le  liquide,  tantôt  l'un 
des  élémens  de  la  réaction  chimique  prévue  était  introduit  dans 
une  ampoule  en  verre  que  la  chaleur  faisait  éclater,  de  telle  sorte 
que  le  mélange  ne  s'effectuait  qu'après  fermeture  de  l'appareil. 
Quand  la  température  de  l'eau  ne  devait  pas  dépasser  180  degrés, 
un  vase  en  grès  ou  même  en  verre  épais  pouvait  être  employé,  mais 
pour  les  expériences  faites  à  des  températures  plus  élevées,  le  tube 
contenant  le  liquide  de  l'opération  était  renfermé  dans  un  canon 
de  fusil  hermétiquement  scellé  ou  clos  avec  un  obturateur  à  vis. 
Malgré  le  soin  apporté  à  cette  fermeture,  quelquefois  l'énorme 
pression  développée  dans  l'intérieur  de  l'appareil  déterminait  des 
fuites  ou  même  de  violentes  explosions;  mais  l'opérateur  persévé- 
rait, et  l'essai  recommencé  donnait  infailliblement  le  résultat  attendu. 
Le  tube,  après  refroidissement,  était  ouvert  avec  précaution,  et, 
dans  son  intérieur,  on  trouvait  une  poudre  cristalline  dont  il  res- 
tait à  vérifier  la  composition  et  les  propriétés  physiques.  C'est  dans 
ce  contrôle  que  Sénarmont  excellait  ;  le  goniomètre  et  le  micro- 
scope semblaient  entre  ses  mains  acquérir  une  précision  particu- 
lière. Le  résultat  de  ces  belles  expériences  a  été  la  reproduction  de 
presque  tous  les  minéraux  des  filons  métallifères;  des  sulfures,  des 
arséniures  simples  ou  complexes,  des  sulfates,  des  carbonates  ont 
été  obtenus  ainsi  en  petits  cristaux  semblables  à  ceux  des  gise- 
mens  naturels;  mais  l'œuvre  principale  de  Sénarmont  a  été  la  cris- 
tallisation du  quartz.  Ce  corps,  que  l'on  rencontre  en  extrême  abon- 
dance dans  les  filons  et  dans  les  roches,  avait  résisté  jusqu'alors  à 
toutes  les  tentatives  des  chimistes  pour  le  faire  cristalliser;  à  la 
place  du  cristal  de  roche,  les  réactions  des  laboratoires  ne  donnaient 
qu'une  matière  gélatineuse  ou  qu'une  poussière  blanche  dépourvue 


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LA  REPRODUCTION  DES   MINERAUX.  177 

de  consistance  et  d'éclat.  Un  chauffage  à  350  degrés,  en  vase  clos, 
transforma  la  silice  gélatineuse  en  petits  cristaux  couverts  de  facettes 
brillantes,  identiques,  par  leur  forme  et  par  leurs  propriétés  opti- 
ques, à  ceux  de  la  nature.  Cette  découverte  est  un  fait  capital  dans 
l'histoire  des  synthèses  minérales  ;  son  importance  au  point  de  vue 
géologique  est  telle  qu'aujourd'hui  encore  elle  fait  pâlir  les  plus 
beaux  travaux  synthétiques,  et,  à  l'époque  de  sa  publication,  c'est 
elle  qui,  malgré  les  mérites  incontestés  d'Ebelmen,  assura  le  triomphe 
de  son  heureux  rival. 

Dans  le  même  temps,  la  méthode  inaugurée  par  Gay-Lussac  fut 
reprise  avec  succès  par  Durocher  et  par  M.  Daubrée.  Guidés  l'un  et 
l'autre  par  l'observation  des  phénomènes  géologiques,  ces  deux 
savans  fournirent,  pour  ainsi  dire,  la  preuve  palpable  des  moyens 
employés  par  la  nature  dans  quelques-unes  de  ses  œuvres  les  plus 
complexes.  Durocher  mit  en  relief  certaines  actionsq  ue  peut  exer- 
cer à  haute  température  l'hydrogène  sulfuré,  gaz  que  les  canaux 
souterrains  transportent  fréquemment  et  amènent  à  la  surface  du 
sol.  En  le  faisant  réagir  au  rouge  sur  les  chlorures  de  divers  métaux, 
il  produisit  des  sulfures  remarquablement  cristallisés. 

M.  Daubrée  décomposa  par  la  vapeur  d'eau,  dans  les  mêmes 
conditions,  certains  chlorures  volatils,  et  comme  résultat  obtint  des 
oxydes  en  cristaux  d'une  netteté  et  d'une  pureté  parfaites.  Parmi 
les  reproductions  artificielles  qu'il  effectua  en  se  servant  de  cette 
méthode,  il  faut  surtout  citer  celle  de  l'acide  stannique.  Ce  corps; 
connu  des  minéralogistes  sous  le  nom  de  cassitérite,  est  le  minerai 
d'étain  le  plus  répandu;  il  a  donc,  à  ce  titre,  une  importance 
métallurgique  considérable.  On  ne  le  rencontre  en  filons  que  dans 
des  terrains  très  anciens  ;  comment  y  avait- il  pris  naissance?  Quels 
agens  l'y  avaient  déposé?  Les  observations  des  géologues  répon- 
daient déjà  qu'il  y  provenait  d'une  destruction  de  composés  volatils, 
mais  l'expérience  pouvait  seule  trancher  la  question.  Habilement 
exécutée,  elle  a  résolu  complètement  cet  intéressant  problème  géo- 
logique. 

On  doit  aussi  à  M.  Daubrée  des  perfectionnemens  notables  appor- 
tés à  la  méthode  de  Sénarmont  pour  les  reproductions  par  voie 
humide  en  vase  clos  à  haute  température.  Il  a  su  pousser  le  chauf- 
fage des  tuées  jusqu'à  700  degrés.  Dans  ces  conditions,  le  verre 
subit  d'étranges  altérations  ;  il  perd  sa  transparence,  se  gonfle  et 
se  transforme  en  un  agrégat  de  cristaux.  Non-seulement  du  quartz 
se  forme  en  abondance,  mais,  si  le  verre  renferme  du  fer  et  de  la 
magnésie  dans  sa  constitution,  on  voit  apparaître  des  petits  cristaux 
▼erdâtres  de  pyroxène.  Ce  minéral  peut  donc  avoir  une  double  ori- 
gine; Berthier  l'avait  reproduit  par  voie  sèche;  l'expérience  de 
ma  vr.  —  1S83.  ** 


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178  REVUE  DBS  DEUX  MONDES* 

H.  Daubrée  montre  qu'il  peut  aussi*  être  engendré  par  voie  humide* 
Notons  que  ce  résultat  curieux  avait  été  prévu  par  les  géologues, 
d'après  l'examen  des  gisemens  du  minéral;  l'observation  avait 
devancé  l'expérimentation. 

La  période  scientifique  mémorable  dont  ^histoire  vient  d'être 
esquissée  ee  termine  en  1852.  Aoette  date,  Ebelmen  et  Durocber 
ont  disparu,  Sénarmont  a  interrompu  ses  travaux.  Jusqu'en  1858, 
le  mouvement  languit;  mais  alors  Henri  Sainte-Glaire  Deville,  qui 
jusqu'alors  s'était  occupé  exclusivement  de  chimie  pure,  ranime  les 
recherches  de  synthèse  minérale  et  bientôt  en  prend  la  direction. 
Avant  de  relater  les  modes  opératoires  qu'il  a  mis  en  usage  et  les 
résultats  qui  en  ont  été  le  fruit,  je  veux  essayer  de  donner  une  idée 
du  génie  sympathique  de  cet  homme  éminent;  j'espère  ainsi  faire 
comprendre  l'influence  considérable  qu'il  a  exercée  durant  sa  vie  et 
la  profondeur  du  sillon  creusé  par  lui  dans  le  domaine  scientifique 
spécial  qui  nous  intéresse. 

Quand  il  a  commencé  ses  premiers  travaux,  la  chimie  minérale 
semblait  explorée  dans  ses  parties  essentielles;  on  croyait  qu'il 
n'y  restait  plus  à  faire  que  des  trouvailles  d'ordre  secondaire. 
Telle  n'était  pas  son  opinion,  et,  à  l'appui  de  sa  manière  de  voir,  il 
citait  à  ceux  qui  développaient  devant  lui  ces  réflexions  découra- 
geantes une  foule  de  questions  dont  l'examen  ne  pouvait  manquer 
d'être  fructueux.  Jamais  il  n'éprouvait  le  moindre  embarras  pour 
indiquer  un  sujet  de  travail  intéressant,  et,  chose  remarquable,  ceux 
qui,  guidés  par  ses  conseils,  entreprenaient  une  série  de  recherches 
se  sentaient  bientôt  capables  de  marcher  seuls  au  sortir  de  sa  vail- 
lante main.  Un  essai  commencé  lui  fournissait  aussitôt  des  élémens 
de  travail  nouveaux  ;  des  aperçus  lumineux  jaillissaient  comme  des 
éclairs  de  ses  moindres  réflexions  et  venaient  surprendre  ceux  qui 
l'entouraient.  Personne  ne  l'a  surpassé  dans  l'art  des  manipulations; 
il  était  d'une  habileté  incomparable.  A  la  fois  audacieux  et  prudent, 
il  entreprenait  des  expériences  qu'un  esprit  timide  aurait  à  peine 
conçues  et  les  menait  à  bonne  fin,  et  pourtant  il  est  loin  d'avoir 
effectué  tous  les  projets  de  travail  dont  il  avait  dressé  le  plan  et 
pressenti  les  résultats.  En  vain,  durant  quarante  ans,  il  s'est  livré- à 
un  labeur  incessant;  en  vain,  il  s'est  associé  des  collaborateurs 
zélés  ;  ses  projets  d'expérience  n'ont  été  réalisés  qu'à  demi.  Cette 
riche  organisation,  animée  des  dons  les  plus  brillans  de  l'esprit, 
semblait  formée  pour  les  agitations  de  la  vie  mondaine;  étendant 
elle  a  choisi  pour  asile  l'enceinte  d'un  laboratoire,  mais  dans  cet 
étroit  espace  quelle  exubérance  de  vie  elle  a  manifestée  I  Chaque 
jour  y  a  été  signalé  par  la  découverte  ou  la  vérification  de  quelque 
fait  scientifique  important;  autour  du  maître  vénéré  régnait  un 


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LA  RKFfiaSBCIXOH   DES   MINÉ  H  AUX.  179 

entrain  incessant.  Environné  de  disciples  heureux  de  recevoir  ses 
inspirations,  il  répandait  avec  largesse  les  trésors  de  son  esprit^  eti 
bien  dea  fais  il  a  tu  fructifier  la  moisson  dont  il  avait  été  le  semeur. 

Le  laboratoire,  peuplé  de  sa  phalange  ordinaire  de  travailleurs, 
était,  en  mitre,  un  lieu  de  rendez-vous  pour  tons  les  savons  du. 
dehors.  On  y  trouvait  un  accueil  aimable  et  bienveillant,  des  avis 
utiles  et  même,  au  besoin,  une  place  et  des  instrument  de  travail. 
Sénarmont,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  en  a  été  l'un  des 
visiteurs  assidus  et  familiers».  L'anecdote  suivante,  dont  j'emprunte 
le  récit  à  l'éloge  de  l'illustre  naturaliste  par  M.  Bertrand,  donne  une 
idée  des  relations  qui  l'unissaient  à  Sainte-Glaire  Deville  et  du  carac- 
tère des  deux  savans»  a  Un  jour,  dans  le  laboratoire  de  l'École  nor- 
male, Sénarmont  avait  suivi  avec  une  curiosité  émue  la  cristallisa» 
tion  siintéressante  et  si  ingénieusement  obtenue  du  silicium.  Sainte- 
Claire  Deville,  heureux  de  son  invention,  coorant  à  son  goniomètre, 
trouve  un  angle  de  cristal  égal  à  71°  30'  et  s'écrie  plein  de  joie  :  «  D' 
appartient  au  système  régulier,  c'est  un  diamant  de  silicium!  »  Sénar- 
mont répète  la  mesure,  trouve  à  peu  près  le  même  angle,  mais 
conserve  quelques  doutes.  Il  emporte  le  précieux  cristal  et  revient 
le  lendemain  :  «  Vous  vous  êtes  trompé,  dit-il,  c'est  un  rhom~ 
hoèdre  dont  un  angle  est  égal  accidentellement  à  un  de  ceux  du 
système  régulier.  »  Puis  il  montre  des  facettes  incompatibles  avec 
une  cristallisation  semblable  à  celle  du  diamant.  Deville  s'incline 
devant  une  autorité  incontestée  ;  il  communique  sa  découverte  à 
r Académie  des  sciences,  rend  compte  de  ses  premières  illusions  et 
des  judicieuses  critiques  qui  l'y  ont  fait  renoncer.  A  peine  le  Compte 
rendu  estr-il  imprimé,  qu'il  voit  accourir  Sénarmont  très  sérieuse- 
ment mécontent  :  «  Pour  qui  me  prenez-vous?  dit-il.  Si  je  viens  dans 
votre  laboratoire,  si  j'y  suis  admis  à  tout  voir  et  à  tout  manier, 
croyezrvous  que  ce  soit  pour  vous  imposer  un  collaborateur  et  atta- 
cher mon  nom  à  vos  découvertes?  Je  suis  très  mécontent  que  vous 
m'ayez  ché;  si  voua  recommencez,  je  n'y  reviendrai  plus.  »  A  quel- 
ques jours  de  là,  on  refait  l'expérience.  Sénarmont  examine  les 
cristaux  ;  il  y  aperçoit  un  octaèdre.  Le  doute  n'était  plus  possible, 
la  nature  était  prise  sur  le  fait  :  «  Vous  aviez  raison,  dit-il  à  Sainte- 
Glaire  Deville;  mes  facettes  provenaient  du  groupement  de  plusieurs 
cristaux;  j'aurais  dû.  le  deviner  ;  je  suis  bien  aise  que  vous  m'ayez/ 
cité,  j'ai  ce  que  je  mérite;  cela  fait  mon  compte.  —  Vous  reconnais- 
sez donc,  lui  dit  Deville,  que  loyalement  je  devais  publier  l'obser- 
vation des  facettes  sous  votre  nom.  —  Eh  bien  1  oui,  répond  Sénar- 
mont, vous  êtesun  brave  homme...  et  moi  ausaL  »  Et  ils  s' embras- 
sèrent. 

L'honnêteté  scientifique  dont  Sainte-Claire  Deville  avait  fait 


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ISO  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

preuve  en  cette  occasion  loi  était  habituelle»  non-seulement  envers 
les  maîtres  de  la  science,  mais  encore  envers  le  plus  humble  de  ses 
élèves.  Une  collaboration  n'était  pas  pour  lui  un  simple  patronage  ; 
quand  il  avait  accepté  une  association,  sa  part  dans  le  labeur  com- 
mun était  considérable;  le  maître  et  l'élève,  oubliant  l'inégalité  de 
leur  rang,  confondaient  fraternellement  leurs  efforts.  Ces  circon- 
stances expliquent  la  somme  énorme  de  travaux  produits  en  quel- 
ques années  dans  le  laboratoire  de  l'École  normale.  L'impulsion  don- 
née subsistera  longtemps  encore,  malgré  le  vide  causé  par  la  mort 
de  celui  qui  en  a  été  le  promoteur. 

Les  synthèses  minérales  qu'il  a  effectuées  ont  été  opérées  par 
des  méthodes  diverses.  Ses  premières  recherches  ont  eu  pour  point 
de  départ  les  expériences  de  Gay-Lussac  et  de  M.  Daubrée  sur  la 
décomposition  des  substances  volatiles  à  haute  température.  Les 
chlorures  volatils  avaient  seuls  été  mis  en  œuvre  dans  les  expé- 
riences antérieures.  Après  avoir  exactement  déterminé  les  conditions 
de  décomposition  de  ces  agens  et  démontré  le  rôle  limité  qu'ils 
avaient  joué  dans  la  nature,  il  fit  porter  ses  investigations  sur  une 
autre  classe  de  composés,  sur  les  fluorures,  dont  l'intervention  puis- 
sante aux  époques  anciennes  est  révélée  par  les  observations  géolo- 
giques. L'acide  fluorhydrique,  auquel  ces  corps  doivent  naissance, 
est  un  acide  doué  d'une  extrême  énergie;  peu  de  matières  résis- 
tent à  son  action,  aussi  la  production  des  fluorures  peut-elle  être 
considérée  comme  facile.  Ces  corps  une  fois  produits,  il  s'agissait  de 
les  soumettre  à  haute  température  à  des  actions  décomposantes.  Les 
chlorures,  en  se  détruisant  au  rouge,  engendrent  des  oxydes  cris- 
tallisés ;  de  même,  les  fluorures  devaient  en  développer,  mais  plus 
nombreux  et  plus  variés.  Vérifier  cette  conception  théorique  fut 
pour  Sainte-Glaire  Deville  l'œuvre  de  quelques  mois.  Un  collabora- 
teur distingué,  que  la  mort  devait  enlever  peu  de  temps  après, 
le  colonel  Caron,  lui  prêta  un  concours  dévoué;  une  série  d'expé- 
riences conduites  avec  art  fournirent  de  merveilleux  produits  ;  les 
collections  publiques  s'enrichirent  de  spécimens  aussi  beaux  à  la 
vue  qu'intéressans  pour  l'histoire  naturelle.  Des  rubis,  des  saphirs 
plus  brilians  et  plus  larges  que  ceux  d'Ebelmen,  du  corindon  vert, 
du  zircon,  du  rutile,  de  la  cymophane,  des  oxydes  cristallisés  se 
voient  encore  aujourd'hui  dans  les  vitrines  de  nos  musées  au  fond 
des  creusets  de  charbon,  où  ils  ont  pris  naissance  à  la  température 
du  rouge  blanc.  * 

Les  réactions  dont  s'était  servi  Sainte-Glaire  Deville  étaient  con- 
formes aux  données  naturelles  ;  aussi  avaient-elles  pour  les  géolo- 
gues une  valeur  bien  supérieure  à  celles  qui  avaient  été  employées 
par  Ebelmen;  cependant  une  objection  grave  subsistait.  L'acide 


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LÀ  REPRODUCTION  DES  MINÉRAUX.  181 

fluorhydrique  et  les  fluorures  ont  toujours  été  peu  abondans;  le 
fluor  qui  entrait  dans  leur  composition  n'a  pas  disparu,  et  si  l'on 
compare  sa  quantité  actuelle  dans  la  nature  à  celle  des  composés 
considérés  comme  engendrés  par  son  influence,  on  trouve  une  dis- 
proportion frappante.  Le  savant  chimiste  ne  se  méprit  pas  sur  la 
portée  de  l'argument  qui  lui  était  opposé,  mais,  au  lieu  de  se  perdre 
dans  une  discussion  sans  issue,  il  chercha  la  réponse  dans  des  expé- 
riences nouvelles.  Une  quantité  limitée  de  fluorure  peut-elle  engen- 
drer une  quantité  indéfinie  d'oxyde  cristallisé?  Telle  était  la  ques- 
tion posée.  L'énoncé  seul  de  cette  proposition,  étrange  en  apparence, 
aurait  fait  reculer  un  homme  de  science  moins  hardi.  Pour  lui,  il 
accepta  sans  arrière-pensée  le  problème  posé  en  ces  termes.  «  Je 
suis  habitué,  disait-il,  à  voir  l'utopie  de  la  veille  devenir  la  réalité 
du  lendemain.  »  Par  une  suite  de  preuves  expérimentales,  il  démon- 
tra la  possibilité  du  fait  énoncé  et  en  trouva  l'explication.  Citons 
seulement  l'une  de  ses  expériences  les  plus  simples.  Dans  un  tube 
chauffé  au  rouge  on  introduit  une  certaine  quantité  d'un  oxyde 
amorphe,  pulvérulent,  et  sur  la  substance  ainsi  chauffée,  on  fait 
passer  des  vapeurs  d'acide  fluorhydrique  ;  ces  vapeurs  sortent  du 
tube  à  l'extrémité  opposée,  et  on  les  y  recueille  avec  soin.  On 
constate  alors  qu'elles  ne  se  sont  modifiées  en  aucune  façon;  ni 
leur  constitution  ni  leur  quantité  n'ont  changé;  elles  sont  telles 
qu'elles  étaient  avant  de  pénétrer  dans  l'appareil.  Cependant  l'oxyde 
soumis  à  l'expérience  a,  sous  leur  influence,  subi  une  transforma- 
tion complète;  ce  n'était  avant  l'opération  qu'une  poussière  sans 
forme  et  sans  consistance;  maintenant  c'est  un  corps  admirable- 
ment cristallisé  qui  tapisse  de  ses  lamelles  étincelantes  les  parois 
intérieures  du  tube.  De  plus,  on  constate  encore  un  autre  phénomène 
curieux  :  l'oxyde  en  question  n'est  pas  volatil;  cependant  on 
observe  qu'il  s'est  transporté  durant  l'opération.  Si  on  Ta  déposé 
d'abord  du  côté  par  lequel  a  lieu  l'entrée  des  vapeurs,  c'est  vers 
l'extrémité  opposée  de  l'appareil  qu'on  le  trouve  accumulé  à  la  fin 
du  travail.  L'explication  de  ces  faits  intôressans  se  présente  pour 
ainsi  dire  d'elle-même  à  l'esprit  quand  on  connaît  les  propriétés 
chimiques  de  l'acide  fluorhydrique;  on  peut  la  résumer  comme  il 
suit  :  l'acide,  en  pénétrant  dans  le  tube,  attaque  les  premières  par- 
ticules d'oxyde  qu'il  rencontre  et  les  transforme  en  un  fluorure 
volatil;  puis,  le  fluorure  ainsi  produit,  se  décomposant  bientôt  à 
son  tour,  régénère  un  peu  plus  loin  l'oxyde  ;  seulement,  tandis  qu'il 
l'avait  pris  amorphe,  il  le  dépose  cristallisé.  De  plus,  l'acide  fluorhy- 
drique, qui  avait  fourni  l'un  des  élémens  du  fluorure,  se  trouve 
reproduit  par  la  destruction  de  celui-ci,  et  l'on  comprend  dès  lors 
qu'il  sorte  de  l'appareil  tel  qu'il  y  est  entré.  Ge  puissant  agent,  bien 


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182.  BBHJB.DB&  DETOQ  MOHMS*. 

qu'en  petite  quantité  dans  la  nature,  a  donc  pu  servir  à>la  formation 
de  beaucoup  de  minéraux;  il  a  suffi'  pour  cela-,  qu'après  avoir  con- 
tribué à  faire  aaitre  des.  cristalHsatiens  en  un  point,  il:  ait  été  trans- 
porté dans  un  autre  milieu,  également  favorable  à  la  reproduction* 
des  mêmes  phénomènesj  Les  expériences- de Saiflt^GltireDevi lie  et 
de  ses  principaux  élèves  r  Debrajn,  Troost,  Hfcutefeuillé,  se-  sont 
ensuite  étendues  à  d'autres  faite,  analogues-  et  ont  eu  pour  résultat 
de  prou  ver  qu'il  existe  plusieurs  substances  douées,  comme  l'acide 
fluorhydrique,  die  la  propriété  d'engendrer,  sous  uo  petit  volume, 
une  suite  indéfinie  de  cristallisations.  Ces»  corps  ont 'reçu  de  h»  le 
nom.  significatif  de  minérâbsateurs;  ce  sont,  en  effet,  les  agene 
naturels  qui  DHt  présidé  àj  la  production  d'un  gnand  nombre  de  miné- 
raux desi  filons  et  des  rocket 

Cette  importante  série  d'expériences  semblait  terminée  lorqu'une 
question  nouvelle  surgit  tout  à  coup;  €n»se  demanda  si' la  présence 
d'un,  mméralisateur  était  nécessaire»  pour' produire  à  haute  tempe-» 
rature  la  volatilisation  apparente* d'un  corps  fixet  (Test  encore  à  l'ex- 
périmentation que  le  savant  chimiste  fit-  appel  pour  résoudre*  ta 
question.  La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre.  Certains  corps  fixes, 
chauffés  au  rouge  blanc  dans  des  courans  ds>  gas  inertes,  sem- 
blaient» sans  intervention,  d*a«€un  minéraiisateur,  sabir  une  distil- 
lation véritable.  Quelle  explication  donner  à  dé  tels  faits?  Les  corps 
réputés  fixes  .n'étaient-ils  en  réalité  que  desisubstanoes' douées  d'une 
faible  volatilité?]  Cette  solution  était  séduisante  par  sa.  simplicité 
même;  pourtant  elle  n'était  pas>  la  vraie.  Sainte- Claire  lie  ville 
démontra  que;  le  phénomène  était  pies  complexe..  Il  fit  voir  que 
les  cojps  à  étémens*  chimiques)  multiples  sur' lesquels  qb  opérait 
se  décomposaient  par  l'effet  de  la  température,  élevée  à.  laquelle1 
on  les  exposait,  qu'ils  se  séparaient  est  élémens  volatils;  et  que 
ceux-ci^  se  répandantidaas  les  parties  moins  chaudes  de  l'appareil, 
se  reoombinaient  pour:  donner  de  nouveau  naissance  au  composé 
primitif.  Ce  n'était,  donc. pas  la  matière  soumise  àieapérience*  mais 
seulement  les  élémene  plus  si napiés  résultant  de  «udiesociMionjqui 
subissaient  une  vaporisation  àibaute;  température;.  L'acte  de;  la  cris- 
UdlisaÉion)  était. ainsi  précédé  d'un  phénomène  nécessaire  dontiil  na 
restait  aucune  trace  à  .la  fin  de  l'opération* 

Les  dissociations  à  l'examen  desquelles  neusi  venons  de  voir 
Sainto-GlaireDeville  conduit. par  le  besoin  de  résoudre  .un  problème' 
relanif  au»>  synthèses,  sont  bientôt  devenues  «nûre  ses  mains  on- 
sujet  d'études  capital.  La  question,  considérée  dansi  touta  sa  géné- 
ralité, forme  aujourd'hui  l'un  des  chapitres  les  plus  importaus  de  la 
chicaie  minérale^  et  les  données  sun  lesquelles  elle ireposB: consti- 
tuent ruades  plua  beaux  titres  d*  glape  dui  savant  qui  ksoa  flât 


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LA  BBPfiODUCTKkN   BfiS   ItttfÉHÀUX.  183 

*oûûn«rttre.  Mais  ilne  nousappartient  pas  de  dois;  appesantir  davan- 
tage sur  ce  sujet,  quelque  intéressant  qu'iltsoit. 

Pour  compléter  ce  qui  est  relatif  4  l'emploi  des  réactifs  volatils 
rcommemoysn  de  reproduction  artificieJle  des  minéraux,  nous  wons 
A  signaler,  un  remarquable  travail  de  Al.  Hautefeuilte»  entreprise  la 
suite  et  comme  continuation  de  ceux  de  Sainte<£kkô  Deville,  at  qui 
•cnnest  pour,  ainsi  .dire  l'achèvement. 

Lucide  âtaniqne  .se  présente  dans  la  .nature  sous  trois  formes 
.cristallines  distinctes,;  les  minéralogistes  disent  qu'il  .est  trimorphe, 
et  ses  trois  variétés»  nettement  séparées  par  eux  dans  les  classifi- 
cations en  usage*  ont  reçu  des  noms  différens.  Qn  connaissait,  par 
les  expériences  antérieures  d'Ebelmen  et  de  Sainte-Claire  Deville,  le 
rmode  de  production  de  l'une  .d'elles;  on  savait  qu'elle  prenait  nais- 
sance au  rouge  vif  par  la  décomposition  du  chlorure  ou  du  fluorure 
de  titane,  mais  on  ignorait  l'origine  dee  deux  autres.  M.  Bautefeuille 
a  fait  voir  qu'elles  .pouvaient  naître  aussi  de  l'emploi  des  mêmes 
réactifs  <et  .que  le  «résultat  dépendait,  uniquement  de  la  température 
miae  en  jeu  dans  l'opération.  Avec  un  art  consommé,  il  a  varié  les 
conditions  des  expériences,  de  manière  à  produire  à  son  gré  les  trois 
modifications  du  minéral,  imitant  jusqu'aux  moindres  particularités 
des  échantillons  naturels. 

Un  autre  élève  de  Sainte-Claire  Deville,  ML  Margottet,  a  employé 
encore  la  même  méthode  en  l'appliquant  à  la  reproduction  des  sul- 
fures, des  séléniures  et  d'autres  composés  analogues.  Ses  expé- 
riences méritent  d'être  rappelées  à  cause  de  leur  délicatesse  et  de 
Jeur  élégance.  Une  s'agit  plus  ici  dlopérations  effectuées.à  d'énormes 
températures^  tout  se  passe  au  plus  à  300  ou  400  degrés  dans  des 
tubes  de  verre.  Des  vapeurs  de  soufre  ou  de  sélénium,  entraînées 
par  un  courant  de  gaz  inerte,  sont  amenées  avec  précaution  à  la 
surface  d'un  métal;  aussitôt ila  surface  de  celui-ci  s'altère,  devient 
rugueuse  et  9e  couvre  de  protubérances  cristallines  ;  puis  ces  sail- 
lies s'accroissent  et  l'on  assiste  au  développement  d'une  génération 
de  cristaux  qui  grossissent  et  se  multiplient  devant  les  yeux  émer- 
veillés. Ces  produits,  identiques  de  forme  et  d'aspect  aux  minéraux 
correspondais  des  filons  métallifères,  peuvent  être  à  leur  tour 
détruits  par  une  action  réductrice;  un  courant  d'hydrogène  met  en 
liberté  le  métal  qui  entre  dans  cette  constitution  en  le  dotant  d'une 
structure  particulière  qui  donne  un  intérêt  tout  spécial  À  l'expé- 
rience. L'argent,  par  exemple,  provenant  de  la  réduction  du  sulfure 
se  présente  en  filamens  contournés  semblables  à  ceux  que  les  mineurs 
recueillent  fréquemment  danâ  les  filons  du  Mexique  ou  de  la  Nor- 
vège. Dans  l'expérience  de  M.  Maigottet,  l'argent  métallique  appa- 
raît au  début  de  Tqp$cation30us  forma.de  petites  .ajgreuos  in^plan- 


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184  RETUE  DES   DEUX  MONDES. 

tées  à  la  surface  des  cristaux  de  sulfure;  la  réduction  continuant, 
les  aigrettes  deviennent  des  fils  qui  s'allongent  et  grossissent  aux 
dépens  de  l'argent  sans  cesse  mis  en  liberté  par  l'hydrogène;  au 
bout  de  quelque  temps,  tout  se  transforme  en  longs  rubans  con- 
tournés en  spirale,  entremêlés  de  petits  fils  ressemblant  à  des  che- 
veux d'une  extrême  finesse. 

La  méthode  de  cristallisation  par  fusion,  pratiquée  par  Berthier, 
a  également  été  mise  en  usage  par  Sainte-Claire  Deville  et  par  ses 
élèves,  et  leur  a  fourni  de  remarquables  résultats.  Cependant,  dans 
le  laboratoire  de  l'École  normale,  elle  n'a  jamais  été  employée  dans 
sa  simplicité  primitive.  Les  silicates  fondus  ne  donnent  après  recuit 
et  refroidissement  que  des  cristaux  de  petite  taille,  intimement 
soudés  les  uns  aux  autres,  et  l'on  voulait  avant  tout  des  échantil- 
lons assez  volumineux  et  assez  isolés  pour  être  soumis  aux  manipu- 
lations goniométriques.  Une  modification  au  procédé  de  la  fusion 
simple  permet  de  tourner  la  difficulté.  Aux  matériaux  que  l'on  veut 
faire  cristalliser  on  ajoute  une  matière  facilement  fusible  et  soluble 
dans  l'eau.  Le  mélange,  porté  au  rouge,  fond,  et  des  cristaux  pren- 
nent naissance  dans  le  bain  incandescent,  comme  au  sein  d'un 
liquide  ordinaire  ;  puis,  après  refroidissement,  on  lave  à  l'eau  chaude 
le  culot  qui  s'est  formé  et  on  le  désagrège  ;  alors,  les  cristaux  déga- 
gés du  magma  qui  les  enveloppait  s'isolent  et  se  déposent.  Ce  pro- 
cédé, jadis  inauguré  par  Berthier,  venait  d'être  en  1852  employé 
avec  succès  par  Manross  en  Allemagne  et  par  Forchhammer  en 
Danemark,  mais  il  était  réservé  à  Sainte-Claire  Deville  et  à  ses  élèves 
de  montrer  tout  le  parti  que  Ton  en  pouvait  tirer.  Le  travail  de 
Sainte-Claire  Deville  et  Caron  sur  les  apatites  et  les  wagnérites  doit 
notamment  être  considéré  comme  un  modèle  dans  ce  genre  de 
recherches. 

L'apatite  commune  est  un  minéral  très  répandu  dans  la  nature 
et  très  important  au  point  de  vue  agricole  ;  car  c'est  de  lui  ou  des 
produits  de  sa  décomposition  que  provient  l'acide  phosphorique  qui 
entre  dans  la  composition  des  céréales.  L'analyse  chimique  signale 
parmi  ses  élômens  intégrans  le  chlore,  le  fluor,  l'acide  phospho- 
rique et  la  chaux.  Les  minéralogistes  désignent  sous  le  nom  de 
wagnérite  un  minéral  beaucoup  plus  rare,  renfermant  les  mêmes 
ôlémens  que  l'apatite,  mais  en  d'autres  proportions  et  avec  cette 
différence  que  la  magnésie  y  remplace  la  chaux.  L'apatite  et  la 
wagnérite  ont  des  formes  essentiellement  différentes.  Elles  n'appar- 
tiennent même  pas  à  un  système  cristallin  unique.  Les  matériaux 
chimiques  de  ces  minéraux  furent  fondus  avec  un  excès  de  chlo- 
rure do  sodium  par  Sainte-Claire  Deville  et  Caron.  Après  refroidis- 
sement du  culot,  le  chlorure  de  sodium  ayant  été  enlevé  par  un 


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LA  REPRODUCTION  DES  MINÉRAUX.  185 

lessivage  à  Veau  bouillante,  les  deux  savans  recueillirent  des  cris- 
taux de  wagnérite  quand  la  magnésie  avait  été  employée  comme 
base  du  mélange.  Ils  obtinrent  à  volonté,  par  un  artifice  ingénieux, 
soit  l'apatite,  soit  une  wagoérite  calcique,  lorsque  au  contraire  c'é- 
tait la  chaux  qui  avait  servi  de  base  dans  l'expérience.  Us  montrè- 
rent aussi  que  Ton  pouvait  à  son  gré  produire  des  composés  chlo- 
rés ou  fluorés;  mais  là  ne  s'arrêta  pas  leur  succès.  Ils  parvinrent 
avec  d'autres  oxydes  à  faire  naître  de  nouvelles  apatites  et  de  nou- 
velles wagnérites,  complétant  ainsi  deux  familles  minéralogiques 
que  la  nature  avait  laissées  imparfaites.  Certains  oxydes,  la  baryte, 
U  strontiane,  l'oxyde  de  plomb,  ne  leur  donnèrent  que  des  apatites; 
d'autres,  la  magnésie,  l'oxyde  de  fer,  l'oxyde  de  magnésie,  n'en- 
gendrèrent que  des  wagnérites.  La  chaux  pouvait  seule  faire  partie 
des  deux  groupes;  elle  était  donc  le  pivot  auquel  aboutissaient, 
pour  ainsi  dire,  les  deux  familles  minérales  en  question.  Ce  rôle  de 
la  chaux  avait  été  pressenti  d'après  d'autres  faits  du  domaine  de  la 
chimie  et  de  la  minéralogie,  mais,  dans  ce  cas,  les  prévisions  théo- 
riques recevaient  une  éclatante  confirmation.  Enfin,  un  élève  de 
Sainte-Claire  Deville,  M.  Lechartier,  achevait  l'œuvre  de  son  maître 
en  faisant  cristalliser  par  le  même  procédé  que  lui,  deux  séries  de 
composés  qui  sont  les  analogues  des  apatites  et  des  wagnérites,  car 
ils  n'en  diffèrent  que  par  la  substitution  de  l'acide  arsénique  à  l'a- 
cide phosphorique  ;  ils  présentent  les  mêmes  formules  chimiques  et 
possèdent  les  mêmes  propriétés  cristallographiques. 

La  méthode  de  cristallisation  par  fusion  au  sein  d'un  fondant  est 
l'une  des  plus  fécondes  qui  aient  été  employées  pour  la  reproduc- 
tion artificielle  des  minéraux;  aussi  la  voyons-nous  encore,  à  l'insti- 
gation de  Sainte-Claire  Deville,  mise  en  œuvre  par  plusieurs  de  ses 
élèves,  chacun  d'eux  la  modifiant  avec  art  suivant  la  nature  des 
minéraux  à  obtenir.  M.  Lechartier,  par  exemple,  se  sert  de  chlorure 
de  calcium  comme  fondant  pour  arriver  à  la  synthèse  de  divers  sili- 
cates; M.  Margottet  obtient  des  sulfo-arséniures  et  des  sulfo-auti- 
moniures  en  utilisant  le  soufre  ;  M.  Hautefeuille  reproduit  plusieurs 
des  minéraux  les  plus  importons  des  roches  éruptives,  en  prenant 
comme  matière  du  bain  de  fusion  des  tungstates  et  des  vanadates 
alcalins. 

.  Les  résultats  de  ces  belles  expériences  sont  assez  intéressans  pour 
que  nous  essayions  d'en  donner  un  rapide  aperçu.  Les  travaux  de 
M.  Lechartier  ont  porté  sur  les  pyroxènes  et  les  péridots.  Au  lieu  de 
se  borner,  comme  Bertbier,  à  la  reproduction  de  l'un  des  types  de 
ces  corps,  il  a  régénéré  les  diverses  variétés  qu'ils  sont  susceptibles 
de  présenter.  Il  y  avait  là  deux  familles  de  minéraux  dont  la  nature 
offre  des  spécimens  variés  ;  il  a  su  retrouver  les  membres  des  deux 


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186  BBVUB  MS  MUX  MDMBSi 

groupes*  et  même,  faire  apparaître»  cewx< que' lewv rareté1  ou  leur 
cristallisation  imparfaite  n'avaient  pas  jusque-là  permis  cPaperce- 
voir. 

Lee  recherches*  de  M»  Margottet  sont  surtout  dignes  d'attention  à 
cause  de  1er  délicatesse  du  procédé  opératoire  qu  rmpliquela  qualité 
du  fondant  employé.  Four  en  donner  une  idée,  il  nous*  suffira  de 
décrire  Tune  dé  ses  expériences,  celle,  par  exemple,  qui  Fa  conduit 
à  la  reproduction  ém  sulfo-airtimeniure  d'argent,  connu  sous  le- nom 
d'argent  rouge.  Une  masse  obtenue  par  fusion  et  composée  d'ar- 
gent, dJ antimoine  et  de  soufre  est  réduite  en  poudre  et  introduite, 
dans  un  tube  de  verre  que  Ton  soette  à  la  lampe,  après  j  avoir  fait1 
le  vide.  On  obauiïe  pendant  trois  ou  quatre  jours  à  la  température' 
d'ébuUitioo  du  soufre,  en  laissant  l'appareil  se  refroidir  chaque- 
nui*.  L'opération  terminée,  on  distille  le  soufre  en  excès  ;  à  mesure 
qu'il  s'évapore,  on  voit  poindre  une  cristallisation,  et  enfin,  quand 
il  a  été  chassé  complètement,  il  reste  une  belle  géode  de  cristaux 
transparens,  d'un  rouge  rubis  éclatant;  identiques  par  leur  compo- 
sition et  par  leurs  propriétés  physiques  à  ceux  des  gisemens  mi- 
niers. 

Les  expériences  de  M.  Hautef étrille,;  dont  il  me  reste  i  parler, 
sont  plus  remarquables  encore  que  celtes  de  ses  émules  du  labora- 
toire de  l'École  normale.  Le  regretté  maître  qui  en  a  été  le  témoin 
en  était  fier,  comme  si  ettes  avaient  été  «on  propre  ouvrage  ;  jamais 
l'habileté  expérimentale  n'a  été  poussée  plus  loin.  Les  minéraux 
qu'elles  ont  réussi  à  reproduire  ont  une  importance  toute  particu- 
lière à  cause  du  rôle  considérable  qu'ils  remplissent  dans  la  consti- 
tution des  roches  éruptives  et  aussi,  à  cause  de  la  résistance  qu'ils 
avaient  opposée  jusqu'alors  à  toutes  les  tentatives  faites  pour  en 
obtenir  artificiellement  la  cristallisation.  Deux  de  ces  minéraux; 
Torthose  etl'albite,  appartiennent  à  la  famille  des  fetdspaths;  c'est 
seulement  en  1877  que  leur  synthèse  a  été  réalisée.  Le  procédé 
employé  consiste  à  chauffer  aune  température  comprise  entre  900  et 
1,000  degrés  un  mélange  d'acide  tungstique  et  <Tùn  silico-aluminate' 
alcalin.  Dans,  cette. expérience,  l'acide  ttmgstique  n'agit  pas  simple- 
ment comme  fondant,  il  intervient  dans  des  réactions  compliquées- 
dont  les  phases  dépendent  de  la  température.  Il  se  comporte,  en 
effet,  comme  un  antagoniste  de  l'acide  silicique,  et,  suivant  l'inten- 
sité de  la  chaleur  développée,  tantôt»  il  le  déplace  de  ses  combinait 
sons*  tantôt  il  se»  laisse  chasser  par  lui.  De  là  vient  que,  suivant  la 
manière  dont  l'opération  est  dirigée,  on  arrive  à  des  résultats  tou* 
(fiflérens,  et  1* art' de  l'expérimentateur  consiste  précisément  à  éviter 
toutes  les  réactions  autres  que  celles  qui  mènent  au  but  proposé* 
Du  chauffage  de  vingt  jour*  consécutifs,  attentivement  surveillé  et 


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LA   RVnOVQCTIOlI   DÉS  MINERAUX.  18T 

conduit  avec  tes  plus  grandes  précautions,  permet  enfin  diatteiodre 
le  terme  dei'eipérience.  On  laisse  refroidir  le  culot  et  on  le  traite 
par  l'eau  bouillante  qui  dissout  l'acide  tungstiqne.  U  reste  alors  des 
cristaux  déiîcflts  d'orthose  oit  d'albite,  suivant  que  Ton  a  pris  pour 
base  la  pelasse  ou  la  soude. 

La  reproduction  du  principal  minéral  des  lavée  du  Vésuve,  la  leu- 
cite,  s'effectue  dans  des  conditions  analogues.  Le  fondant  employé 
.est  le  vanadnte  de  potasse.  L'acide  vaoadique  remplit  ici  la  même 
fonction  que  l'acide  tungBtkjuedane  l'épreuve  précédente.  La  tem- 
pérature doit  ôtie  maintenue  pendant  vingUcinq  jours  «ndre  800  et 
#0©  degrés  avec  de  légères  variations.  Peu  à  peu,  il  se  fait  dee  cris- 
taux de.leucite,  qui  grossissent,  tout  en  demeurant  accolés  les  uns 
jwx  autres,  et  ;quv*près  (lessivage  ;à  l'eau  bouillante,  se  montrent  en 
groupes  ramifiés  adhérens  aux  parois  du  creuset»  Lsuleurite  naturelle 
possède  tdes  propriétés  optiques  singulières,  dont  l'interprétation  a 
4ûBùé  lieu  4  bien  des  discussions  entre  les  minéralogistes  iet  à  des 
hypothèses  diverses.  Le  produit  artificiel  les  posséda  également.  Elles 
prouveraient  à  ailes  seules  que  les  formes  du  urinerai -doivent  être 
rattachées,  non  à  4a  symétrie  cubique,  comme  ou  le  croyait  autre- 
fois, mais  au  système  'du  prisme  droit  à  base  carrée;  cependant, 
M.  Hautefeuille  a  su  accentuer  encore  la  démonstration  en  faisant 
naître  une  teucite  ferrifère  dont  tes  propriétés  optiques  sont  encore 
-plus  prenMcées  jque  celles  de  laleucite  normale,  de  telle,  sorte  que 
îa  solution  du  problème  s'est  montrée  avjec  toute  l'évidence  pos- 
csibte. 

On  «loi t  «score  an  môme  savant  ht  Bohitâon  d'une  «aire  question 
non  moins  intéressante*  Les  travaux  de  Sénanmont,  dont  nous 
avons  rendu  compte, -avaient  montré  que  lasibce  peut  être  obtenue 
à  l'élat -cristallisé  par  voie  humide,  mais  on  se  demandait,  après 
cela»  si  l'intervention  de  k  voie  sèche  ^devait  être  considérée 
comme  Absolument  inefficace  pour  .atteindre  le  môme  but.  A  la 
vérité,  la  tridymite,  variété  de  silioe  cristallisée,  avait  été  observée 
-dans  les  cavités  des  roebes  volcaniques,  «mais  de  fortes  raisons 
^-portaient  &  admettre  que,  méme^dans  ce  .cas,  la  vapeur  d'eau  avait 
exercé  son  action;*  on  ignorait  donc  si  la  tridymite  pouvait  prendre 
naissance  au  sein  dîun.  magma  de  matière  fondue.  A  plus  forte 
raison,  on  doutait  de  .la,  possibilité*  d'obtenir  du  quartz  par  voie  sèche. 
Sans  se  laisser  décourager  par  .ces  'données  peu  <rmssuitantes, 
IL  Hautefeuille  entreprit der*^  11  fit  dis- 

•sondrede  k  silice  en  poudre  dans  certains  sels  alcalins  fondus 
et  maintint  le  .chauflage  à  haute  température  pendant  plusieurs 
semaines.  Au-dessus  de  la  température  de  fusion  de  l'argent,  la 
silice  disparaissait  pour  faire  partie  d'un  atteste;  de  1*000  à 


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188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

900  degrés,  elle  se  transformait  en  tridymite  ;  de  000  à  800  degrés, 
elle  se  convertissait  en  un  quartz  à  pointemens  aigus,  qui  diffère 
de  celui  de  la  nature  par  ses  formes  allongées  ;  à  750  degrés,  les 
cristaux  engendrés  ne  pouvaient  plus  être  distingués  de  ceux  qui 
se  produisent  par  voie  humide.  Enfin,  poussant  encore  plus  loin 
le  succès  de  son  expérimentation,  l'habile  opérateur  fit  sortir  du 
même  bain  de  matière  fondue,  à  la  fois,  de  l'orthose  et  du  quartz. 

Sainte-Glaire  Deville  avait  une  sorte  de  prédilection  pour  les 
expériences  qui  réclament  l'emploi  de  températures  élevées,  ce 
qui  explique  la  faveur  avec  laquelle  il  recherchait  les  procédés 
synthétiques  fondés  sur  la  voie  sèche  et  le  caractère  qu'affectent 
les  principaux  travaux  de  ses  disciples  ;  néanmoins  ses  tendances 
n'étaient  pas  exclusives.  Il  s'est  aussi  servi  des  méthodes  qui  ont 
pour  base  la  voie  humide. 

Les  cristallisations  obtenues  parSénarmont  au  moyen  d'un  chauf- 
fage en  vase  clos  en  présence  de  l'eau  n'avaient  été  expliquées 
qu'imparfaitement  par  leur  auteur.  Le  savant  minéralogiste  admet- 
tait que  les  substances  enfermées  dans  ses  tubes  devenaient,  à  la 
température  de  300  à  400  degrés,  solubles  dans  la  petite  quantité 
d'eau  à  laquelle  elles  étaient  mélangées  et  qu'elles  cristallisaient 
par  refroidissement,  à  la  façon  des  solutions  saturées  à  chaud  sous 
la  pression  ordinaire.  On  lui  objectait  que  la  longue  durée  du  chauf- 
fage, nécessaire  au  succès  de  l'expérience,  n'était  nullement  justi- 
fiée par  son  hypothèse,  et  surtout  on  faisait  valoir  cet  argument 
irréfutable  que  la  quantité  d'eau  contenue  dans  les  tubes  était  en 
tous  cas  certainement  insuffisante  pour  dissoudre  la  matière  qui 
s'y  transformait  en  cristaux.  Je  me  rappelle  avoir  assisté,  dans  le 
laboratoire  de  l'École  normale,  à  une  intéressante  discussion  sur  ce 
sujet  entre  Sénarmont  et  Sainte-Glaire  Deville.  L'illustre  directeur 
de  l'École  des  mines  exposait  sa  théorie  avec  une  clarté  magistrale; 
il  en  faisait  valoir  la  simplicité  et  l'application  facile;  sa  parole  élo- 
quente semblait  donner  plus  d'autorité  encore  aux  raisons  qu'il 
alléguait;  mais  son  interlocuteur  connaissait  tous  les  points  faibles 
de  la  défense  ;  chaque  brèche  de  la  théorie  était  mise  à  découvert 
et  attaquée.  Le  débat  s'animait  encore  des  réflexions  de  l'auditoire. 
En  dernier  lieu,  Sénarmont  trancha  lui-même  le  procès  en  recon- 
naissant franchement  que  son  explication  était  imparfaite  et  qu'il 
fallait  en  chercher  une  meilleure. 

Plusieurs  années  s'écoulèrent  ensuite  sans  que  le  problème  trou- 
vât une  solution  satisfaisante.  Enfin  Sainte- Glaire  Deville,  ayant 
découvert  le  rôle  joué  par  lesminéraKsateurs  dans  les  reproductions 
artificielles  par  voie  sèche,  pensa  qu'ils  devaient  aussi  avoir  été 
mis  en  jeu  dans  les  synthèses  opérées  en  présence  de  l'eau.  On 


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LA  REPRODUCTION  DES  MINÉRAUX.  189 

avait  à  chercher  comment  une  petite  quantité  de  dissolvant  pou- 
vait effectuer  des  modifications  moléculaires  considérables  sur  une 
matière  soumise  à  son  influence.  Des  minéralisateurs  exerçant  leur 
action  par  voie  humide  pouvaient  seuls  rendre  compte  de  tels  phé- 
nomènes. Développant  cette  idée,  il  montra  que  l'acide  carbonique 
est  le  minéralisateur  des  carbonates  insolubles,  que  l'hydrogène 
sulfuré  et  les  sulfures  alcalins  remplissent  la  môme  fonction  auprès 
des  sulfures  métalliques.  11  avait  donc  trouvé  l'interprétation  ration- 
nelle des  résultats  synthétiques  dus  à  Sénarmont.  Mais  ces  faits 
devaient  le  conduire  lui-même  à  de  nouvelles  découvertes.  Consi- 
dérant aussi  l'eau  pure  comme  un  minéralisateur,  il  eut  l'idée  de  la 
faire  servir  à  la  cristallisation  de  corps  réputés  insolubles.  Les 
substances,  telles  que  le  sulfate  de  baryte  et  le  chlorure  d'argent, 
qui  se  trouvent  dans  ce  cas,  sont,  en  réalité,  généralement  douées 
d'une  solubilité  très  faible  et  plus  solubles  à  chaud  qu'à  froid. 
Quand  on  les  chauffe  en  présence  d'une  petite  quantité  d'eau,  elles 
se  dissolvent  entrés  minimes  proportions,  et  l'eau  abandonne  ensuite 
par  refroidissement,  sous  forme  de  cristaux  microscopiques,  la 
majeure  partie  de  ce  qu'elle  leur  a  enlevé.  Si  l'on  recommence  à 
chauffer  le  mélange,  de  nouveaux  cristaux  viennent  encore  après 
refroidissement,  par  un  mécanisme  semblable,  s'ajouter  à  ceux  qui 
proviennent  du  premier  traitement  et  en  augmenter  le  nombre  et 
le  volume.  Enfin,  quand  l'opération  est  répétée  un  grand  nombre 
de  fois,'  les  cristaux  primitifs  grossissent  peu  à  peu;  bientôt  ils 
deviennent  perceptibles  à  la  loupe,  puis  visibles  à  l'œil  nu,  et  sou- 
vent ils  finissent  par  acquérir  des  dimensions  notables.  Les  alter- 
natives de  réchauffement  et  de  refroidissement  sont,  dans  la  pra- 
tique, aisément  réalisées.  Dans  le  laboratoire  de  l'École  normale, 
les  matières  soumises  à  l'expérience  étaient  renfermées  dans  des 
tubes  hermétiquement  clos,  afin  d'éviter  toute  évaporation,  échauf- 
fées pendant  le  jour  et  laissées  chaque  nuit  à  la  température  ordi- 
naire. Plusieurs  mois  et,  dans  certains  cas,  plusieurs  années  ont  été 
fréquemment  nécessaires  au  succès  cherché.  Aujourd'hui,  cette 
méthode  ingénieuse,  généralisée  dans  son  application,  est  réguliè- 
rement employée  dans  les  laboratoires  de  chimie,  quand  on  veut 
faire  cristalliser  les  précipités  nombreux  fournis  par  les  diverses 
réactions  qui  s'effectuent  en  présence  de  l'eau. 

La  lenteur  des  moyens  que  la  nature  met  en  jeu  pour  produire 
les  minéraux  a  depuis  longtemps  frappé  l'attention  des  géologues, 
et,  par  suite,  a  fait  imaginer  plusieurs  procédés  de  reproduction 
artificielle  fondés  sur  l'emploi  d'actions  chimiques  faibles,  mais 
prolongées,  se  développant  à  la  température  ordinaire,  sans  inter- 
vention de  la  pression,  ni  d'aucun  autre  agent  à  effets  violens.  Les 


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f$0  REVUE  DBS   TOUX  MONDES. 

promoteurs  de  ces  méthodes  sont  principalement  A.  Becquerel  et 
M.  Frémy.  Le  premier  de  ces  deux  savans  a  consacré  plusieurs 
années  de  sa  longue  et  laborieuse  existence  4  l'étude  de  procédés  dont 
nous  allons  indiquer  le  principe  et  certains  modes  opératoires. 
On  sait  qu'un  grand  nombre  de  dissolutions  salines  se  décomposent 
mutuellement  en  donnant  naissance  à  un  précipité  peu  soluble. 
Généralement,  le  nouveau  corps  est  une  poudre  informe  dont  chaque 
grain  n'offre  souvent  aucune  trace  de  cristallisation,  même  quand 
on  l'observe  au  microscope  à  de  forts  grosskseœens.  La  rapidité 
avec  laquelle  la  double  décomposition  s'effectue  est  un  obstacle  au 
développement  de  cristaux  nettement  conformés  ;  il  s'agissait  donc 
d'atténuer  l'intensité  du  phénomène.  Un  moyen  employé  par  Bec- 
querel consiste  à  opérer  le  mélange  des  deux  dissolutions  au  tra- 
vers d'une  cloison  poreuse  en  papier  non  collé,  en  parchemin  ou 
en  terre  cuite.  Les  liquides  actifs  filtrent  lentement  eu  travers  de  la 
matière  qui  les  sépare,  et  alors,  de  chaque  côté,  on  voit,  au  bout 
de  quelque  temps,  apparaître  des  cristaux.  On  peut  encore  disposer 
les  deux  dissolutions  dans  des  vases  distincts  et  les  mettre  en  com- 
munication par  un  fil  de  coton  ou  une  mèche  d'amiante.  Les  liquides 
montent  par  capillarité  dans  l'épaisseur  du  conducteur  poreux 
interposé,  se  rencontrent  en  son  milieu,  s'y  décomposent  et  le  cou- 
vrent de  cristaux. 

Les  procédés  utilisés  par  Becquerel  ont  été  également  pratiqués 
par  M.  Frémy  pour  obtenir  diverses  substances  cristallisées,  mais 
la  synthèse  la  plus  remarquable  opérée  par  lui  se  rattache  aune 
autre  méthode  ;  c'est  celle  du  corindon  et  de  ses  congénères  miné- 
ralogiques  (rubis,  saphir,  etc.)  qu'il  a  effectuée  en  revenant  à  l'em- 
ploi de  la  voie  sèche.  Aidé  d'un  habile  industriel,  M.  Feil,  il  a  pu 
obtenir,  non  plus  de  simples  spécimens  de  collection,  mais  de  véri- 
tables pierres  précieuses  d'un  éclat  et  d'une  beauté  incompa- 
rables. L'opération  a  pour  fondement  la  production  d'un  aluminate 
faible  et  la  décomposition  ultérieure  de  oet  alumrinate  par  une 
substance  siliceuse.  La  double  réaction  se  fait  à  la  température 
du  rouge  vif.  L'alumine  s'isole  lentement  au  sein  du  fondant  pro- 
duit et  cristallise.  Après  refroidissement  du  creuset,  on  recueille 
un  culot  divisé  en  deux  couches  :  l'une  homogène,  formée  par  un 
silicate  vitreux;  l'autre  kmelteuse,  creusée  de  géodes  remplies  de 
beaux  cristaux  d'alumine  qui  possèdent  des  teintes  rouges  ou  bleues, 
quand  les  matières  mises  en  oeuvre  ontôté  additionnées  de  minimes 
quantités  de  substances  minérales  colorantes.  Ces  produits,  qui 
figuraient  à  Imposition  universelle  de  1878,  en  étaient  l'une  des 
richesses  les  plus  remarquées. 

Dans  ces  dernièresanDées,  le  laboratoire- de  minéralogie  de  k'Sor- 


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LÀ  REPRODUCTION  DES  MINÉRAUX.  191 

bonne  et  celui  du  Gollége  de  France,  qui  jusqu'alors  n'avaient  point 
pris  part  aux  recherches  minérales  synthétiques,  sont  venus  aussi 
apporter  un  appoint  considérable  à  ce  genre  d'études.  Dans  le  pre- 
mier, H.  Friedel,  reprenant  et  perfectionnant  la*  méthode  de  Sénar- 
mont,  a  reproduit  l'ortbose  soit  seul,  sort  accompagné  de  quartz, 
par  voie  aqueuse,  à  haute  température,  sous  pression.  Dans  le  second, 
les  autres  feklspaths,  dont  la  synthèse  n'avait  pas  encore  été  réali- 
sée,, ont  été  obtenus  par  voie  sèche  dans  des  conditions  particulières 
qui  rehaussent  la  valeur  de  l'expérience.  Essayons  en  quelques  lignes 
de  retracer  les  principaux  traits  de  ces  deux  séries  de  travaux. 

La  nature  offre  l'orthose  dans  plusieurs  sortes  de  gisemens  ;  on 
l'observe  dans  des  roches  volcaniques  qui  ont  été  rejetées  à  la  façon 
des  laves  et  où  sa  formation  a  eu  lieu  évidemment  dans  un  magma 
fondu,  analogue  à  celui  dans  lequel  M.  Hautefeuille  est  parvenu  à 
le  faire  artificiellement  cristalliser;  mais  on  le  rencontre  aussi  dans 
les  filons  métallifères,  associé  à  des  minéraux  dont  l'origine  aqueuse 
n'est  pas  moins  incontestable»  Cest  à  l'orthose  de  cette  dernière  caté- 
gorie de  gisemens  que  répond  le  produit  cristallisé  réalisé  par  M.  Frie- 
del. L'expérience  offre  donc  un  grand  intérêt  au  point  de  vue  géolo- 
gique ;  elle  se  fait  en  chauffant  au  rouge  sombre,  en  vase  clos,  pen- 
dant plusieurs  jours*  un  mélange  de  silicate  de  potasse,  de  silicate 
d'alumine  et  (Peau.  On  recueille  à  la  fin  de  l'opération  une  poudre 
cristalline  composée  d'un  mélange  d'orthose  et  de  quartz;  les  cris- 
taux sont  assez  volumineux  pour  être  soumis  aux  mesures  gonio- 
métriques  et  identifiés  par  toutes  leurs  propriétés  aux  diverses  varié- 
tés du  produit  similaire  naturel. 

Les  feldspaths  reproduits  dans  le  laboratoire  du  Collège  de  France 
ont  été  obtenus  par  fusion  de  leurs  élémens  et  recuit  consécutif, 
pendant  quarante-huit  heures,  à  une  température  convenable,  du 
magma  vitreux  qui  se  forme  ainsi.  La  température  de  l'opération 
doit  être  inférieure  à  celle  à  laquelle  fond  le  minéral  cristallisé,  mais 
elle  doit  être  assez  élevée  pour  ramollir  le  magma  de  même  compo- 
sition. D  faut  donc  que  le  creuset  dans  lequel  se  fait  le  recuit  soit 
soumis  à  une  forte  chaleur  et  que  cette  chaleur  soit  maintenue  long- 
temps dans  des  limites  exactement  déterminées.  C'est  ce  qui  fait  la 
difficulté  de  l'opération.  On  arrive  à  obtenir  des  températures  éle- 
vées et  sensiblement  fixes  en  réglant  le  jet  de  gaz  d'éclairage  dont 
la  combustion  sert  à  chauffer  le  fourneau  et  l'apport  de  l'air  qui 
fournit  l'élément  comburant.  Le  culot  qui  résulte  de  la  fusion 
simple  des  élémens  d'un,  feldspath  est  constitué,  avant  le  recuit, 
par  un  verre  limpide  et  transparent;  après  recuit,  il  forme  au  con- 
traire une  masse  blanche  opaque,  semblable  &  un  émail  ;  il  a  subi 
une  transformation  complète;  À  l'œil  nu,  et  même  à  la  loupe,  ou 


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192  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

n'y  reconnaît  encore  aucun  indice  de  cristallisation,  mais  on  peut 
le  tailler  en  lamelles  minces  d'un  centième  de  millimètre  d'épais- 
seur, et  alors,  en  l'observant  au  microscope,  on  le  trouve  composé 
de  prismes  allongés,  enchevêtrés  dans  tous  les  sens,  qui  possèdent 
la  forme  et  les  propriétés  optiques  des  feldspaths  naturels. 

Outre  les  feldspaths  connus,  ces  expériences  ont  eu  pour  résul- 
tat d'amener  la  reproduction  artificielle  d'une  série  d'autres  corps  de 
la  même  famille  contenant  de  la  baryte,  de  la  strontiane  ou  de  l'oxyde 
de  plomb  à  la  place  de  la  chaux  qui  y  figure  normalement.  Ainsi  s'est 
complété  un  groupe  de  minéraux  dont  la  nature  n'avait  fourni  que 
certains  types  spéciaux.  Enfin,  la  même  méthode  a  fourni  plusieurs 
autres  silicates  cristallisés,  et,  parmi  ceux-ci,  quelques-uns  de  ceux 
qui  sont  les  plus  fréquens  dans  les  roches  éruptives. 

Dans  les  pages  qui  précèdent  on  a  vu  combien  sont  variés  les 
procédés  qui,  tour  à  tour,  ont  été  mis  en  pratique  pour  faire  naître 
des  cristallisations  minérales.  La  voie  sèche,  avec  ou  sans  addition 
d'un  fondant,  l'intervention  de  substances  volatiles,  la  voie  humide 
à  diverses  températures,  avec  ou  sans  pression,  ont  été  employées 
avec  succès.  On  doutait  jadis  de  la  possibilité  de  reconstituer  de 
toutes  pièces  les  minéraux  naturels  ;  actuellement,  on  est  plutôt 
embarrassé  par  la  multiplicité  des  moyens  qui  permettent  d'at- 
teindre ce  but.  Un  très  petit  nombre  de  corps,  parmi  les  compo- 
sés cristallisés  qui  se  rencontrent  dans  les  roches  ou  les  filons,  ont 
résisté  aux  tentatives  faites  pour  les  reconstituer  synthêtiquement; 
et,  quant  à  ceux  dont  la  reproduction  a  été  obtenue,  il  en  est  peu 
que  l'on  n'ait  pas  réussi  à  faire  cristalliser  par  des  procédés  divers. 
11  en  résulte,  pour  le  géologue,  la  nécessité  de  faire  un  choix  parmi 
les  données  que  procurent  les  recherches  expérimentales  ;  tel  pro- 
cédé de  synthèse  doit  être  immédiatement  écarté  comme  étant 
incompatible  avec  les  moyens  dont  dispose  la  nature  ;  tel  autre, 
dont  l'application  naturelle  est  possible,  doit  être  sévèrement  dis- 
cuté et  comparé  avec  les  faits  constatés  par  l'observation  ;  tel  autre 
encore  peut  être  accepté  tout  de  suite  comme  entièrement  conforme 
dans  son  mode  opératoire  aux  conclusions  des  études  faites  sur  le 
terrain.  En  dernier  lieu,  la  géologie  a  donc  le  devoir  d'exercer  un 
contrôle  rigoureux  sur  les  résultats  de  la  synthèse  minéralogique  ; 
elle  doit  exiger  que  les  données  générales  recueillies  par  elle  a  priori 
sur  toutes  les  particularités  de  structure,  de  gisement,  d'association 
ou  d'exclusion  mutuelles  des  espèces  minérales  soient  satisfaites. 
Elle  impose  cette  condition,  déjà  signalée  jadis  par  Sénarmont,  que 
toutes  les  circonstances  où  l'opération  naturelle  a  laissé  des  traces 
caractéristiques,  découvertes  par  ceux  qui  ont  observé,  se  retrou- 
vent dans  l'œuvre  artificielle  de  ceux  qui  expérimentent.  La  compa- 


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LA  REPRODUCTION  DES  MINÉRAUX.  193 

raison  des  données  de  l'expérience  avec  celles  de  l'observation  éta- 
blit véritablement  le  lien  qui  les  unit  ;  elle  est  donc  le  couronnement 
de  cette  double  série  d'études. 

Après  avoir  passé  en  revue  les  principaux  travaux  relatifs  à  la 
synthèse  des  minéraux,  nous  jetterons  un  coup  d'œil  sur  ceux  qui 
ont  eu  pour  objet  la  reproduction  artificielle  des  roches.  Les  cal* 
caires  nous  occuperont  tout  d'abord.  Le  carbonate  de  chaux  qui  les 
compose  est  l'une  des  matières  les  plus  répandues  dans  l'épaisseur 
de  l'écorce  terrestre.  Il  s'y  présente  sous  les  aspects  les  plus  divers, 
tantôt  en  masses  grenues  ou  compactes,  tantôt  en  agrégats  nette- 
ment cristallins.  Sous  cette  forme,  il  constitue  le  marbre.  A  la  fin 
du  siècle  dernier,  au  moment  où  la  question  de  la  genèse  des  roches 
suscitait  de  vives  controverses  entre  les  géologues,  l'origine  du 
marbre  était  l'un  des  points  les  plus  fortement  discutés.  Werner, 
chef  de  l'école  neptunienne,  soutenait  qu'il  s'était  formé  dans  l'eau 
par  voie  de  sédimentation,  comme  tous  les  autres  produits  calcaires. 
Hutton,  chef  des  plutonistes,  prétendait  au  contraire  que  c'était  du 
calcaire  transformé  sous  l'influence  combinée  d'une  température  éle- 
vée et  d'une  forte  pression.  Entre  les  deux  adversaires  s'échangeaient 
des  argumens  exclusivement  empruntés  à  l'observation  géologique,  et 
la  lutte  restait  sans  issue.  Un  adepte  enthousiaste  des  idées  pluto- 
nistes, James  Hall,  persuadé  que  l'hypothèse  de  Hutton  était  la  vraie, 
lui  proposa,  en  1790,  d'inaugurer  des  expériences  à  l'appui  de  son 
opinion;  mais,  contre  son  attente,  il  éprouva  un  refus.  Hutton  crai- 
gnait qu'un  insuccès  accidentel  dans  des  essais  de  ce  genre  ne  nui- 
sit à  l'adoption  d'idées  qu'il  considérait  comme  l'expression  rigou- 
reuse des  faits.  C'est  seulement  après  sa  mort,  en  1798,  que  les 
essais  furent  commencés.  La  difficulté  d'obtenir  des  appareils  à  fer- 
meture hermétique  en  empêcha  d'abord  le  succès.  Pour  la  première 
fois,  le  SI  mars  1801,  James  Hall,  ayant  chauffé  un  morceau  de  craie 
dans  un  canon  de  fusil  exactement  clos,  parvint  à  le  transformer  en 
un  produit  grenu  et  compact,  d'un  blanc  laiteux.  Quelques  jours 
après,  dans  les  mêmes  conditions,  il  obtint  une  masse  complètement 
cristalline,  à  cassures  miroitantes.  Enfin,  un  perfectionnement  nou- 
veau apporté  au  dispositif  employé  lui  fournit  un  marbre  pariait, 
translucide,  rempli  de  facettes,  dont  on  distinguait  à  la  loupe  les 
formes  anguleuses  faisant  saillie  dans  les  cavités  du  culot.  Plusieurs 
fois,  Hall  introduisit  de  l'eau  avec  la  matière  calcaire  employée  et 
obtint  encore  du  marbre. 

Cette  expérience  célèbre  fut  plus  tard  répétée  par  divers  savans. 
Quelques-uns,  après  avoir  d'abord  échoué,  réussirent  même  avec 
des  appareils  à  fermeture  incomplète  et  firent  voir  que  la  produc- 
tion du  marbre  artificiel  peut  s'opérer  encore  lorsque  l'acide  carbo- 

ly.  —  1883.  i3 


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lOi     '  BEVUE  DUS  DECX 

nique1  provenant  de  la  décomposition  du  carbonate  douchant  employé 
s'échappe  partiellement  an  dehors.  ¥omr  que  l'opération  retirasse, 
il  suffit  que  l'acide  carbonique  mis  en  liberté  demeure  «dans  ie  vase 
servant  à,  l'expérience  arec  Ose  tension  suffisante  poor  empêcher  la 
décomposition  complète  du  carbonate  4e  chaux.  La  transformation 
peut  môme  s'effectuer  chus  «ne  atmosphère  d'acide  carbonique  à 
la  pression  ordinaire  de  l'atmosphère*  comme  l'ont  montré  G*y- 
Lussac  et  Faraday.  Enfin,  M.  Dfebray  a  donné  Implication  dm  iait 
en  le  rapportant  à  des  phénomènes  de  dissociation  et  proavant  que 
l'acide  carbonique  joue  dans  tous  les  cas  le  réèe  d'un  mméralisa* 
teur.  Aux  températures  élevées  et  susceptibles  de  variations  que 
l'on  utilise,  le  carbonate  de  chaux,  en  préaenoe  d'une  atmosphère 
d'acide  carbonique,  éprouve  des  décompositions  et  des-  recomposi- 
tions successives,  et,  par  suite  *  il  se  fek  un  changement  dans  sa 
structure  :  le  calcaire  devient  marbre. 

Le  marbre  n'est  pas  la  seule  variété  de  «carbonate  de  chaux  naturel 
qui  soit  composé  d'élémeos  cristallins;  descalcaires  d'apparence  com- 
pacte, comme  celui,  par  eiempie,  qui  constitue  certains  dépôt*  d'eau 
douce,  sont  également  formée  de  cristaux  réunis  en  un  tissu  serré; 
mais  ces  cristaux  sont,  en  général,  tellement  petits;  que  le  micro- 
scope est  nécessaire  peur  les  faire  reconnaître*  Pour  reproduire  ces 
roches,,  il  n'est  plus  besoin  d'appareils  spéciaux  ;  leur  synthèse  sa 
fait  à  la  température  et  sous  ht  pression  ordinaires.  II  suffit  dedôcom- 
poser  une  eau  chargée  de  bicarbonate  de  chaux  en  solution,  soit 
par  une  simple  agitation  A  l'air  libre,  soft  mieux  encore,  par  l'addi- 
tion d'une  petite  quantité  d'alcali  dans  Pair  en  contact;  on  imite 
ainsi  en  l'exagérant  une  opération  que  la  nature  exécute  incessam- 
ment avec  ménagement  et  lenteur. 

Des  essais  synthétiques  ont  été  aussi  mis  à  profit  pour  expli- 
quer la  genèse  de  la  dolomie,  minéral  qui,  dans  certaines  régions, 
forme  d'iroposaas  massifs  pierreux.  La  dolomie  est  un  carbonate- 
doublet  de  magnésie  et  de  chaux.  Sa  structure  fréquemment  caver- 
neuse et  les  conditiooskleses  gisemens  indiquent  qu'elle  s'est  formée 
dans  des  eaux  chaudes  et  probablement  sous  pression.  Guidé  par 
cette  observation,  m  est  aisément  parvenu  à  la  reproduire  en  chauf- 
fant en  vase  clos,  à  200  degrés,  du  carbonate  de  chaux  en  présence 
d'une  solution  d'un  sel  de  magnésie. 

Tandis  que  le  marbre  et  la  dolomie  sont  des  roches  simples,  dont 
la  reproduction  équivaut  à  celle  d'un  minéral  unique,  les  roches  sili- 
catées  sont  plus  complexes;  plusieurs  minéraux  de  propriétés  très 
di&érentea  entrent  dans  leur  composition,  aussi  leur  synthèse  sou- 
lève-t-elle  des  difficultés  plus  grandes.  L'eau  a  pris  part  à  la  forma- 
tion de  quelques-unes  d'entre  elles;  celles-là,  malgré  les  tentative» 


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LA  REPRODUCTION  DES  MINERAUX.  195 

nombreuses  faites  pour  arriver  à  leur  synthèse,  n'ont  pu  jusqu'à 
présent  être  reconstituées  artificiellement  dans  les  laboratoires;  mais 
il  s'en  est  pas  de  môme  pour  celles  qui  prennent  naissance  bous 
J'influence  exclusive  de  la  voie  sèche*  Dans  ces  derniers  temps,  on 
les  a  refaites  de  toutes  pièces»  de  manière  à  imiter,  non-seulement 
leur  composition  minéralogique,  mais  encore  les  particularité*  .les 
plus  délicates  de  leur  structure. 

Pour  arriver  à  ce  résultat,  il  a  fallu  surmonter  bien  des  difficultés 
pratiques  et  surtout  se  dégager  de  préjugés  qui  régnaient  dans  la 
science  et  parai)  saient  à  l'avance  les  expérimentateurs,  en  leur  ôtant 
tout  espoir  de  succès.  Les  voix  les  plus  autorisées  proclamaient  à 
l'envi  l'impossibilité  de  refaire  des  roches*  Comment  imaginer  que, 
dans  un  creuset  contenant  seulement  quelques  grammes  de  matière, 
on  parviendrait  à  reproduire  des  associations  cristallines  identiques 
à  celles  que  les  volcans  vomissent,  à  chaque  éruption,  en  masses  de 
plusieurs  millions  de  mètres  cubes?  Cette  méfiance  des  forces  à 
mettre  en  jeu  s'appliquait  particulièrement  aux  pressions  et  aux 
températures.  On  comparait  volontiers  ces  impossibilités  à  celles  qui 
arrêtent  encore  les  physiologistes  en  quête  d'une  production  artifi- 
cielle de  la  cellule  organique  élémentaire.  Parmi  les  nombreux  faits 
qui  préoccupent  le  monde  savant,  la  genèse  des  associations  miné- 
rales qui  composent  ks  roches  éruptives  demeurait  avant  tout  un 
sujet  d'étonnement  et  d'admiration  ;  les  réflexions  les  plus  profondes 
n'arrivaient  pas  à  faire  comprendre  comment  un  magma  homogène 
donnait  simultanément  naissance  à  diverses  substances  cristallisées. 
La  nature  avait  résolu  le  problème,  mais  elle  semblait  s'être  enve- 
loppée d'un  mystère  impénétrable.  Des  écrits  publiés,  il  y  a  quel- 
ques années  à  peine,  par  les  savans  les  plus  compétens  de  ffcurope, 
exposaient  encore  dans  toute  leur  force  ces  doctrines  énervantes» 

Cependant  des  tentatives  pour  arriver  à  la  synthèse  des  roches 
éruptives  ont  été  faites  en  Ecosse  par  James  Hall,  dès  la  fin  du  siècle 
dernier.  U  les  avait  entreprises  pour  mettre  à  l'épreuve  certaines 
'Opinions  de  sou  maître,  Hutton,  sur  l'origine  des  roches  cristallines. 
Celui-ci  considérait  la  reproduction  des  roches  vitreuses  comme 
sodé  réalisable;  l'industrie  humaine  ne  pouvait,  suivant  lui,  fournir 
antre  chose  que  des  verres  ou  des  scories  informes.  Ainsi,  le  chef 
de  l'école  plutonique  lui-même  ne  croyait  pas  possible  la  synthèse 
par  voie  ignée  des  roches  éruptives  les  plus  communes.  Malgré  eela, 
lames  Hall  fit  fondre  dans  un  creuset  de  graphite  différentes  roches 
naturelles  avec  l'idée  de  les  régénérer  :  des  basaltes,  des  laves  d'Is- 
lande, de  l'Etna,  du  Vésuve.  U  constata  que,  si  par  un  refroidisse- 
ment bnisque,  on  obtient  des  verres,  un  refroidissement  lent  anèène 
la  formation  de  masses  rugueuses  offrait  te  indices  de  cristalli- 

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196  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

nité.  Ce  dernier  résultat  n'était  pas  des  plus  nets  et  Ton  comprend 
très  bien,  à  l'inspection  des  produits  de  James  Hall,  qu'il  n'ait  pas 
convaincu  ses  contemporains;  de  nos  jours  même,  en  employant  le 
microscope  et  les  autres  moyens  d'examen  que  la  science  a  fait 
découvrir  depuis  lors,  on  n'aperçoit  dans  les  culots  extraits  de  ses 
creusets  que  des  squelettes  de  cristaux  englobés  au  sein  d'une 
masse  prépondérante  de  substance  vitreuse. 

L'insuccès  de  James  Hall  fut  attribué  à  la  quantité  trop  petite  de 
matière  sur  laquelle  il  avait  opéré.  C'est  pourquoi  l'un  de  ses  com- 
patriotes, Gregory  Watt,  entreprit  des  recherches  analogues,  en 
employant  des  proportions  beaucoup  plus  considérables  de  basalte. 
Le  poids  de  la  roche  traitée  atteignait  700  livres.  La  masse  en  expé- 
rience avait  im,20  de  longueur,  0-,80  de  largeur  et  0m,50  d'épais- 
seur. La  fusion  se  faisait  dans  l'un  des  fours  d'une  usine  à  cuivre  ; 
elle  durait  six  heures  et  le  refroidissement  se  prolongeait  pendant 
huit  jours  sous  un  manteau  de  charbon  qu'on  laissait  se  consumer 
lentement.  Dans  le  mémoire  qu'il  a  publié,  Gregory  Watt  décrit  les 
produits  successifs  de  ce  long  refroidissement.  Le  verre  noir  se  charge 
d'abord  de  globules  grisâtres,  disposés  en  traînées  allongées.  Les 
globules  augmentent  ensuite  de   volume;  leur  diamètre  atteint 
0m,06  et  leur  structure  est  nettement  radiée.  Puis  la  matière  com- 
prise entre  eux  devient  pierreuse  ;  enfin,  elle  acquiert  une  structure 
grenue.  La  masse  est  envahie  par  des  lamelles  cristallines  minces, 
dont  quelques-unes  ont  0m,001  de  longueur  ;  sa  densité  et  son 
pouvoir  magnétique  ont  augmenté  notablement.  Ce  qui  ressort  de 
cette  remarquable  expérience,  c'est  la  possibilité  d'obtenir  des  pro- 
duits cristallins  par  un  recuit  prolongé  d'une  roche  naturelle  fon- 
due. L'incertitude  des  résultats  tient  surtout  à  l'imperfection  des 
moyens  alors  utilisés  pour  déterminer  les  minéraux  formés  et  pour 
constater  leur  mode  d'agencement. 

Pendant  plus  d'un  demi-siècle,  James  Hall  et  Gregory  Watt  n'ont 
pas  eu  de  successeurs.  En  1866,  H.  Daubrée,  étudiant  la  question 
de  l'origine  des  météorites,  effectue  une  longue  suite  de  recherches 
ayant  pour  but  leur  reproduction  artificielle.  Il  fond  et  soumet  à  un 
recuit  prolongé  plusieurs  roches  terrestres  analogues  par  leurs  élé- 
mens  minéralogiques  aux  produits  planétaires.  11  opère  également 
sur  des  mélanges  chimiques  de  même  composition,  et,  dans  tous  ces 
cas,  obtient  des  produits  nettement  cristallisés.  Il  conclut  de  ses 
expériences  que  les  météorites  sont  désormais  imitées  dans  les 
traits  généraux  de  leur  composition  et  que  plusieurs  détails  intimes 
de  leur  structure  se  trouvent  même  reproduits  ;  mais  certaines  par- 
licularités  qu'il  remarque  dans  les  matières  résultant  de  ses  essais 
l'arrêtent  quand  il  s'agit  d'établir  une  assimilation  complète. 


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LA  REPRODUCTION  DES  MINÉRAUX,  197 

Tel  était  l'état  de  la  science  des  synthèses  minérales,  lorsqu'en 
1878  commencèrent  dans  le  laboratoire  de  géologie  du  Collège  de 
France  les  travaux  qui  ont  abouti  à  la  reproduction  de  presque  toutes 
les  roches  d'origine  ignée.  Le  titulaire  de  la  chaire  et  un  ingénieur 
distingué  du  corps  des  mines,  H.  Michel  Lévy,  sous-directeur  du 
laboratoire,  ont  travaillé  de  concert  à  cette  œuvre  importante.  Plu- 
sieurs conditions  favorables  ont  contribué  au  succès  de  leur  entre- 
prise. L'un  et  l'autre,  adonnés  depuis  plusieurs  années  aux  études 
pétrographiques,  connaissaient  à  fond  les  méthodes  nouvelles  d'in- 
vestigation microscopique,  et,  par  conséquent,  pouvaient  surmon- 
ter les  obstacles  qui,  dans  la  détermination  des  résultats,  avaient 
arrêté  leurs  devanciers.  Gomme  moyens  pratiques,  ils  disposaient 
des  appareils  de  chauffage  perfectionnés  dont  la  chimie  a  récem- 
ment enrichi  les  laboratoires.  Enfin,  l'examen  attentif  des  roches 
volcaniques  leur  avait  manifesté  clairement  la  puissance  de  la  voie 
ignée  pour  produire  des  cristallisations  et  montré  que,  pour  atteindre 
ce  but,  il  n'était  besoin,  ni  d'une  chaleur  excessive,  ni  d'aucun  agent 
mystérieux.  Us  savaient  que  tous  les  silicates  des  roches  éruptives 
fondent  à  une  température  inférieure  à  celle  de  la  fusion  du  pla- 
tine ;  par  conséquent,  le  laboratoire  du  Collège  de  France  possédait 
des  moyens  de  chauffage  suflisans  pour  procurer  la  chaleur  néces- 
saire à  la  cristallisation  de  ces  corps.  Toute  la  difficulté  des  expé- 
riences consistait  dans  le  choix  de  la  température  à  employer  ;  mais 
ce  choix  peut  être  déterminé  par  des  données  positives.  Un  silicate 
quelconque,  après  fusion  et  refroidissement,  se  transforme  en  un 
verre  qui  fond  à  une  chaleur  moindre  que  le  minéral  auquel  il  doit 
son  origine.  Si  l'on  veut  régénérer  un  de  ces  corps,  arriver  à  sa 
cristallisation  en  partant  de  ses  élémens  chimiques,  il  faut  effectuer 
le  recuit  du  mélange  à  une  température  plus  basse  que  celle  de  la 
fusion  du  minéral  cristallisé  et  plus  élevée  que  celle  de  la  fusion  du 
même  corps  réduit  à  l'état  vitreux.  Ces  limites  entre  lesquelles 
doit  être  maintenu  le  chauffage  du  creuset  sont  variables  d'une 
espèce  à  l'autre  et  souvent  très  resserrées.  Tel  minéral  ne  peut  cris- 
talliser qu'au  rouge  sombre  ;  tel  autre  exige  au  contraire  la  chaleur 
du  rouge  blanc  et  ne  peut  se  former  parfois  que  dans  des  condi- 
tions où  le  platine  des  creusets  commence  à  se  ramollir.  Il  semble 
d'après  cela  que,  lorsqu'il  s'agit  de  refaire  artificiellement  une  roche 
formée  de  cinq  ou  six  corps  appartenant  à  des  espèces  distinctes, 
le  problème  à  résoudre  soit  des  plus  compliqués;  cependant  la  pra- 
tique démontre  qu'en  général  deux  stades  de  chauffage  suffisent. 
Pour  le  basalte,  par  exemple,  qui  est  composé  de  minéraux  très  iné- 
gaux au  point  de  vue  de  la  fusibilité,  on  opère  dans  un  premier 
recuit  au  rouge  blanc  la  cristallisation  du  fer  oxydulé  et  du  péridot, 


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198  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  Ton  obtient,  dans  un  second  recuit  au  rouge  cerise,  celle  des 
autres  minéraux  de  la  roche.  Les  '  observations  pétrographiques 
prouvent  du  reste  que  c'est  ainsi  qu'opère  la  nature. 

La  longue  durée  de  ces  expériences  et  ia  possibilité  dT en  inter- 
rompre le  cours  à  chaque  instant  permettent  d'en  suivre  les  phases 
et  d'assister,  pour  ainsi  dire,  à  la  formation  des  groupemens  molé- 
culaires. Tantôt,  les  cristaux  grossissent  lentement,  dépouillant  peu 
à  ptu  la  matière  ambiante  des  èlémens  chimiques  nécessaires  à  leur 
constitution  ;  tantôt,  ils  se  forment  brusquement,  après  qu'un  recuit 
prolongé  a  préparé  les  élémens  de  leur  organisation.  Les  uns  crois- 
sent par  addition  de  couches  concentriques;  d'autres  montrent 
d'abord  les  linéamens  de  leurs  contours  et  postérieurement  en  com- 
blent l'enceinte.  Souvent  ils  englobent  des  bulles  de  gaz  et  des  par- 
ticules du  magma  vitreux  qui  les  engendre,  imitant  en  cela  ce  qu'on 
observe  dans  les  roches  naturelles.  Les  minéraux  les  plus  réfrac- 
taires  cristallisent  les  premiers  et  les  antres  se  développent  succes- 
sivement dans  l'ordre  inverse  de  leur  fusibilité. 

Les  associations  minérales  qui  ont  été  le  fruit  de  ces  travaux  sont 
identiques  aux  principaux  types  des  roches  volcaniques;  elles  en 
ont  la  composition  et  la  structure;  mais  ce  qui  donne  surtout  de 
l'importance  à  ces  synthèses,  c'est  qu'elles  ont  été  produites  dans 
des  conditions  imitant  fidèlement  celles  que  la  nature  met  en  œuvre  ; 
elles  sont  ainsi  un  exemple  frappant  des  services  que  l'expérimen- 
tation peut  rendre  à  la  géologie. 

Une  dernière  considération  doit  ici  fixer  l'attention  du  lecteur. 
Quand  on  parcourt  la  liste  de  ceux  qui  ont  travaillé  aux  recherches 
synthétiques  minérales,  on  n'y  lit  guère  que  des  noms  français.  Cette 
remarque  n'a  pas  échappé  à  la  sagacité  des  commentateurs  étran- 
gers et,  à  diverses  reprises,  ils  s'en  sont  faits  les  interprètes,  s'éton- 
nant  du  cachet  national  particulier  que  présentait  ainsi  une  branche 
de  science.  11  est  évident  que  la  raison  du  fait  est  de  nature  psy- 
chologique et  ne  peut  être  cherchée  que  dans  le  caractère  propre  à 
notre  race  ;  elle  parait  réskier  dans  l'instinct  secret  qui,  de  l'étude 
des  phénomènes,  nous  conduit  rapidement  à  la  recherche  des  causes 
et  nous  presse  hâtivement  de  savoir  le  pourquoi  des  données  de  l'ob- 
servation. Notre  génie  scientifique  national  répugne  à  l'idée  d'ac- 
cumuler une  masse  de  faits  sans  tenter  d'en  pénétrer  le  principe. 
Cette  tendance  peut  entraîner  quelquefois  à  des  hypothèses  hasar- 
dées, mais  on  doit  reconnaître,  d'autre  part,  qu'elle  offre  de  sérieux 
avantages  quand  elle  inspire  des  expériences  synthétiques  comme 
celles  dont  nous  avons  esquissé  le  tableau^ 

F,  Fouqué* 

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LE 


LIV8E  DE  ï.  LE  DUC  DE  BBOGLIE 

R  FKÉDËHIC  II  ET  MAHHMTHËRÈSE 


A  peine  l'empereur -Charles  VI  euU'û  succombé,  le  20  octobre  17Ù0, 
à  aae  indigestion  de  ihampignooa,  que  Maurice  de  Saxe  écrivit  aa 
comte  fie  Brûhl  :  «  Voilà  le  brouillamini  général,  j'ai  une  part  à  y 
prendre.  9  Ce  qu'écrirait  Maurice  de  &axev  tout  le  monde  le  pensait; 
il  était  alors  peu  de  gouveraeraeas  qui  ne  s'occupassent  de  calculer 
leurs  ehaoces,  4e  rechercher  «e  qu'ils  pouvaient  avoir  à  perdre  ou  i 
gagner  4aus  cette  affaire.  L'histoire  moderne  n'offre  guère  de  spectacles 
plus  dramatiques  que  l'orageuse  mêlée  k  laquelle  donna  lieu  J'ouver- 
tum  de  la  secoesaion  de  Charles  VI.  L'importance  desévénemens,  la 
phy*k>n<M*ie  originale  4as  principaux  acteurs,,  la  grandeur  des  carac- 
tères et  des  ^uie^loutxeacDiuità  doaner  plus  d'iiuérêtà  ceue  époque 
de  crise  et  de  confusion,  <qui  a  produit  de  graves  changpmens  dans  1a 
comtiûitien  politique  de  l'Europe.  D'un  cbti*  une  jeune  souveraine 
qui;  abandonnée  du  ciel  et  des  hommes  et  sentant  la  terre  manquer 
soms  «es  pieds,  oppose  aux  trahisons  de  la  fortune  la,  plus  héroïque 
fenneté  4'***,  travailla  sans  relàehe  nont-seulameat  à  a'assnrer  la 
ponasaon  'de  se*états  héréditaires»  mais  à  placer  la  couronne  impé- 
riale sur  la  tête  d'un  disgracieux  mari  qu'elle  prend  sous  la  proteciion 
de  ses  grâces;  d'autre  part,  un  roi  de  vingt-huit  ans  tenu  jusqu'à  son 
avènement  à  l'écart  de  tout  et  révélant  dès  ses  débuts  un  génie  poli- 


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200  REVUE  DES  DEUK   MONDES* 

tique  qu'égalera  bientôt  son  génie  militaire,  ua  lettré,  un  parnassien, 
un  joueur  de  flûte,  un  apprenti  philosophe  sous  lequel  on  voit  percer 
subitement  un  ambitieux  sans  peur,  sans  vergogne  et  sans  remords, 
et  qui,  semblable  à  un  jeune  épervier  impatient  d'essayer  ses  forces 
et  pon  bec,  fond  de  plein  vol  sur  sa  proie,  la  couvre  de  ses  ailes,  la 
tient  si  fortement  dans  ses  ongles  qu'il  faut  désespérer  de  la  lui  arra- 
cher, les  principaux  états  allemands  entrant  en  appétit  et  réclamant 
leur  part  dans  la  curée,  l'Angleterre  et  la  France  se  mêlant  à  cette 
aventure,  un  inextricable  conflit  de  convoitises  et  de  jalousies,  des 
manœuvres,  des  prétentions  avouées  ou  inavouables,  les  fils  entre-croi- 
sés de  mille  intrigues  contraires,  voilà  ce  que  vit  l'Europe  en  1741,  et 
assurément  aucun  sujet  n'est  plus  propre  à  tenter  un  historien. 

Pour  écrire  le  beau  livre  où  il  a  raconté  les  débuts  de  Frédéric  et  de 
Marie-Thérèse,  les  premières  passes  d'armes  de  leur  grand  duel  et  le 
rôle  qu'y  joua  la  France,  H.  le  duc  de  Broglie  a  mis  à  profit  non-seu- 
lement les  plus  récentes  publications  des  chancelleries  de  Berlin  et  de 
Vienne,  mais  les  correspondances  inédites  des  agens  français  qu'il  a 
patiemment  interrogées  et  compulsées  aux  archives  des  affaires  étran- 
gères (1).  Il  faut  lui  savoir  gré  également  et  de  l'abondance  des  infor- 
mations qu'il  a  recueillies  et  de  l'usage  discret  et  sobre  qu'il  en  a  fait. 
Il  n'a  pas  oublié  un  moment  que  l'histoire  est  un  art  autant  qu'une 
science,  il  a  su  se  défendre  de  cette  intempérance  du  détail  inédit  qui 
est  une  des  maladies  de  notre  temps.  Il  a  semé  à  la  main,  non  à  plein 
sac,  il  n'a  eu  garde  de  tout  dire  et  de  vider  ses  tiroirs.  Si  riches  que 
fussent  les  documens  dont  il  disposait,  il  n'a  sacrifié  à  la  tentation 
d'en  user  ou  d'en  abuser  aucune  des  qualités  maîtresses  qui  font  l'his- 
torien, l'ampleur  du  récit,  le  sentiment  des  proportions  et  de  l'ordon- 
nance, les  vues  d'ensemble,  la  philosophie  des  événemens. 

Si  nous  louons  en  lui  ce  mérite,  ce  n'est  pas  qu'il  loi  en  ait  coûté 
beaucoup  de  se  contenir  ou  de  s'abstenir  à  propos;  il  y  a  un  peu  de 
vertu  dans  tous  les  grands  talens.  Mais  ce  sont  des  vertus  rares  aujour- 
d'hui que  le  goût  et  le  choix.  Jamais  on  ne  poussa  plus  loin  l'amour 
des  minuties,  jamais  on  ne  se  donna  plus  de  peine  pour  graver  dans 
la  mémoire  des  hommes  une  foule  de  choses  parfaitement  dignes 
d'être  oubliées.  Les  écrivains  qui  ont  le  courage  de  retrancher  l'inutile 
de  leurs  arbres  à  fruit  sont  peu  nombreux,  et  ceux  qui  nous  invitent 
à  dîner  sans  nous  faire  passer  par  la  cuisine  le  sont  encore  moins.  Il 
semble  que  le  xa*  siècle,  qui  a  commencé  par  le  romantisme  et  la 
philosophie,  soit  destiné  à  finir  par  le  commérage.  Il  convient  à  un 
historien  de  n'être  ni  romantique  ni  commère,  de  posséder  ce  bon 

(1)  Frédéric  II  $t  Marie-Thérèn  d'après  des  document  nouveaux,  17104742,  ptr  le 
duc  de  Broglie;  Calmann  Lévy,  1883. 


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FRÉDÉRIC   II   ET   MARIE-THERESE.  201 

sens  qui  voit  de  haut  et  qui  résume.  Le  grand  Frédéric,  qu'il  est  per- 
mis de  citer  à  ce  sujet,  puisqu'il  est  question  de  lui  dans  cette  affaire, 
écrivait  un  jour  à  l'un  de  ses  ministres,  qui  attachait  trop  d'impor- 
tance à  des  puérilités  de  procédure: «Je  me  ressouviens  d'un  conte  du 
Boocalin  qu'un  homme  qui  voulait  aller  de  Rome  à  Tusculum  s'amusa 
à  vouloir  faire  taire  toutes  les  sauterelles  qu'il  trouva  dans  son  che- 
min; un  autre,  qui  allait  au  même  endroit  que  lui,  laissa  crier  les 
sauterelles  et  y  arriva.  Imitons  le  dernier  de  ces  voyageurs  et  pous- 
sons à  notre  but  sans  nous  embarrasser  des  bagatelles.  »  M.  le  duc  de 
Broglie  n'a  refusé  à  la  curiosité  de  ses  lecteurs  ni  les  détails  agréa- 
bles ni  les  anecdotes  piquantes;  mais  il  s'est  occupé  surtout  de  pous- 
ser au  but  et  d'arriver  à  Tusculum,  laissant  à  tel  historien  allemand 
qui  a  traité  le  môme  sujet  que  lui  le  soin  de  compter  les  saute- 
relles. 

Un  autre  mérite,  que  nos  voisins  d'outre-Rhin  ne  sauraient  lui  con- 
tester sans  injustice,  est  l'impartialité.  Mais  il  est  bon  de  s'entendre 
sur  ce  point.  Demander  à  un  historien  de  ne  rien  aimer  et  de  ne  rien 
haïr,  c'est  lui  demander  de  sortir  des  conditions  de  la  nature  humaine, 
de  se  tenir  au-dessus  ou  au-dessous.  Exiger  qu'il  n'ait  ni  sympathies 
ni  antipathies,  c'est  vouloir  qu'il  n'ait  ni  chaleur  d'âme  ni  caractère  et 
qu'il  n'en  mette  point  dans  ses  récits  comme  dans  ses  portraits.  M.  de 
Broglie  préfère  résolument  Marie-Thérèse  à  Frédéric  II,  et  il  ne  s'en 
cache  pas;  mais  cette  préférence,  qu'on  la  blâme  ou  qu'on  l'approuve, 
qu'on  soit  disposé  ou  non  à  la  partager,  ne  l'a  jamais  induit  en  tenta- 
tion de  violenter  les  faits  ou  de  forcer  les  témoignages,  et  il  serait  dif- 
cile,  croyons-nous,  de  le  convaincre  de  quelque  péché  soit  d'omission, 
soit  de  commission  contre  la  sainte  vérité  de  l'histoire,  qui  lui  est  plus 
chère  que  la  reine  de  Hongrie. 

Le  plaisir  de  comprendre  et  d'expliquer  est  le  plus  savoureux  de 
tous  pour  le  véritable  historien  et  lui  sert  de  préservatif  contre  l'en- 
traînement de  ses  passions  ou  de  ses  partis-pris.  Le  naturaliste  qui 
étudie  un  serpent  à  sonnettes  h'a  garde  de  le  classer  parmi  les  êtres 
pernicieux  dont  il  importe  d'éviter  soigneusement  la  rencontre;  il  ne 
lui  reproche  ni  les  crimes  qu'il  a  pu  commettre  ni  la  puissance  de  son 
venin  capable  de  tuer  un  homme  en  quelques  heures.  Il  cherche  à  se 
rendre  compte  de  sa  structure,  de  ses  formes  trapues,  de  la  grosseur 
de  sa  tète,  de  son  museau  court,  de  l'épaisseur  de  ses  écailles,  de 
l'agencement  de  sa  queue  formée  de  pièces  cornées  qui  se  meuvent 
les  unes  sur  les  autres.  Il  découvre  dans  la  composition  organique  de 
ce  monstre  une  harmonie  qui  l'enchante;  il  est  tenté  de  s'écrier  : 
«  Quel  beau  monstre  1  »  L'homme  qui  a  des  yeux  d'artiste  a  beau  aper- 
cevoir dans  le  monde  beaucoup  de  choses  qui  blessent  ses  sentimens 
ou  révoltent  sa  morale,  il  ne  laisse  pas  de  goûter  infiniment  le  spec- 


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302  wure  bus  dbux  motobs. 

tarife  mêlé  de  la*  vie  humaine  avec  ses  eeuftafoos,  ses  ombras  et  ses 
himièree,  et  quand  il  lui  arrive  de  rencontrer  un  coquin  de  )a  grande 
espèce,  possédant  toutes  les  qualités,  tous  les  talens,  toutes  les  vertus 
de  Fôoétat,  il  ne  renonce  pes  à  to  juger,  mais  il  ne  peut  s'empécker 
de  se  dire  :  «  Quel  beau  coquin  !  »  et  it  se  surprend  4  souhaiter  Ans 
le  secret  de  son  cœur  que  )a  race  ne  s?en  perde  pas. 

n  y  a  del'artisteoudu  naturaliste  «dans  le  véritrfbte  historien?  la 
sévérité  de  ses  jugemens  est  tempérée  par  rameur  que  lui  inspire  son 
sujet,  et  la  joie  quTû  éprouve  à  comprendre  ce  qull  n'aime  pas  te  lui 
fait  presque  aimer.  On  raconte  qu'un  sectaire  de  grand  mérite,  qui  a 
écrit  une  volumineuse  histoire  de  la  réfbrmation,  disait  un  jour  à  l'il- 
lustre LéopoW  Ranke  en  hri  donnant  l'acccrtade  :  «c  Nous  pommes  dou- 
blement confrère*,  étant  l'on  et  l'autre  historiens  et  protestans.  —  Ah  ! 
permettez,  monsieur,  répliqua  vivement  M.  Ranke,  il  y  a  entre  nous  une 
grande  différence;  vous  êtes  plus  protestant  qu'historien  et  je  suis 
plus  historien  que  protestant.  »  Un  témoignage  que  les  Allemands  de 
bonne  foi  rendront  à  M.  le  duc  de  Broglie,  c'est  que,  si  attaché  qu'il 
soit  aux  intérêts  de  son  pays,  quand  il  écrit  l'histoire,  il  est  encore  plus 
historien  que  Français. 

Il  Pa  prouvé  dans  ph»  d'une  page  fort  éloquente,  où  il  explique 
avec  une  loyale  franchise  les  causes  du  mauvais  vouloir  que  les  Alle- 
mands du  xvi ii»  siècle  portaient  à  la  France,  les  justes  sujets  de  défiance 
et  de  rancune  qu'on  leur  avait  donnés.  11  y  rappeHe  que  «  Richelieu 
avait  toujours  su  conserver  à  son  intervention  dans  les  affaires  alle- 
mandes ce  caractère  de  modération  qui,  combiné  avec  l'énergie  de  ses 
actes,  faisait  la  véritable  originalité  de  son  génie,  »  qu'en  soutenant 
les  protestans  ce  grand  ministre  ménageait  la  conscience  et  la  dignité 
des  catholiques,  qu'il  ne  traitait  jamais  de  haut  ceux  qulte  secourait 
de  ses  deniers  ou  de  ses  soldats,  qu'il  leur  épargnait  toujours  ces  airs 
protecteurs,  ces  paroles  de  bienveillance  superbe  qui  transforment  les 
services  en  injures.  Ce  fat  Louis  XIV  qui  fit  tout  le  mal,  parce  qu'il 
n'avait  pas  le  génie  politique  et  qu'il  sacrifia  trop  souvent  le  profit  à 
l'éclat  et  à  la  montre,  les  intérêts  de  l'état  aux  solennelles  jouissances  de 
son  orgueil.  Plus  que  toute  autre  nation,  l'Allemagne  eut  à  souffrir  de 
sa  vautté  fastueuse.  «  Durant  un  demî-siècle,  Louis  XIV  avait  fait  pas- 
ser tant  de  fois  le. Rhin  h  ses  armées,  sans  nécessité  et  sans  prétexte, 
fait  pHyer  si  cher  son  alliance  à  ses  amis  et  sentir  si  rudement  sa  puis- 
sance à  ses  adversaires,  gravé  le  souvenir  de  ses  exploits  en  termes 
emphatiques  sur  tant  d'arcs  de  triomphe,  qu'à  force  de  froisser  Fa  «tour- 
propre,  qui  ne  dort  jamais,  il  avait  fini  par  réveiller  le  patriotisme 
assoupi.  s 

Copiant  de  fâcheux  exemples,  grands  ou  petit*  seigneurs,  bourgeois, 
luttrés,  aggravaient  Pefet  des  maladroites  hauteurs  du  uouverain  par 


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FRÉDÉRIC   11   £T  MAJUE-THERÈS&.  203 

l'impertinence  de  leurs  procédés  et  de  leurs  propos»  de  leurs  persi- 
flages et  de  leurs  brocards.  «  Quand  un  prioce  ou  un  eavoyé  allemand 
faisait  son  entrée  à  rCEil-de-Bœuf,  c'était  parmi  les  petita-iuattres  à 
qui  irait  le  lendemain  amuser  les  belles  dames  dans  les  ruelles  de 
bonne  compagnie  aux  dépens  de  son  costume  burlesque,  de  se*  ma- 
nières empesées,  de  la  profondeur  de  ses  révérences  et  de.  la  lourdeur 
de  son  accent.  »  La  fatuité  est  de  tous  les  vices  de  l'esprit  le  plut  sot 
et  le  plus  coûteux.  La  nôtre  nous  a  fait  beaucoup  de  tort,  noue  l'avons 
payée  très  cher.  Nous  en  voilà  presque  guéris,  espérons  que  c'est  pour 
toujours. 

Personne  n'a  mieux  expliqué  que  M.  de  BrogUe  l'immense  popula- 
rité que  pouvait  se  promettre  le  premier  prince  allemand  qui  se  senti- 
rait de  taille  à  regarder  la  France  en  face.  Pour  n'exciter  ni  jalousies 
ni  ombrages  ni  complots  contre  sa  gloire,  il  importait  qu'un  tel  prince 
ne  fût  ni  un  fils  d'Autriche,  ni  un  prétendant  au  saint- empire,  ni  un 
catholique  zélé,  ni  un  protestant  fanatique,  mais  il  fallait  austri  qu'il 
imposât  le  respect  par  ses  grandes  actions  et  par  l'audace  de  ses  entre* 
prises,  qu'il  fût  un  enfant  gâté  de  la  fortune,  qu'il  eût  conquis  sa  place 
parmi  les  puissans  et  le*  victorieux  a  Supposez  de  plus  qu'au  génie 
politique  et  militaire  cet  homme  privilégié  joignit  le  don  d'écrire  et  de 
penser  à  l'égal  des  plus  grands  maîtres  de  la  philosophie,  supposez 
qu'en  particulier  il  excellât  dans  l'art  terrible  de  manier  la  satire  et  se 
plût  k  en  faire  usage  pour  retourner  ce  fer  empoisonné  dans  les  chairs 
et  dans  le  cœur  de  ceux-là  même  qui  s'en  étaient  longtemps  servis 
contre  sa  patrie?  supposez,  que  tour  à  tour  infidèle  allié  et.  heureux 
ennemi  de  Ja  France,  il  fît  pendant  un  demi  siècle  de  nos  rois,  de  nos 
ministres,  de  nos  généraux,  de  nos  diplomates,  te  point  de  mire  de  sas 
épigrammes  réy>étées  par  tous  les  échos  de  l'Europe...  quel  change- 
ment  de  scène  inattendu  1  Quel  renversement  de  tous  les  rôles  1  Pour 
l'orgueil  allemand,  quel  retour  de  tant  d*  disgrâces  1  Pour  la  vanité 
surtout,  quelle  revanche  de  tant  de  blessures  1  »  Quand  on  est  capable 
de  rendre  une  si  éclatante  justice  à  ce  qu'on  n'aune  pas,  on  est  quitte 
envers  sa  conscience,  et  gui  pourrait  douter  aprè*  cela  que  M.  d«  Bro- 
glie  n'ait  la  raiaon  assez  haute  pour  ne  point  déprimer  ni  ravaler  les 
grands  hommes  qui  lui  déplaisent,  assez  de  dégagement  d'esprit  pour 
pouvoir  admirer  les  serpeos  à  sonnettes? 

C'est  une  partie  considérable  du  talent  de  L'historien  que  Part  de 
soulever  les  questions»  de  les  poser  nettement,  de  les  discuter  et  d* 
les  résoudra.  Sans  adopter  de  tout  point  les  conclusions!  de  M.  le  dae  de 
BrogUe,  tous  ses  lecteurs  demeureront  d'accord  qu'il  a  traité  de  main 
de  maître  et  débattu  avec  autant  de  méthode  que  d'autorité  Los  deux 
questions  que  voici  :  Quelle  étah  pour  la  France  la  meilleure  conduite  à 
suiv/e  dans  iaguerre  de  la  «accession  d'Autriche*  De  quel  nom  cm- 


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204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vient-il  de  qualifier  la  défection  de  Frédéric,  qui,  plantant  là  sea 
alliés,  les  laissant  porter  seul  le  poids  du  jour,  se  ménagea  en  1742 
une  paix  séparée  avec  l'ennemi  commun  et  se  retira  sous  sa  tente,  la 
conscience  tranquille,  le  cœur  en  joie  et  les  mains  pleines  ? 

En  1740,  la  France  pouvait  choisir  entre  l'alliance  de  la  Prusse,  celle 
de  l'Autriche  ou  la  politique  expectante.  Quel  que  fût  son  choix,  dans 
quelque  combinaison  qu'elle  entrât,  elle  avait  à  se  garder  de  l'Angle- 
terre, sa  jalouse  rivale,  sa  mortelle  ennemie  d'alors,  qui,  désireuse 
de  s'assurer  la  souveraineté  des  mers,  était  toujours  prête  à  ameuter, 
à  coaliser  l'Allemagne  contre  l'héritier  et  l'héritage  du  grand  roi.  Si  la 
France,  au  lieu  de  lier  partie  avec  la  Prusse,  avait  épousé  la  cause  de 
Marie-Thérèse,  le  roi  d'Angleterre  se  serait  souvenu  qu'il  était  élec- 
teur de  Hanovre  et  que  Frédéric  défendait  les  libertés  du  corps  ger- 
manique contre  la  puissance  impériale.  Frédéric  y  comptait  bien, 
c'était  là-dessus  qu'il  tablait,  et  il  n'était  pas  homme  à  négliger  aucun 
des  atouts  qu'il  avait  dans  son  jeu.  Il  était  certain  que  le  jour  où  il 
romprait  son  pacte  avec  la  France,  l'Angleterre  viendrait  à  lui;  aussi 
la  ménageait-il,  sans  qu'il  lui  en  coûtât  autre  chose  que  d'artificieuses 
coquetteries,  et  personne,  comme  on  sait,  ne  s'entendait  autant  que 
lui  à  cajoler  les  gens,  à  les  amuser  par  de  belles  paroles,  à  les  effrayer 
par  de  fausses  menaces,  à  les  reprendre  par  des  caresses  qui,  succé- 
dant aux  rebuffades,  n'en  avaient  que  plus  de  douceur  et  plus  de  prix. 
Les  hommes  étaient  pour  ce  grand  musicien  un  instrument  dont  il 
jouait  comme  de  la  flûte.  «  Tâchez  cependant  de  flatter  Hyndford,  écri- 
vait-il à  son  ministre  d'état,  le  comte  de  Podewils,  et  de  nous  le  con- 
server; c'est  un  escalier  dérobé  qui  peut  servir  en  cas  d'incendie... 
lorsque  nous  n'aurons  plus  d'autre  saint  auquel  nous  vouer.  » 

Dans  de  telles  conjonctures,  l'alliance  autrichienne  avait  sans  doute 
ses  avantages,  mais  elle  offrait  de  graves  inconvéniens  et  ne  promet- 
tait qu'un  profit  douteux.  H.  de  Broglie  a  rendu  un  juste  hommage  au 
caractère  comme  à  l'intelligence  supérieure  de  Marie-Thérèse,  et  nous 
ne  voudrions  pas  retrancher  un  mot  à  l'éloge  qu'il  fait  de  ses  grandes 
qualités.  Mais,  on  l'a  vu  vingt  ans  plus  tard,  Marie-Thérèse  était  une 
amie  peu  commode  et  peu  donnante;  la  générosité  n'était  pas  au 
nombre  de  ses  vertus.  Avec  ses  beaux  yeux  d'un  bleu  sombre,  sa  cheve- 
lure bouclée,  le  charme  de  son  sourire,  ses  dents  éblouissantes,  le  par- 
fait ovale  de  son  visage,  son  cou  de  cygne  et  toutes  ses  grâces,  c'était 
une  de  ces  femmes  adorables  et  blondes,  qui  pèsent  lourdement  au 
bras  sur  lequel  elles  s'appuient;  aussi  faut-il  y  regarder  à  deux  fois 
avant  de  le  leur  offrir.  Elle  aimait  à  prendre,  quoiqu'elle  pleurât  quelque 
fois  en  prenant;  mais  elle  aimait  aussi  à  retenir  ce  qu'elle  avait  fait 
mine  de  donner,  et  elle  s'entendait  à  exploiter  ses  amis.  M.  de  Broglie 
raconte  qu'elle  avait  poussé  la  naïveté  jusqu'à  demander  à  Frédéric  sa 


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FRÉDÉRIC  II  ET  MARIE-THERÈSE.  205 

voix  et  son  appui  pour  le  grand-duc  dans  le  collège  électoral ,  «  en 
lui  promettant  en  récompense  son  éternelle  affection.  »  Elle  perdit 
bien  vite  sa  naïveté,  mais  elle  conserva  l'habitude  de  croire  qu'elle 
récompensait  suffisamment  ses  alliés  par  son  éternelle  affection, 
qu'ils  devaient  s'en  contenter. 

Frédéric  craignait  que  le  cardinal  de  Fleury  ne  fût  jaloux  de  ses 
agrandissemens  et  ne  rêvât  de  partager  l'Allemagne  entre  un  certain 
nombre  de  roitelets  qui  se  tiendraient  en  échec  les  uns  les  autres  : 
Lauter  Kleine  Hcrren,  Regulos  zu  haben  und  einen  mit  dem  anderen  xu 
balanciren.  La  reine  de  Hongrie  redoutait  encore  plus  que  lui  la  pré- 
pondérance française,  et  dans  la  guerre  de  sept  ans,  la  France,  fort 
empêchée  de  défendre  ses  colonies  contre  les  âpres  convoitises  de 
l'Angleterre,  dut  au  mépris  de  ses  intérêts  dépenser  le  plus  clair  de 
ses  ressources  en  d'inutiles  efforts  pour  rendre  la  Silésie  à  l'Autriche  : 
—  «  On  aime  ici  le  roi  de  Prusse  à  la  folie,  écrivait  Bernis  en  avril 
1758,  parce  qu'on  aime  toujours  ceux  qui  font  bien  leurs  affaires  ;  on 
déteste  la  cour  de  Vienne,  parce  qu'on  la  regarde  comme  la  sangsue 
de  l'état.  »  H.  Sorel  remarque,  en  citant  ce  passage,  que  l'expression 
n'était  pas  trop  forte,  que  Marie-Thérèse  usait  de  tous  les  moyens  et 
de  tous  les  argumens  pour  arracher  au  cabinet  de  Versailles  son  der- 
nier homme  et  son  dernier  écu,  que  son  jeu  semblait  être  de  démem- 
brer la  Prusse  et  de  ruiner  la  France  du  même  coup  (1).  L'amitié  de 
Marie-Thérèse  nous  a  coûté  très  cher,  nous  l'avons  .payée  de  la  perte 
de  tout  notre  empire  colonial. 

Le  roi  Louis  XV  avait  beaucoup  d'esprit,  mais  par  malheur  il  avait 
encore  plus  d'indifférence,  et  les  indifférons  ne  sont  bons  à  rien.  M.  de 
Broglie  rapporte  un  mot  de  ce  tristç  souverain  qui  témoigne  de  son 
inutile  perspicacité.  Comme  on  s'entretenait,  à  Versailles,  de  la  mort 
de  l'empereur  Charles  VI  et  du  parti  qu'il  convenait  de  prendre,  le 
roi,  d'abord  silencieux,  finit  par  dire  de  son  air  de  langueur  accou- 
tumé :  «  Nous  n'avons  qu'une  chose  à  faire,  c'est  de  rester  sur  le  mont 
Pagnote.  »  A  quoi  l'un  des  assistans  répliqua  :  «  Votre  Majesté  y  aura 
froid,  car  ses  ancêtres  n'y  ont  pas  bâti.  »  L'historien  a  bien  raison 
d'ajouter  qu'on  reconnaît  dans  ce  mot  trivial  Louis  XV  tout  entier, 
«  avec  cette  justesse  de  coup  d'œil  et  ce  sens  pratique  dont  la  nature 
l'avait  doué ,  qualités  précieuses  dont  la  France  ne  profita  jamais, 
parce  que  pour  être  dignes  d'un  roi,  il  leur  manqua  toujours  d'être 
relevées  par  un  souffle  de  générosité  et  soutenues  par  un  ressort  éner- 
gique de  volonté.  » 

Dans  l'état  des  choses,  la  politique  expectante  était  la  plus  sage  et  la 
meilleure.  Mais  la  passion  d'abaisser  la  maison  d'Autriche  l'emporta 

(1)  B*tai$  <f  histoire  «t  de  critique,  par  Albert  Sorel  ;  B.  Pion,  1883,  p.  149. 

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206  BEVUE  DBS   DEUX  MONDES. 

sur  le  calcul  et  te  bon  sens,  et  le  cabinet  de  Versailles  régla  sa  con- 
duite «  sur  une  tradition  mal  comprise,  devenue  l'objet  d'un  faux  point 
d'bonnear.  »  Il  eût  été  de  son  intérêt  de  se  réserver,  d'attendre 
patiemment  qu'on  eût  besoin  de  lui  et  de  se  faire  acheter  son 
intervention  en  stipulant  le  prix  qu'il  en  demandait,  d'est  ce  qu'un 
homme  d'état  de  nos  jours  appelait  dédaigneusement  la  poitique  de 
pourboire  ;  elle  a  souvent  ses  avantages  et  Richelieu  ne  la  dédaignait 
pas.  Mais  pour  se  mettre  en  mesure  de  profiter  des  èvénemens,  il 
aurait  fallu  s'occuper  d'avoir  une  excellente  armée,  capable  de  suffire 
à  tout,  un  trésor  bien  garni,  une  administration  vigilante  et  ferme. 
Que  sert  d'attendre  Poccasion  si  elle  ne  vous  trouvé  pas  prêt?  On  a 
vu  naguère  un  souverain  qui  espérait  les  plus  beaux  bénéfices  de  la 
politique  expectante.  Quand  vint  le  moment  d'imposer  sa  médiation, 
ses  ministres  lui  représentèrent  qu'il  n'avait  pas  un  corps  d'armée  à 
envoyer  sur  le  Rhin.  Il  avait  dit  :  «  M.  de  Bismarck  est  le  brochet  qui 
mettra  les  poissons  en  mouvement,  et  nous  pécherons.  »  Le  brochet 
a  mangé  les  poissons  et  le  pêcheur  n'a  rien  pris. 

En  se  faisant  le  complice  et  le  suppôt  de  l'envahisseur  de  la  Sttè- 
sie,  le  cabinet  de  Versailles  jouait  gros  jeu.  Mais  on  peut  croire  que  son 
imprudence  eût  produit  de  moins  fâcheux  résultats  si i  avait  mis  plus  de 
vigueur  dans  son  action.  Au  moment  décisif,  Frédéric  eût  été  forcé  de 
compter  avec  lui.  Le  jeune  conquérant  n'avait  pas  l'esprit  tranquille  à 
ce  sujet,  sa  Correspondance  poHtique  en  fait  foi.  Il  subissait  ralliante 
française  par  nécessité,  mais  il  la  goûtait  peu.  Il  craignait  «  de  tirer 
les  marrons  du  feu  et  que  l'heureuse  fin  de  la  guerre  ne  rendît  la 
France  l'arbitre  de  l'univers.  »  11  redoutait  «  son  despotisme  imman- 
quable. » 

En  poitique,  la  façon  de  faire  les  choses  est  encore  phis  importante 
que  les  choses  elles-mêmes,  et  il  n'est  pas  de  conjonctures  dont  un 
gouvernement  avisé  et  résolu  ne  puisse  tirer  parti.  Malheureusement 
le  ministre  dirigeant  de  la  France  n'approuvait  pas  la  combinaison  à 
laquelle  on  s'était  yrrêlé,  il  s'y  prêtait  à  contre-cœur,  il  ne  lui  donnait 
«  qu'une  adhésion  silencieuse  et  mélancolique.  »  M.  le  duc  de  Broglie 
a  fait  du  cardinal  de  Fleury  un  portrait  en  pied  d'une  ressemblance 
achevée  et  d'une  malice  presque  cruelle*  Il  nous  montre  «  ce  vieux 
prêtre,  que  ne  recommandait  ni  le  talent  ni  la  naissance,  sortant  à 
petit  bruit  du  fond  d'une  sacristie,  s'oectipant  de  faire  durer  sa  puis- 
sance autant  que  ses  années,  savourant  les  hommages  qu'on  rendait 
de  toutes  parts  au  Nestor  de  la  politique,  recevant  de  tous  les  souve- 
rains et  de  tous  les  ministres  de  l'Europe  des  lettres  flatteuses,  les 
écoutant  les  toux  baissés,  dans  cette  attitude  de  jouissance  modeste 
qu'un  prélat  mondain  sait  garder  à  l'autel  devant  l'encensoir.  »  S'étant 
tiré  avec  succès  d'une  guerre  qu'il,  n'avait  faite  qu'en  troublant, 


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FfUBBBIUC  II  EX  MAlIft-TUÉRÈSE.  207 

*éttnaè  des»/ bonne  fortune,  il  se  défiait  de  l'avenir,  s©  souciait  médio- 
<xednent  de  remettre  enjeu.  «  Sa  reaommée,  tardivement  acquise;  lui 
semblait,  comme  sa  vieiilessB  merveilleusement  prolongée,  un  bien 
fragile  qui  ne  tenait  qu'à  un  souffle  ai  que  la  moindre  secousse  pou*» 
fait  faire  tombe*  ta  pooaaiôrew  »  A  If  âge  où  iè  ne  s'occupait  que  de 
rivre  sans  déchoir,  on  lui  imposait  denoerveHes  chances  à  courir,  une 
aventure  qui  lui  paraissait  pleine  d'incertitudes,  de  hasards  et  de 
dangers*  et  il  s'écriait  t  «  Je  buis,  comme  dit  l'Écriture,  in  medio  pruvx 
tt  pûrvertâe  mlionisi  » 

Bte  toutes  les  fautes  que  peut  commettre  un  soufrai»  la  plus  grave 
est  de  charger  de  l'exécution  de  ses  plans  un  minisire  qui  les  désap- 
prouve, qui  les  déclara  «  contraires,  à  ses  goûts  et  à  sea  principes;  » 
c'est  une  erreur  que  la  fortune  ne  pardonne  jamais.  On  ne  fait  bien 
çue  ce  qe'oa  ai  nie»  et  de  quoi  qu'il  s'agisse,  il  faut  être  amoureux  de 
son  œuvre;  fes  amoureux  seuls  ont  cette  violence  qui  ravit  noo*seule- 
ment  le  royaume  du  ciel,  mais  le&  couronnes  de  la  terre.  Un  ministre 
attelé  à  une  besogne  qui  lui  déplaît  n'en  souhaite  que  modérément  le 
succès  qui  lui  donnera  tort,  il  se  console  d'avance  d'un  avortement  qui 
lui  donnera  raison  et  le  droit  de  s'écrier  :  «  Ne  vous  i'awais*-je  pas 
dit?  »  11  est  fertile  en  objections,  riche  en  difficultés,  il  marchande,  il 
chipote,  il  ne  prend  que  des  demi-mesures,  et  faire  les  choses  à  moitié 
est  la  pire  conduite  qu'on  puisse  tenir  en  ce  monde  mieux  :  vaut  ne 
rien  faire  du  tout. 

En  1740,  la  France  conduite  par  une  main  sénile  qui  ne  touchait  à 
la  pftte  qu'à  regret  et  avec  répugnaBce,  ne  fit  rien  qu'à  moitié  et  se 
lança  dans  d'ineatricabWs  embarras,  fournissant  des  prétextes  et  des 
occasions  à  la  perfidie  de  celui  que  nous  comparions  à  un  épervier  et 
qui  depuis  avait  pris  figure  d'aigle  ou  de  faucon.  Maître  de  la  SUésie, 
il  dinait  :  Beoli  possidentes  !  —  Et  il  allait  dire  bientôt  :  «  Je  regarde 
cette  affaire  comme  une  navigation  entreprise  par  plusieurs  k  même 
but,  mais  qui  dérangée  par  un  naufrage,  met  chacun  des  voyageurs 
en  droit  de  pourvoir  à  sa  sûreté  particulière,  de  se  sauver  à  le  nage  et 
d'aborder  où  il  peut;  »  ou,  pour  reprendre  la  comparaison  de  Louis  XV, 
le  fortuné  Frédéric  se<  disposait  à  se  retirer  sur  le  mont  Pagnote, 
à  contempler  du  haut  de  son  rocher  avec  cette  joie  secrète  qu'a  racontée 
Lucrèce  ses.  alliés  aux  prises  avec  le  malheur  et  barbotant  dans  leurs 
baa-focds.  H  n'attendait  pour  rentrer  à  Berlin»  la  Silésie  en  croupe, 
que  l'instant, faveraMe,  ce  qtfil  appelait  m  l'heure  du  berger,  »  eu*  il 
était  de  la  race  des  grands  amoureux  et  k  em  pariait  volontiers,  la 
langue. 

U  s'est  trouvé  des  historiens  allemands  pour  affirmer  que  la  défec- 
tion de  Frédéric  étak  in  acte  aussi  conforme  A  toutes  les  lois  d'une 
eaine  monde  quariavario»  de  k  Sildaie  avaitfeé  u»e  entreprise  cor- 


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208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

recte,  justifiée  par  les  règles  du  droit  des  gens.  Nos  voisins  ont  des 
scrupules  qui  les  honorent,  il  ne  leur  suffit  pas  de  réussir ,  ils  seraient 
très  malheureux  s'ils  ne  parvenaient  pas  à  se  convaincre  que  le  ciel 
et  les  principes  sont  pour  quelque  chose  dans  les  bonnes  fortunes  qui 
leur  arrivent.  Us  ménagent  beaucoup  leur  conscience»  ils  tiennent  à 
ne  pas  se  brouiller  avec  elle;  le  plus  souvent  elle  est  bonne  fille,  elle 
croit  facilement  ce  qu'ils  lui  disent.  La  politique  a  ses  castrâtes,  ses 
Escobars,  audacieux  et  subtils,  qui  tandis  que  le  loup  emporte  l'agneau 
au  fond  des  bois  et  le  mange,  se  font  fort  de  prouver  à  l'univers  que 
l'agneau  avait  provoqué  le  loup,  médit  de  lui  et  troublé  son  breuvage. 
Le  grand  Frédéric  pouvait  tout  se  permettre  ;  il  en  était  quitte  pour 
envoyer  sa  conscience  à  ses  casuistes  d'état  comme  on  envoie  son  linge 
à  la  lessive,  ils  la  lui  rendaient  aussi  blanche  qu'une  robe  d'innocence. 
Aujourd'hui  encore,  quoi  que  fasse  M.  de  Bismarck,  H.  de  Treitschke 
ou  tel  autre  sont  là  pour  démontrer  qu'il  n'a  jamais  attaqué  personne, 
qu'il  s'est  toujours  défendu.  M.  de  Bismarck  n'en  croit  rien,  M.  de 
Treitschke  le  croit  à  moitié,  et  cette  demi-sincérité  suffit  pour  sauver 
sa  vertu. 

Il  n'y  a  pas  de  casuisme  qui  tienne,  la  défection  de  Frédéric  est 
injustifiable.  Toutefois,  b'U  existe  dans  l'autre  monde  quelque  tribunal 
devant  lequel  les  hommes  d'état  et  les  souverains  aient  à  rendre  compte 
de  leurs  actions,  nous  pensons  qu'un  avocat  de  Frédéric  aurait  pu  faci- 
lement obtenir  pour  son  terrible  client  le  bénéfice  des  circonstances 
atténuantes.  Il  faut  accorder  que  depuis  le  jour,  où,  contrairement  à 
ses  avis  les  plus  pressans,  les  alliés,  au  lieu  de  marcher  sur  Vienne, 
prirent  la  route  de  Prague,  le  sort  de  toute  la  campagne  fut  compromis 
et  que  les  fautes  qu'il  blâmait  eurent  de  déplorables  conséquences.  Le 
jugement  qu'en  portait  ce  novice  devenu  en  quelques  mois  un  grand 
capitaine  n'était  pas  trop  sévère.  N'étant  presque  jamais  en  force,  ne 
faisant  les  choses  qu'après  coup,  on  s'exposait  à  des  échecs  et  on  ne 
pouvait  poursuivre  ses  avantages.  Le  13  juin  1742,  au  commencement 
de  cette  retraite  où  le  maréchal  de  Broglie  perdit  son  argenterie  et 
40,000  livres  en  espèces,  l'un  des  secrétaires  du  roi  de  Prusse,  Eichel, 
écrivait  au  comte  de  Podewils  «  qu'on  ne  pouvait  imaginer  la  confu- 
sion et  le  désordre  qui  régnaient  dans  l'armée  française,  que  personne 
n'y  voulait  entendre  parler  de  subordination  et  de  discipline,  que  chaque 
officier  marchait  où  et  comme  il  lui  plaisait,  sans  s'inquiéter  de  ses 
hommes  et  sans  que  ses  hommes  s'inquiétassent  de  lui...  Depuis  plu- 
sieurs jours,  ajoutait  Eichel,  ils  n'ont  pas  su  où  était  l'armée  autri- 
chienne, s'en  sont  peu  inquiétés,  et  quoiqu'ils  pussent  le  savoir,  ils 
ne  s'en  sont  informés  qu'en  passant  et  légèrement.  »  Dès  le  2  mars, 
Frédéric  écrivait  à  l'empereur  des  Romains  :  «  Il  n'y  a  ni  volonté  ni 
prudence  ni  accord  parmi  les  Saxons  et  les  Français;  ces  gens  me  font 


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FRÉDÉRIC  II  ET  MABIE-THBBÈSE.  200 

plus  enrager  que  l'ennemi,  les  hussards  et  les  Cravates.  »  Il  leur  repro- 
chait d'éparpiller  leurs  troupes,  de  les  diviser  en  petits  détachemens 
dont  le  plus  heureux  avait,  comme  Ulysse,  l'avantage  d'être  mangé  le 
dernier  par  le  cyclope.  a  Les  petits  paquets,  a  dit  Napoléon,  sont  le 
cachet  des  sots.  »  Pourquoi  le  maréchal  de  Broglie  ne  faisait-il  pas  la 
guerre  comme  M.  le  duc  Albert  de  Broglie  écrit  l'histoire  I 

II  est  juste  de  considérer  aussi  les  efforts,  la  prodigieuse  tension  de 
tous  les  ressorts  de  l'état  qu'une  guerre  de  dix-huit  mois  avait  impo- 
sée à  cette  Prusse  destinée  à  devenir  Tune  des  plus  grandes  puissances 
de  l'Europe,  mais  qui  n'était  alors  qu'un  petit  royaume.  L'armée  avait 
été  fort  éprouvée,  elle  avait  essuyé  ces  pertes  qu'infligent  toujours  à 
leurs  ennemis  les  Autrichiens  même  battus,  et  les  caisses  commen- 
çaient à  tarir.  C'était  le  moment  que  choisissait  la  France  pour  prier 
Frédéric  de  prêter  6  millions  de  florins  à  Charles-Albert,  à  ce  malheu- 
reux empereur  qui  n'avait  que  le  titre  et  n'avait  pas  la  rente.  «  Je  crois 
que  vous  me  prenez  pour  le  juif  de  cour  de  l'empereur,  répondait  Fré- 
déric dans  un  bouillonnement  de  colère  à  l'envoyé  français,  le  gros 
marquis  de  Valory,  et  que  non  content  que  je  ruine  mes  troupes  pour 
lui,  vous  prétendez  que  je  lui  prodigue  les  épargnes  de  l'état;  jamais 
roi  ni  juif  ne  prête  sur  les  physionomies.  Le  roi  de  France  peut  faire 
à  proportion  de  bien  plus  grands  efforts  que  moi,  chacun  doit  se  plier 
à  son  état  et  les  cordes  de  mon  arc  sont  à  présent  tendues  selon  ma 
capacité;  on  devrait  rougir  de  honte  des  propositions  que  Ton  me 
fait.  »  La  fourmi  n'était  pas  prêteuse,  et  en  vérité  la  cigale  prenait 
mal  son  temps. 

Enfin,  quoique  M.  de  Broglie  ait  démontré  qu'autant  qu'on  en  peut 
juger  par  les  pièces  de  chancellerie,  le  cardinal  de  Fleury  ne  songeait 
point  à  jouer  au  plus  fin  avec  Frédéric  ni  à  se  dérober  à  une  alliance 
qui  lui  pesait,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Frédéric  était  inquiet  et 
qu'il  avait  sujet  de  l'être.  Il  se  défiait  beaucoup  des  Saxons,  dont  il 
disait  u  que  l'incertitude,  le  chipotage  et  la  fausseté  formaient  les  lois 
de  leur  politique  et  que  la  fourberie  se  manifestait  dans  toutes  leurs 
négociations.  »  Il  savait  que  Marie-Thérèse,  qui  à  son  école  s'était 
formée  avec  une  surprenante  rapidité  dans  l'art  de  la  diplomatie  en 
partie  double,  négociait  à  Versailles  en  même  temps  qu'avec  lui,  et  il 
savait  aussi  que  l'octogénaire  qui  gouvernait  la  France  avait  hâte  d'en 
finir. 

On  ne  peut  lire  sa  Correspondance  sans  constater  que  ses  inquié- 
tudes, bien  ou  mal  fondées,  étaient  réelles  et  ne  le  quittaient  pas  ; 
elles  percent  dans  ses  missives  les  plus  confidentielles.  Le  16  janvier, 
il  donnait  à  son  ministre  à  Paris  l'ordre  de  bien  sonder  le  cardinal, 
ses  projets,  ses  intentions,  de  s'assurer  s'il  n'était  pas  jaloux  de  la 
gloire  et  des  trophées  du  vainqueur  de  Molwitz.  Le  25  avril,  il  écrivait 
ion  iv.  —  188S.  tt 


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210  HBVUE   DES   DEUX   MOHDKS. 

in  comte  de  Pedewite  i  «  Tout  ce  que  je  redoute,  cfeet  la  France*  et 
qu'elle  ne  neos  veuille  prévenir  par  ose  paix  séparée.  »  Après l'évé- 
nement, Votiaire,  plus  courtisan  ee  jour-là  qu&  Français,  lui  écrivit  : 
ci  J'estime  qu*  vous  avex  gagné  de  vitesse 

Ce  riaHlard  véaérahJaè  qui  le*  destiné* 
Ont  de  l'heureux  Jtastoc  accordé  les  Années. 

Achille  a  été  plus  habile  que  Nestor.  »  Rien  ne  prouve  que  Voltaire 
eût  raison,  mais  il  est  permis  de  croire  qu'il  exprimait  la  vraie  pensée 
de  Frédéric,  qui,  dans  une  lettre  où  le  faux  se  mêlait  au  vrai,  la  sin- 
cérité à  l'audace»  disait  au  cardinal  lui-môme  :  «  Peut-on  m'accuser 
de  faire  la  p?ix  pour  ma  sûreté,  lorsqu'au  fond  du.  Nord  on  en  négo- 
ciait une  qui  allait  à  mon  détriment,  et,  en  un  mot,  peut-on  m'accu- 
ser d'avoir  si  grand  tort  de  me  tirer  d'une  alliance  que  celui  qui  gou- 
verne la  France  avoue  d'avoir  contractée  à  regret?  » 

Au  xvur  siècle,  la  France  a  été  tour  à  tour  l'alliée  de  la  Prusse  et 
de  l'Autriche,  et  elle  n'a  trouvé  nulle  part  son  compte  et  son  avantage. 
Cela  montre  que,  si  important  que  soit  pour  un  pays  le  choix  de  ses 
alliances,  elles  ne  valent  que  ce  que  vaut  son  gouvernement.  Rien  ne 
profite  à  un  gouvernement  faible  et  peu  considéré.  Ses  ennemis  ne  le 
craignent  point,  ses  compagnons  de  fortune  le  trompent  et  l'exploitent; 
où  qu'il  cherche  ton  appui,  ses  amitiés  sont  des  roseaux  qui  lui  per- 
cent la  main.  Si  Frédéric  et  Marie-Thérèse  avaient  eu  affaire  à  Riche- 
lieu, l'un  ne  se  fût  point  avisé  de  le  jouer  sous  jambe,  l'autre  ne  se 
fût  pas  flattée  d'obtenir  qu'il  lui  sacrifiât  les  intérêts  français. 

Ce  qui  ressort  aussi  du  beau  lkre  de  M.  de  Broglie,  c'est  que  les 
gouvernemens  forts  savent  toujours  exactement  ce  qu'ils  veulent  et  ce 
qu'ils  font.  11  peut  leur  arriver  de  tirer  l'épée  pour  conquérir  une 
bicoque  si  elle  leur  parait  indispensable  à  la  défense  de  leur  pa^s; 
mais  ils  ne  se  battent  jamais  que  pour  un  proût  net  et  évident,  ils  ne 
chargent  pas  l'avenir  de  débrouiller  l'écheveau  de  leurs  projets,  de 
leurs  espérances  et  de  leurs  ambitions,  «  Nos  aïeux,,  dit  M.  de  Broglie, 
avaient  déjà  cette  disposition,  dont  un  souverain  de  nos  jours  se  féli- 
citait, h  partir  en  guerre  pour  une  idée.  »  Les  guerres  qu'on  fait  pour 
une  idée  témoignent  ou  d'une  dangereuse  vanité  ou  d'une  paresse 
d'esprit  qui  s'en  remet  à  des  passions  vagues,  à  des  sentimens  confus, 
du  soin  de  régler  sa  conduite.  Le  19  septembre  1742,  Frédéric  é  rivait 
au  cardinal  de  Fleury  :  «  le  hais  le  fanatisme  en  politique  comme  je 
Fabhorce  en  religion.  »  Ce  mot  d'un  grand  homme  mériterait  d'être 
gravé  aur  Ja  porte  d'un  hôtel  des  affaires  étrangères  et  surtout  dans  le 
cerveau  du  ministre  qui  J'habite. 


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REVUE  DRAMATIQUE 


Vandràlfo:  Fédora^  drame  en  4  aotaa,  de  M.  Sacdon.  —  Odéon  -^4mAra/  drame-eo 
5  acte»,  en  vers,  de  M.  Grangeneuve.  —  Le  Mariage,  de  Racine,  comédie  en  1  acte, 
6D  fera,  de  MM.  G.  Livet  et  Vautrey.  —  £r  Drame  de  la  rue  de  la  Paix  (reprise). 


FaH  divers  dialogué,  drame  judiciaire,  mélodrame,  voilà  les  noms 
que  beaucoup  et  gens  dooDetnt  à  la  pièce  de  M..  Sardou,  Fèdcra,  repré- 
sentée au  Vaudeville  pour  la  ventrée  à  Paris  et  les  débats  surce  théâtre 
de  M-*  Daaaala,  née  fternhardt. 

L'œuvre  et  l'artiste  sont  allées  aux  nues  dès  la  veille  de  la  première 
représentation  :  depuis,  i*une  *et  l'autre  se  maintiennent  à  un  haut 
degré  dans  la  faveur  du  public.  Cependant  un  courant  de  raecune 
s'est  établi  dans  h  presse  -et  dans  le  monde,  qui  va  surtout  contre  fou* 
vrage;  même,  si  l'on  ne  diminue  pas  trop  le  mérite  de  la  comédienne, 
c'est  qu'on  veut  le  toar*er  an  détriment  de  Fauteur,  il  en  est  quel- 
ques-ims,  parmi  les  détracteurs,  fui  n'ont  .pas  applaudi  la  pièce  : 
heureux  M.  Sardou,  s'il  n'avait  affaire  qu'à  ceux-là  i  Leur  petit  nombre 
et  Percés  de  leur  méchante  humeur  lui  permettraient  de  les  négli- 
ger. An  contraire,  il  peut  s'inquiéter  ou  s'irriter,  selon  son  caractère, 
du  changement  de  la  plipart,  qui,  halertans  d'émotion,  acchmeatla 
pièce  au  théâtre  et,  le  lendemain,  la  dénigrent  en  dénigrant  les  causes 
de  leur  émotion.  Ils  ne  peuvent  refuser  leurs  éloges  A  telle  et  tette 
scène  qui  les  ont  touchés;  mais  ils  mettent  une  sourdine  à  ces  éloges 


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212  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

en  inscrivant  d'abord  en  tête  de  la  pièce  quelqu'un  de  ces  sous-titres 
que  j'énumérais  tout  à  l'heure.  J'estime  au  moins  superflu  de  suspec- 
ter leur  bonne  foi;  mais  je  voudrais  les  rassurer  sur  les  raisons  de 
leur  plaisir. 

Mélodrame,  qu'est-ce  à  dire?  Je  n'ai  pas  cette  chance»  on  peut  m'en 
croire»  d'ignorer  ce  que  c'est  qu'un  mélodrame.  C'est  un  gros  ouvrage 
bourré  de  matière  et  farci  d'événemens,  une  suite  fort  longue  et  pré- 
cipitée par  endroits  d'actions  singulières  dont  les  mobiles  n'ont  que 
peu  d'importance;  une  série  d'accidens,  une  cascade  artificielle  de 
crimes  et  de  ch&timens,  une  machine  considérable,  dont  les  ressorts 
s'engrènent  et  se  meuvent  devant  nos  yeux  pour  nous  donner  le  plai- 
sir de  les  voir  s'engrener  et  se  mouvoir  et  d'entendre  leur  bruit;  un 
va-et-vient,  un  conflit  d'automates  qui  déclament  en  style  boursouflé 
une  contrefaçon  de  tragédie  ;  une  tragédie  sans  esprit  tragique  et  sans 
esprit  d'aucune  sorte,  une  œuvre  inanimée,  toute  mécanique  et  brute 
qui  ne  donne  l'illusion  de  la  vie  qu'aux  spectateurs  les  plus  grossiers, 
et  n'est  rien  de  plus,  en  fin  de  compte,  que  le  Guignol  des  grands 
enfans.  Or  Fèdora  est  un  drame  en  quatre  actes  qui  durent  deux  heures 
à  peine;  encore  dirait-on  mieux  :  en  un  prologue  et  trois  scènes,  et 
l'on  devrait  ajouter  :  à  deux  personnages.  Ces  deux  personnages,  qui 
demeurent  tout  seuls  sur  le  théâtre  pendant  presque  tout  le  drame, 
ne  peuvent  guère,  comme  on  pense,  nouer  qu'une  intrigue  fort  sim- 
ple. Loin  de  s'exprimer  en  tirades  pompeuses,  ils  échangent  des 
répliques  si  nettes  et  si  brèves  que  leur  dialogue,  par  momens,  se 
réduit  presque  à  une  pantomime.  Cette  pantomime,  d'ailleurs,  n'est 
que  l'expression  de  divers  états  d'àme  si  clairement  aperçus  que  le 
spectateur  devine  le  mot  qui  accompagne  le  geste;  le  geste  et  le  mot 
n'ont  qu'une  valeur  de  signe,  et  non  de  mouvement  ou  de  son  :  point 
de  parade  ici  et  point  de  déclamation.  Il  est  difficile  de  maintenir 
là  contre  que  Fèdora  soit  un  mélodrame. 

Est-ce  un  drame  judiciaire?  Sur  ce  chapitre,  on  peut  s'entendre. 
Supposez  le  sujet  que  voici  :  Un  jeune  homme  a  épousé  une  veuve, 
plus  âgée  que  lui  de  vingt  ans;  le  premier  mari  de  cette  femme  a  été 
assassiné,  l'assassin  n'a  jamais  été  découvert  ni  même  sérieusement 
recherché;  quinze  années  après  son  mariage,  pour  telle  et  telle  raison 
qu'il  est  facile  d'imaginer,  le  second  mari  se  met  en  tête  de  découvrir 
l'assassin  du  premier;  il  mène  l'enquête  de  degré  en  degré,  avec  la 
meilleure  foi  du  monde,  jusqu'au  bout;  il  trouve  à  la  fin  qu'il  est 
F  assassin  de  cet  homme  et  que  cet  homme  était  son  père;  il  est  le 
mari  de  sa  mère;  il  est  parricide,  incestueux,  père  de  ses  frères  et 
sœurs,  frère  de  ses  enfans;  sa  mère,  sa  femme,  —  de  quel  nom  l'ap- 
peler? —  se  tue  et  il  veut  se  tuer...  Cest  un  drame  judiciaire  :  c'est 
aussi  Œdipe  roi. 


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REVUE  DRAMATIQUE.  213 

«  Fait  divers  dialogué  »  parait  plus  fort  que  «  drame  judiciaire;  • 
si  «  drame  judiciaire  »  nous  ébranle  à  peine,  «  fait  divers  dialo- 
gué »  nous  assomme.  On  le  présage  à  l'accent  dont  beaucoup  de 
gens  disent  ces  trois  mots.  Cependant,  que  je  lise  demain  ce  fait 
divers  à  la  troisième  page  d'un  journal  :  a  Madrid,  1*  janvier.  —  Il 
n'est  bruit  que  des  fiançailles  de  M"*  G...  de  G...  avec  M.  R...  de  B..., 
qui  s'est  fait  connaître  récemment  par  deux  duels  heureux.  Dans  le 
premier,  M.  R...  de  B...  avait  tué  M.  de  G...,  le  propre  père  de  sa 
fiancée.  Cause  de  la  rencontre':  un  soufflet  donné  par  M.  de  G...  à 
M.  D.  de  B...,  père  du  fiancé,  un  vieillard.  Le  plus  curieux  est  que  le 
second  adversaire  du  jeune  homme,  H.  S...,  qui  s'est  tiré  d'affaire  à 
meilleur  compte,  avait  été  suscité  contre  lui  par  la  jeune  fille,  dési- 
reuse de  venger  son  père.  »  Que  je  mette  ce  fait  divers  en  dialogue  : 
faudra-t-il  me  blâmer?  Non,  si  j'ait  fait  le  Cid. 

Pourquoi  cependant  le  Cid  est-il  plus  qu'un  fait  divers  dialogué, 
selon  le  sens  que  donnent  à  ces  mots  les  adversaires  de  M.  Sar- 
dou?  Pourquoi  Sophocle,  en  composant  Œdipe  roi,  s'est-il  mis  par 
avance  au-dessus  des  fabricans  de  drames  judiciares  qui  fournissent  le 
théâtre  du  Chàteau-d'Eau?  Cest  que  les  situations  capitales  de  ces 
.chefs-d'œuvre,  à  ne  les  voir  qu'en  elles-mêmes  et  à  ne  considérer 
que  les  faits,  peuvent  bien  être  de  celles  qui  se  trouvent  dans  un 
recueil  de  causes  célèbres  ou  sous  la  rubrique  la  plus  dédaignée  d'un 
journal;  mais  qu'en  même  temps  ces  situations,  pour  Sophocle  et 
Corneille,  sont  des  occasions  d'expérience  sur  des  personnes  humaines  : 
où  le  metteur  en  scène  de  faits  divers,  où  «  l'arrangeur  »  de  causes 
célèbres  ne  nous  ferait  voir  qu'un  jeu  d'événemens,  le  poète  drama- 
tique nous  montre  des  crises  d'àme. 

A  Dieu  ne  plaise  que  j'égale  Fèdora  au  Cid  ou  bien  à  Œdipe  roi  !  Le 
châtelain  de  Marly,  cet  amateur  de  jardins,  ne  me  pardonnerait  pas  un 
pareil  tour.  Quelle  est  cependant  la  situation  capitale  de  sa  pièce,  la 
matière  de  ce  drame  judiciaire  et  du  fait  divers  qu'il  a  porté  sur  la 
scène?  Une  femme  poursuit  de  sa  vengeance  l'homme  qu'elle  soupçonne 
d'avoir  assassiné  son  fiancé;  elle  obtient  son  aveu  en  se  faisant  aimer  de 
lui,  et,  dès  l'instant  qu'il  avoue,  l'homme  est  perdu  par  ses  soins;  mais 
pourquoi  a-t-il  tué?  Aussitôt  il  le  déclare  :  parce  qu'il  avait  surpris  le 
fiancé  de  cette  femme  en  flagrant  délit  d'adultère  avec  la  sienne.  Admet- 
tez que  l'héroïne,  la  vengeresse,  à  mesure  qu'elle  connaissait  l'accusé, 
eût  senti  [se  dissiper  ses  soupçons;  que  sa  haine,  à  l'heure  de  l'aveu, 
fût  tout  près  de  se  tourner  en  amour  :  —  quand  elle  découvre  avec  l'acte 
la  cause  même  de  l'acte,  quand  elle  voit  que,  pour  venger  un  homme 
qui  trahissait  son  amour,  elle  a  perdu  celui-ci  qui  l'adore  et  dont  le 
crime  est  justement  d'avoir  puni  cette  trahison,  pensez-vous  que  cette 
situation  soit  le  lieu  d'une  crise  de  conscience?  11  me  parait,  à  moi, 


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214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

difficile  d'en  douter;  il  me  paraît  que  c'est  Tune  des  plus  dramatiques 
et  tragiques  qui  soient  au  théâtre,  l'une  des  mieux  choisies  pour  éprou- 
ver une  âme ,  Tune  des  plu»  fertiles  en  ressources  de  terreur  et  de 
pitié",  il  me  paraît  aussi  que  cette  situation  appartient  en  propre  à 
M.  Sardou  et  qu'il  suffit, pour  qu'on  ne  soit  plus  tenté  de  l'attribuer  à 
un  autre,  de  la  définir  exactement. 

On  a  dit,  en  effet,  que  Fèdora,  c'était  le  Drame  de  la  rue  de  la  Paix, 
conduit  arec  plus  de  violence  et  peut-être  plus  d'habileté.  Le  bruit  en 
a  couru  jusqu'à  l'Odéon  ;  MM.  de  La  Rounat  et  Porel  ont  décidé  de 
reprendre  au  plus  vile  la  pièce  de  M.  Delot.  Il  est  bien  vrai  que,  dans 
le  Brame  de  la  rue  de  la  Paix,  on  voit  une  femme,  Julia  Vidal,  se  faire 
aimer  de  l'assassin  de  son  mari  pour  obtenir  l'aveu  du  crime,  et,  peu 
à  peu,  douter  de  ses  soupçons  et  s'éprendre  de  l'assassin;  il  est  vrai 
qu'à  la  fin,  et  de  lui-môme  plutôt  que  forcé,  Albert  Savari  déclare  à 
Julia  qu'il  a  tué  Maurice  ;  mais  pourquoi  l'a-t-il  tué  ?  Parce  que  Mau- 
rice, dans  un  débat  d'affaires,  l'avait  injurié  et  frappé.  Maurice  avait 
des  billets  d'Albert,  Albert  ne  pouvait  payer  ses  billets  à  l'échéance; 
voilà  la  cause,  toute  la  cause,  où  la  passion  de  Julie  n'est  pas  intéres- 
sée. On  voit  la  différence:  ia  situation,  ici,  n'est  que  le  lieu  de  dénoû- 
ment  du  drame  au  lieu  d'être,  comme  dans  Fèdora,  le  lieu  d  une  crise 
de  conscience.  Albert  Savari  n'a  qu*à  se  tuer,  et  Julia  Vidal  i/a  qu'à 
se  taire:  cela  suffit  pour  finir  la  pièce  et  décider  la  chute  du  rideau; 
cela  ne  casse  pas  ce  revirement  tragique  d'une  si  rare  valeur,  et  toute 
morale,  qui,  chez  M.  Sardou,  est  justement  le  fort  de  l'ouvrage. 

L'auteur  a  si  bien  compris  cette  valeur  morale  de  sa  donnée  qu'il  a 
pensé  avec  raison  qu'elle  suffirait  à  l'intérêt  de  sa  pièce  :  il  a  mis 
à  l'exploiter,  sans  chercher  d'autres  veines,  tout  son  ariiûce  comme 
tout  son  art;  jamais  peut-être  il  ne  fut  plus  habile  avec  plus  de  sim- 
plicité. A  ce  titre,  Fèdora  fait  à  peu  près  dans  son  œuvre  pathétique 
la  même  figure  que  Divorçons  dans  son  œuvre  comique.  Expert  comme 
nous  lesavons,  à  tresser  plusieurs  intrigues,  à  les  nouer  et  dénouer,  il  a 
voulu,  cette  fois,  n'en  filer  qu'une  seule  et  qui  n'a  guère  qu'un  nœud  ;  «— 
expert  à  composer  des  tableaux  tout  grouillans  de  personnages,  il  n'a 
souffert  presque  personne,  cette  fois,  auprès  du  héros  et  de  l'héroïne; 
—  à  faire  sortirle  drame  d'un  fourré  de  comédie,  cette  fois  U  a  brûlé  ces 
broussailles  et  planté  sur  un  terrain  nu  sa  fable  tragique.  U  a  trouvé 
là,  je  le  répète, l'emploi  de  son  artifice  et  de  son  art;  il  a  mis  tout  Pun 
à  préparer  l'accès  d'une  situation,  à  s'y  étaMir,  à  en  disposer  l'issue, 
à  mesure  qu'il  mettait  tout  l'autre  à  nous  présenter  une  créature 
humaine  qui  se  déclarerait  dans  cette  situation,  à  faire  qu'elle  s'y  décla- 
rât et  qu'elle  en  sortît  changée.  Suivez  d'un  bout  à  fautre  ce  drame, 
et  vous  verrez  que  si  peu  d'ouvrages  de  II.  Sardou  témoignent  de  plus 
de  constance  à  se  tenir  dans  le  inonde  des  sentiment  où  doit  habiter 


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BftVlK  DBAJiATIQUE.  %ib 

le  poète  drajaatiqufcv  en  aucun  point  de  l'ouvrage  redresse  de  Tarti- 
na ne  toi  devient  inutile  :  l'artifice  est  au  service  de  L'art,  qui  n'a 
gante  de  le  eoogédîev. 

D'abord  le  prulogue*  pour  appeler  de  son  Tirai  nom  le  premier  acte, 
ef  t  presque  une  merveille  d'exposition  :  rapide  et  toute  eaaoiôB,  cora  me 
Jut  Fan  passé  celle  tf  Odette*  et  cependant,  par  au  tout  eaqoi»  d'habi- 
leté^ si  discrète  qu'a»  n'aperçoit  dans  ce  premier  chapitre  de  l'histoire 
d'un  crime,  preequeà  la  plaee  même  et  à  l'heure  otVle  «rime  s'est,  com- 
mis, ni  lecrimioek  ni  la  victime.  La  scène- se  passe  de  bob  jours,  ou  plutôt 
cette  année  môme,  en  Russie,  à  Pétersbourg»  M.  Sairdou,  parmi  ses 
émntes,  est  le  plus  informé  des  choses  présentes*,  le  mieux  avisé  des 
chances  nouvelles  de  succès^  Il  sait  qn'on  événement  d'hier,  auquel 
noue  pouvons  assister,  nous  touche  plus  qu'une  anecdote  mérovin- 
gienne, moyen  âge,  eu  Louis  XV,  pourvu  que  noua  pensions  qu'en 
effet  nous  y  pouvions  assister,  ctest-à*dire  qu'elle  nous  paraisse  vrai- 
semblable. En  cette  année  1882,  eu  donc  mieux  qu'en  Russie  ua  homme 
bien  né  peot-tt  être  assassin  et  le  monde  se  méprendre  sur  les  raisons 
de  son  crime?  D'ailleurs,  une  Russe,  exemplaire  d'un  peuple  encore 
voisin  de  la  nature  et  déjà  trop  cultivé,  une  Russe  où  l'analyse  démê- 
lera plus  facilement  les  élémens  divers  de  Pâme  féminine,  où  chacun 
de  ces  élément  aura  plus  de  force,  et  qui  paraîtra  ainsi  plus  femme 
qu'une  Française  ou  «ne  Saxonne,  une  Russe  fournira  un  curieux 
caractère  d'héroïne-  A  peine  le  rideau  levé,  nous  avons  un  premier 
document  de  la  malice  de  l'auteur  ;  la  localité  de  son  drame  est  excel- 
lemment choisie. 

C'est  donc  à  Fétersbonrg,  chez  le  capitaine  Wladimir  Andrliévitch 
ïarischkiae,  fils  du  général  Yariacbkine,  grand-maître  de  police.  Par 
une  courte  scène  entre  un  valet  et  un  bijoutier,  nous  connaissons  Wla- 
dimir, et  nous  apprenons  qu'il  va  se  marier  :  viveur,  bon  enfant, 
prodigue,  adoré  de  ses  domestiques  et  de  ses  maîtresses,  U  est 
ruiné  aux  trois  quarts  et  se  ravitaille  par  un  mariage.  11  épouse 
une  veuve,  une  princesse,  dont  il  est  encore  défendu  de  dire  le  nom. 
Il  ira  faire  àtiferis  son  voyage  de  onces:  Pètersbourg  est  trop  attristé 
par  les  exploits  des  nihilistes.  Cependant  il  se  fait  tard ,  le  maltire  ne 
rentre  pas.  On  sonne;  c'est  la  princesse,  Fédora  Rooiasof.  Elle  test 
inquiète,  impatiente  ;  eHe  a.  vainement  attendu  Wladimir,  pendant 
tonte  la  soirée,,  au  ihé&txe  Michel.  Par  ce  temps  de  compta'*  et  d'atten- 
tats, n'est-U  pas  menacé  comme  un  otage,  lui*  le  fils  d'Yarischkine  ! 
Soudain,  un  petit  moujik  se  précipite  :  Le  voici,  le  makre  1  Hélas i  en 
foekétatt  Go  introduit  ici  les  comparses  d'un  funèbre  cortège  :  des 
hommes  de  police»  un  pansant;  par  la  porta»  du  fond,  qui  donne  sur 
la  chambre  dn  jeune  homme,  on  voit  aller  et  -venir  auprès  du  lit  un 
chkuopen,,  de*  aidas:  Wladimir  Jtadcèiévîfcfci  aété  twnv*  frappé  d'nne 


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210  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

balle,  agonisant  déjà,  dans  une  petite  maison  d'an  faubourg.  L'assas- 
sin? Nul  indice,  au  moins  sur  le  lieu  du  crime.  L'officier  de  police, 
éperonné  par  Fédora,  mène  l'enquête;  il  interroge  les  valets,  les 
agens,  le  passant, —un  attaché  de  l'ambassade  de  France.  Et  pendant 
l'interrogatoire,  on  voit  par  des  portes  entrouvertes,  puis  discrète- 
ment refermées,  lesmouvemens  des  médecins,  des  serviteurs  qui  s'em- 
pressent d'un  pied  suspendu,  affairés,  silencieux.  Un  agent  apporte 
le  revolver  de  Wladimîr,  trouvé  auprès  de  son  corps,  un  coup  dé- 
chargé ;  un  domestique  déclare  qu'il  sortait  armé  depuis  qu'il  avait 
reçu  des  menaces  des  nihilistes;  un  autre,  qu'une  femme  est  venue 
dans  l'après-midi  lui  apporter  une  lettre  et  qu'il  l'a  jetée  dans  un  tiroir 
en  disant:  «  J'irai I  »  La  lettre?  Elle  n'est  plus  dans  le  tiroir.  Qui  s'est 
approché  de  cette  table?  Un  visiteur  inconnu.  Le  nom  de  ce  visiteur? 
Le  comte  Loris  Ypanof.  Plus  de  doute,  c'est  lui,  l'assassin,  qui  a 
fait  disparaître  la  trace  de  son  crime,  l'invitation  au  guet-apens.  On 
se  précite  chez  Loris,  qui  demeure  en  face.  Ses  gens  déclarent  qu'il 
vient  de  partir  en  voyage.  Ainsi  la  police  l'a  laissé  échapper;  et  juste 
au  moment  où  Ton  rapporte  cette  nouvelle,  la  chambre  du  fond  se 
rouvre  :  Wladimir  est  mort.  Les  agens  de  son  père  n'ont  pas  su  le 
venger:  sa  fiancée,  sa  veuve  le  vengera.  Elle  le  jure,  et  nous  recevons 
son  serment.  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  douter  de  sa  décision, 
de  son  attachement  à  la  vengeance,  après  ce  prologue  qui  nous 
l'a  fait  connaître,  ardente,  impérieuse,  impatiente  de  l'obstacle, 
capable  des  résolutions  et  des  actions  les  plus  extrêmes.  Tout  cela,  d'ail- 
leurs, nous  l'avons  appris  sans  phrases;  nous  avons  vu  tout  cela,  plutôt 
qu'on  ne  nous  l'a  dit,  parmi  ces  allées  et  venues  qui  semblent  réglées 
par  le  hasard  et  produisent,  sans  qu'on  se  défie  de  l'artifice,  une  exacte 
imitation  de  la  vie.  Rarement  un  effet  plus  grand  fut  obtenu  par  l'em- 
ploi de  plus  petits  moyens;  mais  combien  cet  emploi  est  ingénieux  et 
précis  1  Tout  ce  prologue  est  d'un  dramaturge  expert,  et  que  sert  dis- 
crètement le  prince  des  metteurs  en  scène.  Assurément  ce  n'est  qu'un 
fait  divers,  mais  dont  l'exposition  nous  donne  l'illusion  de  la  nature; 
le  caractère  de  Fédora  commence  de  s'y  établir;  enfin  l'agitation,  la 
variété  de  ces  comparses,  tous  animés  d'ailleurs  par  la  volonté  de  l'hé- 
roïne, tous  occupés  seulement  de  ce  fait  qui  est  l'origine  de  l'action, 
fera  valoir  davantage  la  simplicité  de  tout  le  reste  du  drame.  Ce  reste 
se  compose,  à  le  bien  regarder,  de  trois  scènes;  dans  ces  trois  scènes, 
rien  que  deux  personnages,  qui  ne  quittent  pas  le  théâtre  un  moment 
et  que  personne  n'interrompt  dans  le  développement  de  leurs  pas- 
sions. Après  ce  morceau  fouillé,  tourmenté  d'arabesques,  on  remarque 
davantage  la  pureté  des  lignes  de  l'œuvre  qu'il  supporte. 

En  effet,  £u  second  acte,  qui  se  passe  à  Paris  comme  le  suivant,  je 
néglige  le  commencement  pour  courir  à  la  scène  capitale  qui  le  ter- 


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REVUE  BRAMATIQUE.  Î1T 

mine.  Non  que  ce  commencement  soit  inutile:  l'auteur  nous  y  pré- 
sente Loris  Ypanof,  chez  une  grande  dame  excentrique,  la  comtesse 
Olga  Soukaref,  où  fréquentent  les  réfugiés  russes.  La  princesse  Fédora 
est  attendue  dans  cette  soirée;  depuis  plusieurs  mois,  elle  est  à  Paris; 
elle  y  passe  pour  exilée;  elle  s'est  fait  présenter  Ypanof,  elle  souffre  ses 
assiduités;  son  projet  de  mariage  avec  Wladimir  est  demeuré  inconnu. 
Nous  sommes  renseignés  là-dessus  par  une  conversation  mondaine 
qui  ouvre  ce  deuxième  acte;  l'entretien,  à  vrai  dire,  pourrait  être  plus 
animé,  semé  de  traits  plus  imprévus,  plus  piquans  et  plus  neufs. 
M.  Sardou,  on  le  sait  de  reste,  a  souvent  jeté  des  feux  plus  vifs  dans 
ces  parties  accessoires  d'un  ouvrage;  mais,  cette  fois  sans  doute,  il  n'y 
attachait  que  peu  d'importance  :  nous  avons  hâte,  comme  lui,  de  courir 
à  l'essentiel.  Une  scène  de  transition  nous  y  mène,  entre  Fédora  et  un 
confident,  l'attaché  d'ambassade  français  que  nous  avons  aperçu  à 
Pétersbourg.  Fédora  met  ce  diplomate  au  courant  de  son  enquête; 
presque  chaque  jour,  elle  voit  Ypanof;  elle  le  fait  épier  par  des  poli-, 
tiers  que  le  gouvernement  russe  a  mis  à  son  service  ;  ni  elle  ni  ces 
hommes  n'ont  rien  découvert.  Elle  ne  sait  qu'une  chose  maintenant  : 
c'est  qu'Ypanof  s'est  épris  d'elle.  Non-seulement  elle  n'a  pas  trouvé  de 
preuve  contre  lui,  mais  elle  se  demande  s'il  est  coupable,  et,  Sans 
qu'elle  se  l'avoue,  nous  devinons  déjà  qu'elle  le  souhaite  innocent 
L'aime-t-elle?  Non,  sans  doute;  au  moins  n'a-t-elle  pas  conscience 
de  son  amour;  mais  elle  le  voit  aimable,  bon,  déjà  confiant;  elle  a 
honte  de  ses  soupçons,  de  son  espionnage,  de  son  amitié  feinte. 
Le  voici  qui  survient  et  demeure  en  tête-à-tête  avec  elle.  Il  lui  dit 
son  amour,  elle  se  sent  troublée  par  ses  paroles.  Elle  fait  effort  pour 
se  reprendre,  elle  se  rappelle  à  son  devoir,  à  sa  vengeance;  peut- 
être  aussi  elle  veut  hâter  cette  fin  d'enquête,  qu'au  fond  du  cœur 
elle  espère  heureuse;  pour  forcer  Loris  de  se  démasquer  et  de  mon- 
trer son  visage  innocent  ou  coupable,  elle  improvise  un  stratagème, 
«  Je  retourne  à  Pétersbourg,  dit-elle;  j'ai  ma  grâce,  j'obtiendrai  la 
vôtre.  —  Ne  l'espères  pasl  —  Êtes-vous  donc  coupable?  —  Non.  — 
Innocent?..  —  De  tout  crime,  certes!  »  Innocent I  ô  quelle  joie!  Mais 
encore  de  quoi  Loris  se  sait-il  accusé?  «  D'avoir  tué,  dans  un  guet- 
apens,  Wladimir  Andréiévitch.— Et  tu  ne  prouves  pas  ton  innocence? — 
Si  je  ne  puis  pas  la  prouver?  —  Et  tu  m'offres  de  partager  ta  vie  salie 
d'un  tel  soupçon? — Tu  as  raison,  »  reprend  Loris,  et  tandis  qu'elle 
le  presse  de  ses  questions  haletantes,  de  ses  gestes,  de  ses  regards, 
lui  aussi  prend  son  parti,  le  seul  qu'il  puisse  prendre,  étant  amoureux 
et  loyal.  11  interroge  :  «  Tu  m'aimes?  »  Elle  se  tait  un  moment,  et, 
sans  le  regarder,  les  yeux  fixes,  d'une  voix  brève,  stridente,  la  voix 
des  paroles  décisives  :  «  Oui,  je  t'aime.  —  Eh  bien!  j'ai  tué  Wladi- 
mir. —  Misérable!  assassin!  »  Elle  s'arrache  de  son  étreinte;  elle  se 


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218  REVUE  DGS  DWJX  MONDR. 

rejette  yen  la  vengeance  de  toute  la  force  de  la  haine  doublée  d'an 
amour  déçu,  d'une  rancune  contre  eUe~méme,  d\uae  hoate  et  dta 
remords.  Mais  soudain  elle  se  ravise  :  il  faut  qu'elle  obtienne  la  fia 
de  Pérou  ;  M  faut  quelle  retienne  l'assassin,  fille  «e  force  à  lui  sou- 
rire r^ïe  revient  en  frémissant  vers  lui  :  «  Un  mouvement  de  surprise, 
un  frisson  de  peur...  Tu  ne  peux  m'en  Toufom — Je  t'en  veux  de  ;mfrv*îr 
pria  pour  un  assassin  vulgaire.  —  Bh  bien  1  dis-moi  loot.~  Pcunquoi 
l'ae4u.  tué?  —  Te  le  dira  iri?  Impossible. — Où? — Cteitoi.  —  Quand? 
—  Demain.  —  Demain?  Et  je  passerai  ta  nuit  dans  cette  fièvre  !..  Pas 
demain,  tout  %  l'heure...  —  Soit,  à  tout  à  l'heure.  »  H  baiee  sa  main 
poar  prendre  congé  d'elle»;  il  sort-  a  Ah!  bandit,  je  te  tieast  » 

N'est-ce  pas  une  scène  «curieuse  que*  ceHe-ll  et  «Pu»  intérêt  «ont 
moral,  où  l'on  voit  cette  femme  d'abord  hésitante  et  rasde,  envelop- 
pant cet  homme  de  ses  grâces  insidieuses,  puis  «surprise  et  ravie  de 
le  trouver  innocent,  et  connaissant  «ftte-même  son  amour  dans  4a  eor- 
prrâe  <de  cette  joie;  rejetfée  ensuite  vers  1»  haine,  et  enfin,  redeve- 
nant maîtresse'  d'etle-ménte,  composant  >soa  visage  et  «e  redonnant 
à  sa  vengeance,  non  plus  avec  tes  doutée  «t  tes  précautions  tiPm 
charmeuse,  nais  avec  la  décision  dtau  justicier.  Toute  celte  suite  de 
seatimeDtf  est  distribuée  &  merveille  et  menée  avec  infiniment  d'art. 
Que  <8re  de  cet  artîice  qui  la  rompt  et  renvoie  4a  lin  de  cette  oonfee- 
sion  au  troisième  acte?  On  s<est  récrié  lè<ontve;  on  a  déclaré  que 
c'était  un  procédé  fle  roman- feuilleton  :  je  ne  crois  pas  qu'il  soit 
défendu,  au  «béâtore,  de  suspendre  l'intérêt.  Mais  on  a  prétendu  qu'ici 
la  suspension  n'était  pas  vraisemblable;  on  a  soutenu  que-Loris,  après 
avoir  avoué  le  meurtre,  devait  tout  de  suite  en  dire  la  raison. 
M.  lardon,  qui  ne  dédaigne  pas  la  critique,  a  déjà  répondu  que  Loris, 
poar  farine  ce  récit,  devait  attendre  d'avoir  en  mains  ks  preuves  de  son 
bon  droit  :  sinon  Fédéra  lui  dirait,  comme  elle  lui  dira  tout  à  itoeure  z 
«  TU  mens!  »  et  il  demeurerait  «ans  discuter  jusqu'à  l'acte  suivant; 
les  choses  ne  seraient  guère  plus  avancées  et  demeureraient  »en  plus 
mauvais  Tpoint.  La  suspension  est  légitime  est  vraisemblable  autant 
qu'il  faut  ;  gardons-nous  seulement  de  mer  qu'elle  «oit  habite. 

Loris  vient  donc  après  minuit,  chez  Fédéra,  en  son  hôtel  du  Cours-* 
la-Reine.  Depuis  une  heure  qu'elle  est  résinée,  la  princesse  a  reçu 
deux  visites  :  celle  de  M.  de  Syriex,  Rattaché  Ambassade,  «celle  de 
Gretch,  Poffirô*  de  police  russe.  Elle  a  eu  par  M.  de  Syriex  que  le  gou- 
vernement français  n'accorderait  ni  i'estraditàon  ni  l'expulsion  de 
Loris  :  il  avoue  le  meurtre  et  le  nomme  «  châtiment  ;  »  xteet  le  mot 
des  nihilistes  ;  son  crime  est  politique  :  on  ne  le  livrera  pas.  Par  le 
policier  la  princesse  a  «connu  les  dernières  instructions  reçues  de 
Péterebourg.  Le  général  Yarischfcme  commence  à  dealer  d'elle;  M 
trouve  son  enquête  trop  lente;  il  ordonne  quton  s'empare  de  Leris^ 


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REVUB  DRAMATIQUE.  219 

qu'on  remporte  hors  de  France,,  et,  s'il  résiste»  qu'on  le  tue.  Cest 
bien  :  la  princesse  attend  Loris  ;  elle  commande  qu'on  1e  saisisse 
quand  il  sortira,  qu'on  Je  jette  à  bord  d'un  yacht  amarré  au  quai, 
qu'on  descende  la  Seioe  et  qu'on  remette  l'assassin  à  la  frégate  russe 
qui  croise  devant  Le  Havre,  hors  des  eaui  françaises.  N'a-t-il  pas, 
ce  soir  justement,  avoué  son  crime?  E<le  vient  de  récrire  au  général. 
Gretch  annonce  qae  d'après  certains  indices,  le  frère  de  Loris,  Valérien 
Ypandf,  et  un  de  ses  amis,  Platon  Sokolef,  tous  deux  habitant  Pêters- 
bourg,  auraient  été  complices  du  meurtre.  La  princesse  rouvre  sa 
lettre  et  dénonce  ces  noms  au  général.  Qu'on  la  iaistie  seule  maintenant. 
Voici  Lnria.  À  peine  est-il  eotré,  dans  une  phrase  enome  vague,  -elle 
laisse  échapper  ce  mot  :  «  Nihiliste  1 — Nihiliste,  moil  Je  nePai  jamais 
été,  —  Pourquoi  as-tu  tué  Wladimir? — Parcequ'il  était  l'amant  de  ma 
femme.  —  Tu  mens  !  »  Non,  il  ne  ment  pas.  Voici  les  lettres;  les  lettres 
de  Wladimir  à  Wanda,  une  jeune  fille  épousée  en  secret  parce  que  la 
mère  de  Loris  avait  refusé  son  consentement  au  mariage  ;  et  les  répon- 
ses de  Wanda  à  Wladimir.  «  Qu'importe  mon  mariage  1  écrit  le  jeune 
homme,  je  n'aime  que  toi  et  t'aimerai  toujours;  j  épouse  la  princesse 
par  ordre  de  mon  père ^  c'est  une  question  d'avenir,  de  situation,  de  for- 
tune... »  Voilà  ce  qu'écrivait  cet  homme,  ce  Wladimir,  voilà  ce  que 
Fédora  entend  de  ses  oreilles;  et  c'est  pour  venger  celui-là  qu'elfe  a 
perdu  celui-ci,  qui,  en  punissant  une  trahison  envers  lui,  punissait 
une  trahison  envers  elle.  D'abord  elle  l'écoute,  stupide,  foudroyée;  le 
corps  fondu  dans  son  fauteuil,  les  yeux  béans,  les  mains  mortes.  Pu  s 
elle  se  dresse,  saisit  les  lettres,  les  parcoart,  les  palpe,  les  laisse,  les 
reprend,  les  dévore.  Puis  elle  interroge  ;  elle  veut  se  repaître  du  châ- 
timent. 

L'histoire  est  simple,  presque  banale  en  ses  détails  précis;  mais 
combien  émtovante  dans  cette  bouche  et  pour  ces  oreilles  I  Une  lettre 
soupçonnée,  cherchée,  trouvée;  un  rendez-vous  sorpris,  une  rixe;  Wla- 
dimir, le  premier,  a  tiré  sur  Loris  :  «  Je  rip&ste,  je  le  tuel..  — Oui, 
oui,  tue-le  t  »  crie  Fédora,  devenue  par  l'ardeur  de  sa  pensée  témoin 
du  fait;  elle  s'accroche  aux  vêteméns  de  Loris,  elle  le  secoue,  elle 
le  pousse  au  aaeuttre  :  a  Tue-le!  tuerie  !..  Et  elle  aussi  1  »  Elle,  non; 
elle  s'est  échappée  „  à  demi-vôtue,  dans  la  neige,  s'est  réfugiée  chez 
nuparentr?  a  langui  et  puis  est  morte.  Loris  est  libre  maintenant, 
libre  comme  Fédora  ;  il  est  condamné  à  mort,  ses  terres  sont  confis- 
quées, ifr  est  sans  honneur  et  sans  biens  v  que  n'a-t-elie  pas  à  réparer 
envers  lui!  Elle  lui  appartient,  a  Pardonne -moi,  murmure- t-^Ue. — 
Qsfri-Je  à  te  pardonner?  »  Elle  se  remet  s  a  Je  fai  cru  coupable;  par- 
dsnne-moi  mes  soupçons.  •  Ses  soupçons  t  Elle  n'a  pas  été  la  première 
à  en  concevoir.  Qui  donc  a,  dès  le  premier  jour,  accusé  Loris  quand 
rien  ne  le  dèDonçaitf  «ne  fois  acetsé,  lui,  libéral, d'avoir  tué  Wladimir, 


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220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fils  du  grand-maître  de  la  police,  il  était  perdu  :  impossible  de  prouver 
sou  innocence  et  surtout  de  la  faire  triompher.  Mais  qui  donc  Ta 
perdu?  Fédora  s'efforce  de  le  détourner  de  cette  pensée;  elle  lui  parle 
de  l'avenir.  Elle  réchauffe  de  sa  passion,  si  bien  qu'il  craint  de  rester 
plus  longtemps  avec  elle;  ils  sont  jeunes,  ils  s'aiment,  elle  doit  être 
sa  femme;  la  nuit  s'avance;  il  veut  se  retirer.  Mais,  derrière  la  porte, 
Gretch  est  là,  qui  le  tuera.  N'a-t-il  pas  reçu  de  Pétersbourg  Tordre  de 
le  ramener  mort  ou  vif?  N'est-il  pas  averti  qu'il  doit  se  défier  de  la 
princesse?  Toutes  les  issues  ne  sont-elles  pas  gardées?  les  valets 
consignés  dans  leurs  chambres?  Fédora  ne  peut  sauver  Loris  qu'en 
le  retenant  jusqu'au  jour;  elle  le  retient,  elle  le  sauve  comme  Valen- 
tine,  des  Huguenots,  voudrait  sauver  Raoul  :  la  chambre  de  Fédora  n'a 
pas  la  fenêtre  par  où  Raoul  s'échappe  pour  se  jeter  au-devant  des  assas- 
sins. 

Après  ce  troisième  acte,  il  semblait  que  l'intérêt  du  drame  fût  épuisé  ; 
M.  Sardou  a  trouvé  cependant  des  ressources  inespérées  de  pathé- 
tique. Fédora  et  Loris  ont  fui  jusqu'à  Londres  les  embûches  de  la 
police  russe.  Là,  une  triste  nouvelle  vient  surprendre  la  princesse. 
Exaspéré  par  une  démarche  faite  en  faveur  de  Loris ,  Yarischkine, 
dont  le  crédit  chancelle  et  qui  veut  profiter  de  ses  derniers  jours,  a 
fait  arrêter  Valérien  Ypanof  et  Platon  Sokolef,  les  prétendus  com- 
plices naguère  dénoncés  par  Fédora:  les  savait-il  innocens?  Peut- 
être.  On  les  a  trouvés  noyés  dans  leur  cachot  par  une  crue  de  la  Neva. 
La  mère  de  Valérien  et  de  Loris,  vieille  et  paralytique,  est  morte 
de  chagrin.  Cependant  Loris  ignore  ces  nouveaux  malheurs.  Après 
une  absence  d'une  semaine,  il  trouve  chez  Fédora  une  dépêche  et 
une  lettre,  Tune  et  l'autre  d'un  ami.  La  dépêche,  arrivée  depuis 
plusieurs  jours,  lui  annonce  sa  grâce  et  la  restitution  de'  ses  biens. 
C'est  un  répit  de  joie  qui  précède  l'extrême  désespoir.  La  dépêche 
se  termine  par  ces  mots  :  «  Yarischkine  disgracié.  J'ai  la  lettre.  » 
Quelle  lettre?  Celle-ci  donnera  peut-être  le  mot  de  l'énigme.  Elle 
raconte  d'abord  la  grâce  demandée,  la  chute  prévue  d1  Yarischkine  ; 
elle  apprend  à  Loris  qu'il  a  été  dénoncé  par  une  femme,  par  une 
Russe  habitant  Paris;  l'ami  qui  trace  ces  lignes,  Borof,  connaît  le  pré- 
nom de  cette  femme,  mais  le  prénom  seulement;  il  ne  le  révélera 
qu'après  la  délation  prouvée,  et  de  vive  voix  seulement;  il  sait 
qu'Yarischkine  a  une  lettre  de  cette  femme;  si  le  ministre  tombe,  il 
trouvera  cette  lettre.  En  un  premier  post-scriptum,  la  mort  de  Valé- 
rien et  de  son  ami,  la  mort  de  sa  mère  sont  annoncées.  En  un  second, 
c'est  la  chute  d'Yarischkine,  la  découverte  de  la  lettre,  le  départ  de 
Borof  pour  Londres.  Quand  arrivera-t-il  ?  Aujourd'hui  même,  tout  à 
l'heure. 

On  devine,  an  cours  de  cette  lecture,  les  émotions  de  Loris;  sa 


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REVUE  DRAMATIQUE.  221 

joie  d'abord,  puis  sa  surprise,  son  anxiété,  sa  colère,  sa  douleur;  on 
devine  de  quels  sentimens  Fédora,  qui  se  tient  derrière  son  épaule, 
accompagne  tous  les  mouvemens  de  son  âme;  à  mesure  qu'il  avance, 
l'anxiété  de  la  malheureuse  redouble;  elle  gémit,  elle  s'affaisse,  elle 
passe  sur  son  visage  défait  des  mains  tremblantes  d'horreur.  Suffo- 
qué de  désespoir,  il  l'attire  d'un  geste  défaillant  vers  sa  poitrine  : 
elle  s'écarte  de  lui  comme  un  sacrilège  d'un  autel  ;  elle  n'ose  plus 
lui  voler  sa  tendresse  :  «  Pourquoi  me  fuis -tu?  murmure  -t-  il; 
Fédora,  je  n'ai  plus  que  toi  !  »  Cependant,  voici  qu'un  valet  annonce 
Borof,  ce  messager  de  la  fatalité  dernière  ;  a  Ah!  s'écrie  Loris; 
cette  femme!  cette  femme!  je  vais  donc  savoir  son  nom;  je  la  tuerai! 

—  Loris!  Loris!  balbutie  Fédora...  C'est  peut-être  une  malheu- 
reuse plutôt  qu'une  criminelle...  Peut-être  elle  aimait  Wladimir... 

—  Tu  la  connais,  tu  l'excuses!..  —  Moi  la  connaître!  moi  l'excuser! 
Tu  eç  fou!...  »  Et  elle  rit  pour  détourner  le  soupçon  trop  rapide; 
elle  rit  et  elle  pleure,  elle  supplie;  de  ses  doigts  crispés  elle  détourne 
vers  elle,  vers  ses  yeux  en  pleurs,  vers  sa  bouche  suppliante,  la  tête 
de  Loris,  qui  se  tourne  obstinément  vers  la  porte,  la  porte  par  où 
doit  entrer  Borof...  «  Si  c'était  cela,  cependant,  tu  lui  pardonnerais? 

—  Oui,  quand  je  l'aurai  tuée  !  »  Elle  s'effondre  à  genoux  :  «  Je  suis 
perdue!  —  Ah!  misérable,  c'est  toi!  »  Il  bondit  sur  elle,  la  renverse, 
il  va  l'étouffer;  elle  se  dégage  :  «  Tu  ne  me  tueras  pas,  je  suis  morte  !  » 
Elle  a  bu  d'un  trait  le  poison  préparé.  Borof  peut  entrer  maintenant  : 
elle  bat  l'air  de  ses  bras  déjà  raides.  Loris  a  dit  qu'il  pardonnerait  à 
la  morte  :  il  lui  pardonne  dans  un  baiser.  Dans  ce  baiser  s'exhale 
Tàme  passionnée,  inquiète,  dévouée  aux  destins  ironiques,  de  Fédora 
Romazof. 

Ainsi  se  termine  cette  tragédie,  qui  tient  le  public  pendant  deux 
heures  étranglé  d'émotion.  Je  dis  à  dessein  tragédie,  parce  que  beau- 
coup  ont  affecté  de  considérer  le  nouvel  ouvrage  de  M.  Sardou 
comme  un  vaudeville  pathétique.  Non  que  Ton  pût  assurément  y  voir 
une  intrigue  compliquée;  mais  on  a  chicané  sur  la  vraisemblance 
de  tel  ou  tel  événement;  on  a  trouvé  que  le  hasard  jouait  un  rôle 
trop  capital  dans  l'ouvrage,  et  qu'en  môme  temps  ce  rôle  était  excusé 
par  de  trop  médiocres  expédions.  J'accorde  qu'il  est  singulier  qu'Ypa- 
nof  ayant  commis  un  meurtre  en  cas  de  légitime  défense,  ayant  tué 
l'amant  de  sa  femme  pris  en  flagrant  délit,  n'ait  pas  même  essayé  de 
s'expliquer  sur  ce  meurtre,  au  moins  après  s'être  mis  en  sûreté.  Mais 
quoi!  nous  avons  vu  que  cette  singularité,  antérieure  et  nécessaire  au 
drame,  peut  se  justifier  à  la  rigueur;  préférons-nous,  plutôt  que  de 
l'admettre,  renoncer  à  ce  drame?  L'historien  de  la  légende  d'Œdipe 
et  du  Roman  de  Thèbes  nous  dit  qu'GBdipe  et  Jocaste  avaient  eu  quatre 
en/ans  avant  de  se  douter  de  leur  crime,  mais  qu'un  jour  le  roi  étant 


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222  REVUE  DBS  DEUX  MONDES. 

au  bain,  la  reine  aperçut  des  cicatrices  à  tes  pieds.  Il  nom  bit  remar- 
quer, sans  y  penser,  que,  pour  que  l'ouvrage  de  Sophocle  subsiste,  il 
faut  que  Jocaste  ait  eu  quatre  enfans  d'CEdipe  sans  avoir  jamais  vu  ses 
pieds.  Ou  admet  cette  invraisemblance  phîtùt  que  de  perdre  Œdipe 
roi*  Celle  que  M.  Sardou  nous  propose  me  paraît,  an  demeurant,  moins 
force.  Quant  à  d'aufirea»  vétilles  comme  celles-ci  :  «  Pourquoi,  à  la  fin  du 
troisième  acte,  Fêdora  ne  denne-t-elle  pas  contres-ordre  à  Gretcb?  Pour- 
quoi, entre  te  troisième  et  le  quatrième,  ne  dément-elle  pas  sa  lettre  par 
un  télégramme  adressé  à  Yarischkine?..  » — quanta  toutes  ces  chicanes 
tirées  des  conditions  matérielles  du  drame,  M. Sardou  a  déjà  répondu  à 
plusieurs;  sa  pièce  répond  à  presque  toutes,  noua  y  avons  répondu  nous- 
même  au  cours  de  cette  analyse.  On  peut  s'assoie?  qu'un  auteur  aussi 
malin  n'est  pas  sans  avoir  pensé  plus  longtemps  que  les  spectateurs  à 
toutes  ce* menues  difficultés,  ni  sans  y  avoir  pourvu;  en  douter  est  faire 
preuve  de  naïveté  plus  que  de  critique.  En  ce  temps  de  traitas-éclairs, 
de  télégraphes  et  de  téléphones,  l'auteur  dramatique  est  tenu  de  se 
prémunir  contre  des  querelles  de  ce  genre  avec  {dus  de  minutie  que 
ne  faisait  Sophocte,  dont  le  public  pouvait  admettre  qu'au  moins  dans 
le  temps  d  Œdipe  les  communications  fussent  incertaines  enûre  Thèbes 
et  Cerintbe.  C'est  une  question  de  soin,  de  précautions  à  prendre,  et  de 
moins  habiles  que  M.  Sardou  n'auraient  garde  de  les  négliger;  on  peut 
croire  que  M.  Sardou  les  a  toutes  prises»  liartifiee,  encore  une  fois,  ne 
faâtpas  défaut  à  l'art  en  un  seul  peint  die  cq  drame,  et  je  ne  trouve 
pas  qu*il  y  soit  indigne  de  Part;  je  ne  trouve  ne  que  les  raisons  maté- 
rielles des  événement  y  manquent,  ni  qu'elles  soient  si  arbitraires  ou 
si  faibles.  Quant  aux  raisons  morales,  il  suffit,  de  raconter  la  pièce  peur 
montrer  quel  intérêt  elle  présente.  Je  maintiens  que  la  crise  de  con- 
science, dont  la  situation  capitale  est  l'occasion,  cfue  les  antétédens 
de  cette  crise  et  ses.  suites  sont  du  domaine  de  la  tragédie.  Et  s'il  fout, 
pour  achever  nos  contradicteurs,  citer  un*  autorité  en  matière  de  tra- 
gédie, je  te  ci  te  mi' ;  à  propos  de  M.  Sardou^  j'aurai  L'audace  de  citer 
Aristote  :  a  Le  meilleur  de  bien  loin,  dit  le  pore  des  critiques,  ctest 
lorsçu'u»  bamme  commet  quelque  action  horrible  tiare  savoir  ce  Qu'il 
fait,  » — Fédéra  dénonce  Loris,— «  et  qu'aptes  Pactisa  S  vient  à  recon- 
naître ce  quil  a  fait;  car  il  n'y  a  rien  là  de  méchant  et  de  scélérat,  et 
cette  reconnaissance  a  quelque  chose  de  terrible  et  qui  fait  frémir-  » 
En  écrivant  ces  feignes,  Aristote  pensait  à  Œdipt.  M.  Sardou  peut  les 
choisir  pour  épigraphe  à  Fèdora;  c'est  en  vertu  de  ce  principe  rédigé, 
voilà  ptoè  de  deux  mille  anis,  par  le  philosophe,  que  son  héroïne  excite 
aujcnnff  hxtà  la  terreur  et  la  pitre. 

Cest  dona  une  tragédie  en  prose,  et  d'une  prose  si  rapide  que 
Poovrcçe  a  prtsqne  l'altare  dfan*  pantomime.  On  a  choisi  pour  la 
jouer  une  tragédienne,  la  senle  que  la  France  possède,  —  ceUe  que  la 


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UVUE  DRAMATIQUE.  238 

Comédie-Française  a  perdue»  M*'  Sarafa  BerahardL  Douée  «Tvne  voix 
merveilleuse  ef  d'un  charme  moemparable,  cette  tragédienne*  si  fêtée 
qu'elle  fit,  avait  pi*  jusqu'ici  par  ses  grâces  lyriques  plntôt  que  par 
on  génie  qni  appartînt  proprement  an  drame.  Elite  soupirait  mieux 
que  personne  le»  vers  mélodieux  de  Racine  et  les  mélodies  en  vers  de 
Victor  Hugo;  mais  peur  créer  un  personnage,  pour  l'animer  d'une  vie 
propos  et  rendre  ses  senti  mena  divers,  quelques-uns  doutaient  qu'elle 
en  fût  capable  :  c'était  une  délicieuse  tragédienne  de  conoert  plutôt 
qu'une  grande  artiste  dramatique.  Ce  qni  lui  restait  à  pronv er,  elle  l'a 
prouvé  dans  FédouL  On  regrette  sa  voix  d'or  :  pouvait-elle,  dans  ce 
rôle,  filer  deB  sons?  Ponvait-elte  dire  la  prose  *  points  suspensifs  de 
M.  Sardou  comme  la  plainte  amoureuse  de  Fh&dre  ou  les  cantilènes 
de  dnôa  Maria  de  Neubourg?  il est  juste,  d'ailleurs,  de  recoatHritreque 
son  débit,  précipité  le  premier  soir  et  comme  étranglé  par  la  pew,  est 
redevenu  ce  qu'il  doit  être,  intelligible  et  naturel.  Mais  surtout  il  faut 
déckrer  que  M00*  Sarah  Bernardt  ne  montra  jamais  ni*  telle  variété, 
une  telle  nouveauté,  une  telle  justesse  d'eifete  proprement  dramati- 
ques. On  peut  imaginer  un  art  plus  noble,  plus  large  et  pins  par,  an 
service  de  la  tragédie  classique;  an  service  du  drame  contemporain» 
je  oe  croîs  pas  qu'on  puisse  rêver  un  talent  plue  n*4C,  pkts  humai*, 
plus  émouvant»  On  ne  peut  nier  que,  dans  oet  ardre,  une  telle  mimique 
sait  miraculeuse.  M**  Sasah  Bernhardt,  ici,  nous  donne  autre  chose,  et 
de  plus  vraiment  théâtral  qee  ce  qu'elle  nous  donnai*  autrefois,  que  ce 
dont  nous  commencions  de  nous  lasser;  il  faudrait»  pour  s'enpliaindie, 
être  Men  obstiné  contre  son  plaisir. 

M.  Pierre  fiertoa  fait  Loris*  11  a  joué  ce  rôle  en  généreux  artiste,  en 
eieellent  comédien.  Son  art  est  moins  curieux  que  celui  de  M^£arah 
Btfnhardt  et  plus  voisin  do  classique;  M  n'est  pas  moins  touchent, 
n'étant  pas  moins  sincère.  Par  sa  passion  au  troisième  acte,, par  sa  iiou- 
leur  au  dernier,  M.  Berton  a  transporté  la  salle  ;  son  suocès  s'est  égalé 
à  oeUri  de  sa  dangereuse  partenaire.  La  Gomédie-Fr  ançaise  regrettera 
M.  Jtartan,.  comme  M°»  Sarah  Bemhardt,  Jusqu'au  jour  où  elle  aura  4a 
cbence  deteconvrer  â'nn  et  TatUre. 

Est-ce  le  Drum$  de  la  9u$  é$  la  Paix  «qui  fera  tort  à  Fédoraf  le  vou- 
drais que  le  paJWic  aëàt  y  voir  pour  m  prononcer  en  cette  affaire:  je 
souhaite  h  MM.  de  La  Reunat  et  Poiel  ce  transport  de  justice.  Ges  mes* 
sieurs  ont  fait  d'honorables  dépenses  pour  monter  *ae  tragédie  gau- 
loise, Amhra!  de  M.  Grangeneuve.  Cette  tragédie  mériterait  aweui  que 
la  mention  que  je  puis  lui  donner  :  les  mœurs  barbares  de  la  vieille 
Gaule  y  sont  pittoresquement  rendues;  plusieurs  scènes  sont  émou- 
vantes, malgré  l'incohérence  de  l'action;  plusieurs  caractères  origi- 
naux, malgré  des  défaillances  d'exécution,  des  obscurités,  des  lacunes; 
enfin,  si  les  inversions  et  les  cacophonies  y  abondent,  le  style,  du 


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224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins,  est  ferme  et  le  vers  souvent  bien  frappé;  certaines  tirades 
sont  d'une  bonne  langue  de  tragédie  politique.  M.  Paul  Monnet, 
M.  Brémont,  M116  Tessandier,  dans  les  principaux  rôles  de  cet  ouvrage, 
méritent  d'être  applaudis.  Pourtant  ce  n'est  pas  Âmhra!  qui  remplira 
la  caisse  de  l'Odéon.  Ce  n'est  pas  non  plus  U  Mariage  de  Racine, 
comédie  ingénieuse,  écrite  en  jolis  vers  par  HM.  Guillaume  Livet  et 
Vautrey,  pour  l'anniversaire  de  la  naissance  du  poète  :  l'attrait  d'un 
si  petit  ouvrage  est  trop  faible..  On  voit  du  moins  que  le  directeur  de 
l'Odéon  et  son  associé  respectent  la  tradition  comme  le  cahier  des 
charges.  Il  faut  leur  pardonner,  parce  qu'ils  font  beaucoup  et  profitent 
peu,  d'avoir  compté  sur  ce  ragoût  d'un  demi-scandale  et  repris,  à  pro- 
pos de  Fèdora,  le  Drame  de  la  rue  de  la  Paix. 

L'ouvrage  de  M.  Belot  contient,  en  son  premier  acte,  une  scène 
fort  bien  menée  :  celle  de  l'interrogatoire  d'Albert  dans  le  cabinet  du 
juge  d'instruction.  La  donnée  de  la  pièce  est  intéressante,  sans  avoir 
la  valeur  dramatique  que  lui  a  communiquée  M.  Sardou.  Enfin,  si  Ton 
se  rappelle  qu'au  dernier  acte,  Julia  Vidal  avoue  ses  soupçons  passés  à 
l'homme  qu'elle  croit  innocent  et  qu'elle  aime,  je  reconnais  que  cette 
confession  spontanée  a  quelque  chose  de  plus  naturel  et  de  plus 
humain  que  le  silence  gardé  jusqu'au  bout  par  Fédora,  lequel  sent  un 
peu  l'artifice.  Mais  l'exécution  de  tout  ce  drame  est  grossière,  incer- 
taine., maladroite  ;  la  partie  épisodique  est  d'un  burlesque  qui  ne  sort 
|pas  de  la  convention  vulgaire  du  mélodrame  et  du  roman-feuilleton» 
L'exécution  de  Fédora,  au  contraire,  est  d'une  netteté,  d'une  sobriété, 
d'une  sûreté,  qui  prouvent  un  maître  artisan  ;  et  je  terminerai  comme 
j'ai  commencé,  en  disant  que  l'idée  première  de  la  pièce  méritait 
d'être  ainsi  traitée.  L'artisan,  cette  fois,  n'a  pas  servi  un  artiste  qui  fût 
indigne  de  lui.  On  peut  préférer  la  comédie  de  mœurs  et  même  la 
comédie  dramatique  au  drame,  et  le  Sardou  de  la  Famille  Benoiton,  de 
Nos  Mimes,  de  Maison  neuve  à  celui-ci.  Mais  ce  fait  divers  dialogué, 
ce  drame  judiciaire,  ce  mélodrame  est,  enfin  de  compte,  une  tragédie; 
une  tragédie  réduite  à  la  prose,  à  la  prose  active  et  sans  agrément 
de  M.  Sardou,  réduite  aussi  aux  allures  violentes  et  brèves  qui  émeu- 
vent plus  que  d'autres  les  nerfs  émoussès  du  public  de  ce  temps; 
cependant,  à  considérer  l'ouvrage  en  ses  élémens  moraux,  en  son 
essence  pure,  on  ne  peut  lui  refuser  cet  éloge,  qui  doit  mieux  que 
tout  autre  chatouiller  l'auteur  :  on  ne  peut  nier  contre  Aristote  que 
ce  soit  une  tragédie. 


LOUIS  GiHDERàX. 


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CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre. 


Les  années  se  suivent  et  s'enchaînent  sans  se  ressembler  toujours. 
Elles  ont,  du  moins  depuis  assez  longtemps,  cela  de  commun  qu'elles 
ne  sont  pas  précisément  heureuses,  qu'elles  ne  peuvent  être  l'objet 
de  commémorations  bien  triomphantes.  Elles  se  succèdent  chargées 
du  poids  du  passé  et  aussi  du  présent,  se  transmettant  l'une  à  l'autre 
un  héritage  de  fautes  et  de  mécomptes  qui  grossit  chemin  faisant  et 
s'alourdit  sans  cesse.  A  chaque  tour  de  roue,  c'est-à-dire  chaque  fois 
qu'une  année  recommence,  on  se  sent  peut-être  repris  d'une  inépui- 
sable illusion  et  on  se  remet  pour  un  instant  à  espérer.  On  se  dit  que, 
si  dans  l'année  qui  disparaît,  qui  n'est  déjà  plus  que  de  l'histoire,  il  y 
a  eu  des  contre-temps,  des  épreuves  et  des  déceptions,  l'année  nou- 
velle sera  peut-être  plus  favorable,  qu'elle  aura  une  fortune  plus  heu- 
reuse ou  moins  ingrate.  On  se  souhaite  mutuellement  et  on  se  promet 
la  «  bonne  année  »  en  face  de  l'inconnu.  Puis,  quand  l'étape  nouvelle 
est  franchie,  quand  on  est  au  bout,  on  s'aperçoit  encore  une  fois  qu'il 
n'y  a  rien  de  changé,  qu'il  n'y  a  que  quelques  mois  de  plus  médiocre- 
ment employés.  On  se  retrouve  assez  souvent  en  présence  de  mé- 
prises accumulées,  de  problèmes  aggravés  et  d'un  autre  inconnu  qui 
recommence  pour  l'Europe,  pour  tous  les  pays  comme  pour  la  France. 

Ce  n'est  point  sans  doute  que  cette  année,  dont  la  dernière  heure 
va  sonner,  ait  été  plus  malheureuse  que  bien  d'autres,  qu'elle  ait  été 
troublée  par  des  crises  violentes  ou  marquée  par  des  catastrophes. 
Elle  a  été,  à  tout  prendre,  une  année  de  paix  extérieure,  de  paix  euro- 

Tom  tv.  —  1883.  15  ^ 

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226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

péenne,  car  on  ne  peut  prendre  pour  une  guerre  l'expédition  anglaise 
en  Egypte,  —  et  une  année  de  paix  intérieure  pour  tous  les  pays, 
puisque  nulle  part  il  n'y  a  eu  ni  révolutions  ni  insurrections.  Ce  n'est 
point  une  phase  de  grands  événemens  ou  de  grandes  explosions,  pas 
plus  pour  la  France  que  pour  les  autres  peuples.  La  France,  à  part  quel- 
ques incidens  de  sédition  qui  se  dénouent  devant  la  justice  régulière 
et  qui  ne  laissent  pas  d'être  toujours  assez  mystérieux,  la  France  est 
restée  assurément  la  plus  tranquille  des  nations.  On  ne  peut  pas  dire 
qu'elle  soit  indifférente  à  tout  ce  qui  se  passe;  elle  n'en  est  pas  du 
moins  troublée,  et,  au  milieu  des  excitations  des  partis  qui  ont  vaine- 
ment cherché  à  l'émouvoir,  elle  n'a  pas  cessé  d'être  ce  qu'elle  est  natu- 
rellement, laborieuse  et  calme,  peu  disposée  à  encourager  les  agita- 
tions ou  les  aventures.  A  cette  heure  même  où  Tannée  s'achève,  tout 
semble  suivre,  au  moins  momentanément,  un  cours  à  peu  près  régu- 
lier et  assez  pacifique.  La  discussion  de  tous  les  budgets,  qui  soule- 
vait tant  dé  discussions  sérieuses  et  délicates,  a  été  vive,  animée 
dans  les  deux  chambres,  au  Luxembourg  comme  au  Palais-Bourbon; 
elle  n'a  point  été  1  occasion  ou  le  prétexte  de  crises  nouvelles.  Le  minis- 
tère, qui  semblait  fort  menacé  avant  la  session,  a  réussi  à  se  tirer 
d'affaire  ;  il  demeure  à  peu  près  intact,  peut-être  même  un  peu  raf- 
fermi après  ces  débats,  de  sorte  que,  pour  le  moment  du  moins,  on  en 
est  quitte  de  ces  menaces  de  crises  ministérielles,  de  conflits  dont 
les  partis  se  font  un  jeu,  —  qui  ne  sont  sûrement  pas  dans  le  goût 
du  pays. 

Oui  sans  doute,  cette  année  qui  expire  aujourd'hui,  elle  a  été  pré- 
servée des  grands  troubles  par  la  sagesse  du  pays  lui-même,  et  elle 
finit  mieux  ou,  si  Ton  veut,  moins  mal  qu'on  ne  pouvait  le  présumer; 
elle  gane  l'apparence  d'une  période  régulière  où  le  budget  est  voté, 
où  il  y  a  un  ministère  en  paix  avec  le  parlement,  où  les  affaires  suivent 
leur  cours  sans  interruption.  Et  cependant,  il  n'y  a  point  à  s'y  trom- 
per, elle  ne  comptera  pas  parmi  les  années  heureuses  et  elle  ne  lais- 
sera pas  de  brillans  souvenirs.  Elle  se  résume  dans  l'histoire  de  trois 
ministères,  dont  deux  au  moins  n'ont  pas  pu  vivre,  et  dans  une  sue- 
cession  d'incidens  conduisant  la  France  à  une  sorte  de  guerre  intestine 
des  croyances,  aux  confusions  financières,  à  une  abdication  de  politi- 
que extérieure  dans  une  question  d'influence  traditionnelle.  Elle  est 
destinée  peut-être  à  rester  une  date  décisive  pour  la  république,  et 
cette  fois  on  ne  peut  pas  dire  que  si  on  n'a  pas  réussi,  si  on  a  triste- 
ment échoué,  c'est  parce  qu'on  n'avait  pas  assez  de  pouvoir  et  de 
liberté  d'aciion,  parce  qu'on  avait  à  compter  sans  cesse  avec  une  oppo- 
sition systématique,  avec  des  adversaires  assez  puissans  pour  contra- 
rier tous  les  desseins,  avec  ce  qu'on  appelle  des  adversaires  systémati- 
ques; les  monarchistes  de  toutes  les  nuances  ne  sont  depuis  longtemps 


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REVUE.   —  CHRONIQUE.  227 

qu'une  minorité  dans  les  chambres,  ils  ne  peuvent  rien.  Ils  ne  sont 
pas  même  admis,  pour  représenter  la  minorité,  dans  la  commission  du 
budget,  pas  plus  que  dans  les  autres  grandes  commissions.  Ils  n'ont 
en  réalité  aucune  participation  directe  aux  affaires.  Ce  sont  les  répu- 
blicains seuls  qui  ont  eu  le  pouvoir  sans  partage  en  1882,  même  avant 
Tannée  1882,  et  c'est  bien  par  leur  politique,  par  leurs  idées  que  s'est 
accompli  ce  travail  de  décomposition  qui  est  maintenant  visible,  qui 
n'est  certes  pas  fait  pour  rendre  la  vie  facile  à  la  république.  C'est  par 
eux  et  par  leurs  représentant,  c'est  sous  leur  influence  exclusive,  qu'a 
été  créée  cette  situation  indéfinissable  où  Ton  a  eu  le  spectacle  de 
ministères  arrivant  au  pouvoir  avec  de  grandes  ambitions  et  périssant 
bientôt  d'impuissance  après  avoir  tout  compromis.  Les  difficultés  qui 
existent  aujourd'hui  ou  qui  se  reproduiront  demain  ne  sont  que  la  suite 
de  cette  série  d'expériences  dont  le  dernier  né  des  ministères  républi- 
cains a  reçu  l'embarrassant  héritage. 

Au  moment  où  s'ouvrait  cette  année  1882,  maintenant  rejetée  dans 
le  passé,  c'était  M.  Gambetta  qui  venait  d'entrer  aux  affaires,  et  certes, 
il  arrivait  au  gouvernement  dans  les  conditions  les  plus  favorables.  Il 
avait  pour  lui  les  circonstances,  un  certain  mouvement  instinctif  de 
l'opinion,   un  ascendant  conquis  par  des  années  d'habile  tactique 
autant  que  par  la  puissance  de  la  parole.  Il  était  l'homme  du  jour,  le 
président  du  conseil  nécessaire,  à  peu  près  inévitable.  Il  n'avait  pas  à 
s'inquiéter  de  ses  adversaires,  —  il  avait  tout  au  plus  à  craindre  ses 
amis  ou  ses  alliés.  Évidemment,  si  M.  Gambetta  l'avait  voulu.il  aurait 
pu,  avec  l'autorité  de  sa  position  et  de  son  talent,  créer  un  ministère 
sérieux  et  peut-être  durable.  Encore  aurait-il  fallu  cependant  associer 
à  ce  gouvernement  nouveau  des  hommes  faits  pour  le  fortifier,  et 
adopter  une  politique  assez  large,  assez  intelligente,  assez  ferme 
pour  imprimer  à  la  république  le  caractère  d'un  régime  de  libéra- 
lisme et  d'équité  supérieure.  Le  président  du  conseil  du  ik  novembre 
1881  semblait  ne  pas  même  soupçonner  les  conditions  du  problème 
qu'il  se  donnait  à  résoudre.  Chose  singulière  !  la  seule  idée  sérieuse 
que  M.  Gambetta  ait  eue  pendant  son  ministère,  il  avait  tout  fait 
d'avance  pour  la  compromettre.  C'était  assurément  une  pensée  géné- 
reuse et  patriotique  de  ne  pas  laisser  dépérir  l'influence  de  notre 
pays,  de  vouloir  saisir  une  occasion  favorable  en  associant  la  France  à 
l'Angleterre  dans  les  affaires   d'Egypte.  M.  Gambetta   agissait  en 
ministre  des  affaires  étrangères  jaloux  de  nos  intérêts  dans  le  monde. 
Malheureusement  il  travaillait  à  la  réalisation  de  cette  pensée  avec  un 
tel  décousu,  avec  de  telles  impétuosités  qu'il  devait  un  peu  inquiéter, 
il  faut  l'avouer,  un  gouvernement  aussi  sensé  que  celui  de  la  reine  Vic- 
toria, —  et,  de  plus,  il  ne  s'apercevait  pas  que  la  faiblesse  de  sa  poli- 
tique extérieure  était  tout  entière  dans  sa  politique  intérieure,  dans  la 


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228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

situation  précaire  qu'il  se  créait  à  lui-même.  Il  avait  fait  tout  le  con- 
traire de  ce  qu'il  aurait  dû  faire.  Au  lieu  d'appeler  au  pouvoir  avec  lui 
des  hommes  qui  auraient  pu  être  une  force  pour  le  gouvernement,  il 
fabriquait  un  ministère  de  fantaisie  avec  ses  amis  et  ses  conûdens, 
avec  toute  sorte  de  personnages  qui  devenaient  aussitôt  l'objet  d'une 
curiosité  ironique1' en  Europe  comme  en  France.  Au  lieu  de  s'attacher 
à  une  politique  libérale  et  habilement  mesurée,  faite  pour  gagner 
l'opinion,  pour  rallier  tous  les  esprits  sincères,  il  se  livrait  tout  entier 
à  une  politique  de  parti,  de  caprice  personnel  ou  d'aventure. 

11  procédait  en  omnipotent,  distribuant  les  fonctions  comme  les 
faveurs,  prétendant  imposer  le  scrutin  de  liste  à  une  chambre  récem- 
ment élue,  brouillant  tout, — et  en  moins  de  trois  mois  il  avait  trouvé  le 
moyen  d'accumuler  assez  de  méprises,  assez  d'équivoques  et  d'empor- 
temens  pour  soulever  tous  les  orages.  M.  Gambetta  avait  trop  présumé 
de  ses  forces  et  de  sa  popularité.  11  prétendait  dompter  la  chambre  en 
flattant  quelques-unes  de  ses  passions,  régenter  les  radicaux,  violenter 
les  modérés;  il  avait  bientôt  mis  tout  le  monde  contre  lui  et  au  pre- 
mier choc  décisif  il  disparaissait,  perdant  d'un  seul  coup  le  prestige 
qu'il  avait  gardé  jusque-là,  laissant  une  situation  troublée,  son  propre 
parti  divisé,  l'opinion  confondue  de  voir  des  dons  brillans  unis  à  si  peu 
de  jugement.  Qu'on  répète  encore,  comme  on  le  disait  récemment,  que 
M.  Gambetta  est  un  a  grand  patriote,  »  soit  ;  c'est  un  témoignage  de 
sympathie  envoyé  à  un  homme  aujourd'hui  malade.  Cela  n'empêche 
pas  que  le  «  grand  patriote  »  est  tombé  parce  qu'il  a  manqué  de  dis- 
cernement, et  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  c'est  que  dans  une  occasion 
nouvelle,  il  recommencerait  encore,  —  tant  il  semble  peu  soupçonner 
tout  ce  qui  Fa  perdu  il  y  a  un  an. 

Première  expérience  ou  première  aventure  de  1882!  Après  M.  Gam- 
betta, c'était  M.  de  Freycinet,  qui  se  trouvait  chargé  de  la  seconde 
représentation  de  la  politique  républicaine,  et,  à  dire  vrai,  la  position 
de  ce  nouveau  cabinet  ne  pouvait  être  ni  simple,  ni  facile  en  face 
d'une  majorité  dont  une  fraction,  attachée  au  ministère  du  14  novembre 
1881,  gardait  l'amer  ressentiment  de  la  défaite.  M.  de  Freycinet  se 
flattait  sans  doute  d'apaiser  les  irritations,  de  rallier  cette  majorité  qui 
venait  de  se  scinder  si  violemment,  de  jouer  le  rôle  d'un  modérateur, 
—  d'un  médiateur  entre  les  diverses  fractions  républicaines.  C'était, 
dans  tous  les  cas,  un  modérateur  singulier  qui  mettait  sa  tactique  à 
aller  chercher  un  appui  jusque  dans  les  camps  les  plus  extrêmes, 
atout  céder  avec  douceur,  à  abandonner  les  idées  les  plus  simples,  les 
garanties  les  plus  nécessaires  de  gouvernement,  avec  des  dehors  par- 
faits de  modération.  Sous  le  voile  de  prises  en  considération  réputées 
sans  conséquence,  il  laissait  tout  passer;  il  se  prêtait  complaisamment 
à  tout  ce  qu'on  pouvait  proposer  sur  la  séparation  de  l'église  et  de 


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REVUE.   —   CHKOMQUE.  229 

l'état,  sur  la  réorganisation  ou  la  désorganisation  de  l'armée,  sur  la 
réforme  ou  la  prétendue  réforme  de  la  magistrature,  sur  la  mairie 
centrale  de  Paris.  Il  croyait  peut-être  en  ajournant,  en  prenant  le 
temps  pour  complice,  diminuer  ou  faire  oublier  les  difficultés;  il  ne 
faisait,  au  contraire,  que  les  aggraver  en  les  laissant  grandir  et  se  pré* 
parer  à  lui-même  l'humiliante  alternative  de  céder  jusqu'au  bout,  — 
toujours  avec  modération,  —  ou  de  ne  pouvoir  opposer  à  la  dernière 
extrémité  qu'une  résistSnce  impuissante,  à  demi  désarmée.  Ce  n'était 
pas  un  gouvernement,  c'était  l'absence  de  gouvernement,  et  ce  qu'il 
y  avait  de  dangereux  pour  la  France,  c'est  qu'il  n'y  avait  pas  plus  de 
direction  dans  la  politique  extérieure  que  dans  les  affaires  intérieures, 
M.  Gambetta  avait  pu,  sans  doute,  se  montrer  un  peu  emporté,  un 
peu  aventureux,  et  porter  son  inconsistance  agitée  dans  une  politique 
où  il  aurait  fallu  plus  de  suite  et  de  prudence.  M.  de  Freycinet,  pour 
éviter  de  ressembler  à  son  prédécesseur,  pour  se  dégager  de  la  poli- 
tique de  M.  Gambetta,  se  réfugiait  dans  un  système  de  perpétuelles 
irrésolutions.  Que  se  proposait  réellement  M.  de  Freycinet  dans  ces 
affaires  d'Egypte,  qui,  au  moment  de  son  arrivée  au  pouvoir,  prenaient 
d'heure  en  heure  plus  d'importance?  Évidemment,  il  ne  l'a  jamais  bien 
su  lui-même,  et  dans  tous  les  cas,  il  n'a  jamais  osé  se  décider.  Il 
négociait  avec  l'Angleterre  pour  ne  rien  faire  et  avec  l'Europe  pour  se 
mettre  à  l'abri  d'une  délibération  collective.  Un  jour,  il  se  prêtait  à 
quelque  démarche  d'ostentation  à  Alexandrie,  puis  il  se  retirait  comme 
effaré.   Il  se  payait  de  demi-mesures,  de  demi-démonstrations,  de 
demi-coopérations,  pour  lesquelles  il  demandait  des  crédits  équivo- 
ques et  mal  définis.  Il  semblait  toujours  agité  de  la  crainte  méticu- 
leuse d'une  responsabilité  précise,  avouée  devant  le  parlement,  et  il 
finissait  par  exposer  la  chambre  à  voter  les  yeux  fermés  l'abdication 
de  la  France  dans  ces  affaires  d'Egypte,  où  l'Angleterre  seule  allait 
avoir  désormais  toute  liberté. 

Que  signifiait  ce  vote  presque  unanime  du  mois  de  juillet,  qui  en 
décidant  la  retraite  de  la  France,  l'abandon  de  toute  une  politique  tra- 
ditionnelle en  Egypte,  atteignait  du  même  coup  le  gouvernement  qui 
Pavait  provoqué?  On  serait  bien  embarrassé  de  le  dire:  il  pouvait 
signifier  que  le  gouvernement  s'était  déjà  trop  avancé  ou  bien  qu'il 
n'avait  pas  su  agir  utilement  et  à  propos  pour  les  intérêts  de  la  France. 
Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  ministère  Freycinet  succombait  pour 
n'avoir  pas  osé  avoir  une  opinion.  Il  disparaissait  brusquement  comme 
le  cabinet  qui  l'avait  précédé,  mais  d'une  manière  plus  humiliante, 
laissant  à  son  tour  les  affaires  plus  compromises,  une  situation  parle- 
mentaire plus  troublée,  les  intérêts  extérieurs  et  intérieurs  du  pays 
plus  amoindris,  et  c'est  dans  ces  conditions  que  naissait  un  troisième 
ministère»  —  celui  qui  existe  encore.  Pour  celui-là,  pour  ce  nouveau 

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230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  dernier  venu  de  la  politique  républicaine,  la  position  était  certes 
moins  facile  que  pour  tous  les  autres,  puisqu'il  héritait  des  fautes,  des 
complications  accumulées  par  les  deux  cabinets  auxquels  il  succédait. 
C'est  là  peut-être  ce  qui  a  fait  sa  force  depuis  six  mois  et  ce  qui  Ta 
soutenu  jusqu'au  bout  de  cette  session  qui  unit  avec  Tannée.  Il  a 
profité  depuis  sa  naissance  de  l'impossibilité  de  toutes  les  autres 
combinaisons,  de  la  fatigue  qui  est  dans  le  pays,  des  incertitudes  du 
parlement  lui-môme.  Son  rôle  après  tout  était  de  vivre  sans  rien  com- 
promettre, de  maintenir  la  paix  publique  dans  le  pays,  de  sauvegarder 
autant  que  possible  la  dignité  de  la  France  dans  les  conditions  qui 
avaient  été  créées,  et  plus  d'une  fois  le  nouveau  président  du  conseil, 
ministre  des  affaires  étrangères,  M.  Duclerc,  a  expliqué  comment  il 
entendait  la  mission  qu'il  avait  reçue.  M.  le  président  du  conseil  n'a 
pas  caché  qu'il  y  avait  des  points  intéressant  Tordre  intérieur  aussi 
bien  que  la  considération  extérieure  de  la  France,  sur  lesquels  il  se 
refuserait  à  des  concessions  dangereuses,  — et  par  quelques-uns  de  ses 
actes,  notamment  par  la  menace  de  sa  démission  le  jour  où  on  avait 
l'air  de  vouloir  supprimer  l'ambassade  française  auprès  du  saint-siège, 
il  a  bien  montré  qu'il  parlait  sérieusement.  La  bonne  volonté  n'est  pas 
douteuse.  Que  malgré  les  intentions  de  son  chef,  le  ministère  ait 
encore  bien  des  faiblesses  et  de  compromettantes  partialités,  qu'il 
flatte  des  passions  toujours  difficiles  à  satisfaire,  qu'il  soit  parfois,  lui 
aussi,  impuissant  ou  complice,  ce  n'est  que  trop  évident.  Oui,  le  minis- 
tère se  montre  le  plus  souvent  timide  dans  ses  résistances,  empressé  à 
désarmer  certaines  hostilités,  très  prompt  à  subir  certaines  influences; 
mais  ici  on  se  trouve  en  face  d'une  question  plus  générale,  bien  autre- 
ment grave,  qui  presse  et  domine  le  gouvernement  comme  le  parle- 
ment. Le  fait  est  qu'à  la  suite  d'entralnemens  qui  datent  déjà  de 
plusieurs  années,  qui  ont  été  loin  de  se  ralentir  en  1882  et  dont  le 
ministère  d'aujourd'hui  n'est  pas  seul  responsable,  la  politique  dite 
républicaine  a  pris  un  tel  caractère,  qu'elle  a  fini  par  créer  cette  situa- 
tion violente  et  amoindrie  où  Ton  se  débat  aujourd'hui,  d'où  Ton  ne 
sait  plus  comment  sortir.  Elle  est  devenue  une  œuvre  réellement  ori- 
ginale, facile  à  reconnaître  à  ces  deux  traits  essentiels:  l'esprit  de 
parti,  de  secte  avec  tous  ses  emportemens  et  la  médiocrité  avec  ses 
turbulences  aussi  vulgaires  que  stériles. 

On  aurait  beau  s'en  défendre,  ce  malfaisant  esprit  de  secte  se  mani- 
feste partout  et  à  tout  propos.  Il  est  l'inspiration  de  cette  politique 
prétendue  républicaine  qu'on  s'efforce  de  faire  prévaloir  par  tous  les 
moyens.  Sur  bien  d'autres  points  on  peut  se  diviser  dans  le  parti,  —  sur 
ce  seul  point  on  se  retrouve  toujours  d'accord,  et  il  y  avait  môme  der- 
nièrement des  députés  qui,  pour  reconstituer  la  majorité  républicaine, 
n'avaient  imaginé  rien  de  mieux  que  de  ramener  au  combat  les  pas- 


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REVUE.    —    CHRONIQUE.  231 

sions  anticléricales,  de  déchaîner  de  nouveau  la  guerre  aux  croyances 
religieuses.  Toutes  les  (ois  qu'il  s'agit  de  supprimer  un  aumônier,  de 
toucher  aux  indemnités  d'un  cardinal  ou  aux  maîtrises  des  cathédrales, 
de  réduire  une  modeste  subvention  destinée  à  entretenir  de  braves 
religieuses  qui  représentent  la  France  en  Orient,  on  peut  être  certain 
qu'il  se  trouvera  une  majorité  pour  accomplir  ces  œuvres  méritoires. 
Ce  n'est  plus  une  politique,  c'est  une  manie  qui  va  jusqu'au  ridicule, 
et  dans  cette  campagne,  le  conseil  municipal  de  Paris,  on  le  pense 
bien,  a  l'ambition  d'être  toujours  à  l'avant-garde;  il  ouvre  la  voie  à  la 
chambre.  Tout  récemment  encore,  ce  conseil  plein  de  sollicitude,  mais 
fort  peu  préoccupé  de  rester  dans  la  limite  de  ses  droits,  ne  protestait-il 
pas  contre  l'enseignement  spiritualiste  inscrit  dans  les  programmes 
scolaires?  C'était,  à  son  dire,  un  attentat  véritable,  qui  ne  tendait  à 
rien  moins  qu'à  créer  deux  nations,  —  la  nation  du  conseil  muni- 
cipal et  l'autre,  celle  qui  croit  en  Dieu  !  Sans  doute,  le  gouvernement 
résiste  parfois  et  se  défend  des  violences  par  trop  ridicules;  plus  sou- 
vent encore  il  cède  à  des  passions  qu'il  ne  peut  toujours  contenir,  qu'il 
a  lui-même  encouragées,  et  dont  l'unique  effet  est  de  provoquer  la 
révolte  des  consciences  sincères  en  instituant  sous  le  nom  de  répu- 
blique une  domination  de  secte.  Et,  d'un  autre  côté,  si  la  politique  du 
jour  est  livrée  à  cet  esprit  de  secte,  elle  n'est  pas  moins  envahie  parla 
médiocrité  bruyante  et  stérile.  Qu'on  se  rende  un  peu  compte  de  tout 
ce  qui  a  été  proposé  ou  essayé  depuis  quelques  années  sous  prétexte 
d'inaugmvr  Père  des  réformes  républicaines.  On  a  voulu  toucher  à 
tout,  à  l'armée,  à  l'administration,  à  la  magistrature,  aux  finances,  au 
concordat.  Pour  toutes  ces  questions  légèrement  et  confusément  sou- 
levées il  y  a  eu  des  propositions,  des  commissions  parlementaires,  des 
rapports,  des  projets,  des  discussions  sans  fin.  A  quoi  est-on  arrivé? 
Les  commissions  ont  assez  fréquemment  travaillé  pour  rien.  Rapports 
et  discussions  ont  été  sans  résultat.  On  n'a  rien  fait,  et  la  raison  en  est 
bien  simple  :  c'est  que,  pour  résoudre  de  si  graves  problèmes,  les  décla- 
mations et  les  fantaisies  de  parti  ne  suffisent  pas.  Il  faut  une  étude 
attentive,  réfléchie,  impartiale  des  intérêts  de  toute  sorte  qui  se  trou- 
vent engagés  dans  un  changement  de  législation.  A  ce  prix  seulement, 
on  peut  se  flatter  de  réaliser  des  réformes  sérieuses.  Le  reste  n'est 
qu'une  œuvre  de  médiocrité  agitatrice,  et  après  beaucoup  de  bruit  inu- 
tile tout  reste  en  suspens  ou  tout  finit  par  des  expédiens  imaginés  pour 
satisfaire  des  ressentimens  de  parti  ou  des  ambitions  personnelles. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange  ou  de  plus  caractéristique  peut-être 
aujourd'hui, c'est  que  sous  l'influence  de  cet  esprit  de  parti  et  de  secte 
qui  règne,  avec  cette  médiocrité  qui  nous  envahit,  on  en  vient  par 
degrés  à  ne  plus  tenir  compte  des  vérités  les  plus  simples,  des  droits 
les  plus  élémentaires,  des  plus  vieilles  et  des  plus  invariables  garan- 


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232  REYCJE  DES   DEUX   MONDES. 

ties  de  la  vie  publique.  L'esprit  d'arbitraire  [et  de  confusion  fait  vrai- 
ment de  rapides  progrès  et  s'introduit  maintenant  partout  en  maître. 
On  dispose  capricieusement  des  finances,  et  un  ancien  ministre  de  l'in- 
Btruction  publique  peut  se  montrer  tout  glorieux  en  disant  lestement 
qu'il  a  dépensé  en  une  année  ce  qui  ne  devait  être  dépensé  qu'en  six  ans. 
On  interprète  sans  façon  les  lois  et  au  besoin  on  les  suspend.  On  môle 
dans  une  œuvre  parlementaire  les  dispositions  les  plus  disparates,  et  à 
propos  du  budget  on  modifie  toute  une  législation,  on  met  en  interdit 
les  garanties  communales  et  départementales  jusqu'ici  inviolables.  On 
fait  tout  cela  légèrement,  étourdiment.  Pourvu  qu'on  puisse  dire  qu'il 
y  a  un  intérêt  républicain  en  jeu,  cela  suffit  :  c'est  la  règle  souveraine, 
et  c'est  vraiment  une  chose  curieuse  de  voir  avec  quelle  facilité  les 
habitudes  discrétionnaires  renaissent  toutes  sous  toutes  les  formes.  Un 
préfet  est  appelé  devant  une  cour  de  justice  pour  rendre  témoignage 
de  faits  accomplis  dans  un  département  qu'il  a  administré;  il  raconte 
ses  relations  avec  une  compagnie  industrielle,  la  compagnie  de  Mon- 
ceau-les-Mines,  et  au  courant  de  son  récit  il  ajoute  comme  la  chose  la 
plus  simple  du  monde  que,  dans  une  circonstance  il  a  menacé  le  direc- 
teur de  suspendre  l'expédition  de  toutes  les  affaires  de  la  compagnie 
dans  les  bureaux  de  la  préfecture  s'il  ne  lui  était  donné  satisfaction 
sur  une  question  toute  spéciale  qui  ne  motivait  d'ailleurs  en  aucune 
façon  une  intervention  publique  :  il  s'agissait  des  rapports  de  la  com- 
pagnie avec  ses  ouvriers.  Ainsi  un  administrateur  de  département  qui 
a  certainement  tous  les  moyens  réguliers  de  faire  prévaloir  son  auto- 
rité dans  la  mesure  légitime  et  dans  les  questions  où  il  a  un  droit 
d'intervention,  trouve  tout  simple  de  dire  à  un  directeur  de  compa- 
gnie :  Voici  un  fait  qui  à  la  vérité  ne  me  regarde  pas,  mais  vous  ferez 
ce  que  je  voudrai,  ou  toutes  vos  affaires  seront  arrêtées. —  Il  parait  que 
cela  est  naturel,  puisque  le  préfet  déclare  hautement  qu'il  Ta  fait 
sans  hésitation,  et  c'est  au  moins  la  preuve  que  les  préfets  de  la  répu- 
blique ne  regardent  pas  trop  à  leurs  droits,  qu'ils  savent  se  servir  de 
l'intimidation  ou  de  la  coercition  discrétionnaire,— bien  entendu  contre 
ceux  qu'ils  sont  portés  à  considérer  comme  des  adversaires.  Ils  ont 
gardé  les  habitudes  du  gouvernement  personnel. 

Un  des  spécimens  les  plus  récens  et  les  plus  bizarres  des  déguise- 
mens  que  peut  prendre  aujourd'hui  l'esprit  d'arbitraire  et  de  confu- 
sion, c'est  certainement  ce  qui  vient  de  se  passer  en  pleine  chambre  à 
l'occasion  d'une  loi  semi-financière,  semi-politique,  sur  laquelle  la 
commission  du  budget  a  eu  à  faire  un  rapport.  Le  ministère  de  l'in- 
struction publique  a  demandé  un  crédit  de  120  millions  en  faveur  de 
cette  caisse  des  écoles  qui  a  été  instituée  pour  subvenir  à  la  construc- 
tion des  lycées  et  des  maisons  scolaires  de  villages.  120  millions,  ce 
n'est  là  qu'un  crédit  partiel  en  attendant  les  700  millions  ou  peut-être 


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REVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

les  1,400  millions  dont  on  nous  parle.  Il  n'y  a  point  à  examiner  pour 
le  moment  si  ce  n'est  pas  là  une  dépense  un  peu  exagérée,  ni  même 
s'il  n'y  a  pas  quelque  emphase  dans  le  tableau  que  M.  Jules  Ferry 
s'est  plu  à  tracer  de  ces  écoles  nouvelles  qui  doivent  devenir  les  palais, 
les  monumens  ou  peut-être  les  églises  de  la  «  démocratie  rurale.  »  Il 
ne  s'agit  pas  de  cela;  mais,  dans  la  loi  nouvelle,  à  côté  du  crédit  que 
personne  n'a  contesté,  il  y  a  une  série  de  dispositions  aussi  exorbi- 
tantes qu'imprévues.  Jusqu'ici,  en  matière  de  dépenses  locales,  les 
conseils-généraux  avaient  à  émettre  un  avis  obligatoire;  les  communes 
seules,  sauf  certains  cas  déterminés,  pouvaient  disposer  de  leurs  res- 
sources et  surtout  décréter  des  emprunts.  Maintenant  tout  est  changé 
pour  les  écoles;  d'après  la  loi  nouvelle,  les  conseils-généraux  seront  à 
peine  consultés  pour  la  forme,  et  les  préfets  pourront,  de  leur  propre 
autorité,  imposer  extraordinairement  les  communes  ou  décréter  dis- 
crétionnairement  des  emprunts.  En  d'autres  termes,  départemens  et 
communes  sont  d'un  seul  coup  dépossédés  d'un  des  droits  les  plus 
anciens  et  les  plus  essentiels,  celui  de  voter  leurs  dépenses  et  leurs 
emprunts.  Et  sous  quelle  forme  cette  nouveauté  se  produit-elle?  Sous 
la  forme  d'un  article  sommaire  d'une  loi  de  finances.  Vainement  M.  de 
Marcôre  s'est  efforcé  de  montrer  combien  il  était  étrange  et  dangereux 
de  tout  confondre,  de  toucher,  à  propos  du  budget,  aux  lois  organi- 
ques des  départemens  et  des  communes,  de  substituer  aux  préroga- 
tives locales  l'autorité  discrétionnaire  des  préfets.  Vainement  aussi, 
un  ancien  ministre  de  l'intérieur,  M.  René  Goblet,  a  défendu  les  liber- 
tés municipales  et  a  demandé  tout  au  moins  que  les  emprunts  impo- 
sés aux  communes  pour  la  construction  de  leurs  écoles  ne  pussent  être 
décrétés  que  par  une  loi.  Tout  a  été  inutile.  On  s'est  moqué  des  scru- 
pules de  M.  de  Marcère  et  de  la  compétence  législative  invoquée  par 
M.  Goblet,  aussi  bien  que  des  discours  par  lesquels  de  simples  députés 
conservateurs  ont  défendu  les  droits  de  leurs  départemens  et  de  leurs 
municipalités.  On  a  voté  une  diminution  de  liberté  au  pas  de  charge, 
comme  s'il  s'agissait  de  supprimer  le  crédit  d'un  traitement  d'aumô- 
nier! 

Pourquoi  donc  mettre  cette  impatience  fébrile  à  voter  une  œuvre  de 
confusion  et  d'arbitraire  ?  Pourquoi  ne  pas  même  attendre  cette  loi 
nouvelle  d'organisation  municipale  sur  laquelle  M.  de  Marcère  vient 
justement  de  présenter  un  rapport  avant  la  lin  de  la  session  ?  Ah  !  sans 
doute,  il  y  a  un  motif,  le  grand  motif  qui  absout  tous  les  emporte- 
mens;  il  y  a  ce  qu'on  croit  être  l'intérêt  républicain,  —  il  y  a  la  raison 
d'état  dont  M.  Clemenceau  a  plaidé  l'autre  jour  la  cause  avec  une  pas- 
sion véhémente  et  acérée.  Avec  la  raison  d'état,  on  peut  tout  se  per- 
mettre; on  a  le  droit,  puisqu'on  a  le  pouvoir,  de  poursuivre  l'instruc- 
tion religieuse  jusque  dans  son  dernier  asile,  de  contraindre  les 


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234  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

communes,  môme  celles  qui  ont  déjà  des  maisons  scolaires,  à  em- 
prunter pour  construire  ces  écoles  nouvelles  rêvées  par  M.  Jules  Ferry 
et  par  les  partisans  de  l'enseignement  laïque,  de  réduire  ses  adver- 
saires au  silence  sous  prétexte  qu'ils  défendent  la  «  liberté  de  l'igno- 
rance. »  La  raison  d'état,  voilà  qui  est  bien  ;  mais  alors  ce  n'était  pas 
la  peine  de  renverser  l'empire  pour  reprendre  aussitôt  ses  traditions 
et  ses  procédés.  Il  y  a  mieux;  il  ne  faut  pas  même  s'arrêter  au  der- 
nier régne  napoléonien,  il  faut  remonter  au  premier  empire,  à  cette 
époque  où  Napoléon  imposait,  lui  aussi,  son  enseignement  d'état  et 
avait,  lui  aussi,  son  catéchisme  officiel,  qui  ressemblait  au  manuel  d'in- 
struction civique  du  temps  présent.  C'était  l'empire  autrefois,  c'est 
aujourd'hui  la  république;  au  fond,  la  doctrine  est  la  même,  et  M.  Gobi  et 
avait  certes  raison  de  dire  l'autre  jour  :  «  Si  la  république  devait  être 
cela,  si  les  droits  des  citoyens  devaient  être  remis  entre  les  mains  des 
agens  de  l'administration,  en  vérité,  elle  serait  peu  défendable...  » 
C'est  là  cependant  que  conduit  cette  prétendue  politique  républicaine, 
mélange  d'esprit  de  secte  et  de  médiocrité  confuse,  qu'on  veut  imposer 
comme  la  loi  souveraine,  qui  n'a  jusqu'ici  d'autre  résultat  que  de 
laisser  la  France  fatiguée,  excédée  dans  sa  vie  intérieure,  affaiblie 
dans  son  rôle  extérieur.  C'est  là  qu'on  en  est  venu,  à  cette  fin  assez 
morose,  assez  vulgaire  de  l'année  1882,  et  il  faut  évidemment  revenir 
à  d'autres  idées,  à  d'autres  traditions,  à  un  plus  pur  sentiment  de  la 
liberté  et  du  droit,  si  l'on  veut  que,  dans  l'année  nouvelle  qui  s'ouvre, 
la  république  soit  «  défendable,  »  selon  le  mot  de  l'ancien  ministre, 
que  la  France  retrouve  sa  sève  vivace  et  généreuse. 

Cetie  année  qui  s'achève  plus  ou  moins  heureusement  pour  tout  le 
monde,  elle  n'a  pas  vu,  dans  tous  les  cas,  s'accomplir  sur  notre  vieux 
continent  civilisé  de  ces  événemens  qui  sont  une  date  de  l'histoire, 
qui  bouleversent  ou  renouvellent  la  société  européenne.  Elle  a  com- 
mencé dans  la  paix,  elle  unit  dans  la  paix,  sans  avoir  connu  les  grands 
conflits,  les  complications  qui  ont  troublé  d'autres  époques.  Ce  n'est 
pas,  sans  doute,  que  tout  soit  pour  le  mieux  en  ce  monde,  que  les 
relations  des  gouvernemens  et  des  peuples  soient  tellement  simples  et 
faciles  que  toutes  les  crises  soient  impossibles.  Elles  renaîtront  peut- 
être  un  jour  ou  l'autre,  ces  crises,  elles  pourront  renaître  des  situa- 
tions contraintes  et  forcées,  des  antagonismes  mal  déguisés,  du  mou- 
vement fatal  des  choses,  de  toutes  ces  questions  que  l'année  1882  n'a 
point  créées,  qu'elle  lègue  à  une  année  nouvelle.  Pour  le  moment  du 
moins  on  n'en  est  pas  là,  et  s'il  faut  tout  écouter,  il  ne  faut  rien  grossir 
dans  tous  ces  bruits  de  polémiques,  de  guerres  de  plume  qui  se  repro- 
duisent périodiquement  en  Europe  au  sujet  des  alliances  qui  se  nouent 
ou  se  dénouent,  des  combinaisons  qui  se  préparent. 

(Test  une  tradition  presque  invariable  :  de  temps  à  autre,  les  Alle- 


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REVCE.    —   CHRONIQUE»  235 

manda  ont  besoin  de  s'émouvoir  et  de  réveiller  l'attention,  de  montrer 
quelque  événement  a  en  perspective.  »  Tantôt  ils  se  tournent  du  côté 
de  l'ouest,  vers  nous,  et  ils  supposent  à  la  France  toute  sorte  de  pro- 
jets. Ils  évaluent  nos  forces,  ils  surveillent  l'état  de  notre  armée  et 
nos  mouvemens,  ils  s'inquiètent  môme  de  quelques  modestes  fonds 
secrets  qui  ne  peuvent  manifestement  être  mis  sans  dessein  à  la  dis- 
position du  ministre  des  affaires  étrangères.  —  Tantôt  ils  se  tournent,  le 
sourcil  froncé  et  le  regard  menaçant,  du  côté  de  la  Russie.  Us  suppu- 
tent le  nombre  de  kilomètres  de  chemins  de  fer  que  les  Russes  con- 
struisent à  leur  frontière;  ils  découvrent  des  fortifications  qui  s'élèvent; 
des  camps  retranchés  déjà  formés;  ils  ont  aperçu  des  rassemblemens 
inquiétons,  des  régimens  de  cavalerie  en  marche.  Ils  se  défient  du 
panslavisme  et  des  projets  de  la  Russie.  —  C'est  une  campagne  de 
plume  qui  vient  de  se  renouveler  pendaut  quelques  jours  en  Alle- 
magne et  qui  n'a  précisément  rien  d'imprévu.  Cette  fois,  du  moins, 
ces  polémiques  semi- guerrières,  semi- diplomatiques,  ont  été  rajeu- 
nies par  quelques  incidens  particuliers  faits  pour  piquer  la  curio- 
sité. 11  y  a  eu  le  voyage  du  ministre  des  affaires  étrangères  du  tsar, 
de  M.  de  Giers,  qui  a  été  l'inépuisable  thème  de  tous  les  commen- 
taires, et,  chose  curieuse,  avec  ce  voyage  tant  commenté  a  coïncidé 
presque  aussitôt  la  révélation  du  traité  qui  lie  intimement  l'Alle- 
magne à  l'Autriche- Hongrie.  Cette  alliance  des  deux  empires,  elle 
était  sans  doute  connue  et  avouée  depuis  longtemps.  On  n'ignorait 
ni  ses  origines,  ni  son  caractère  général,  ni  son  but.  On  ne  savait 
pas  absolument  en  quoi  elle  consistait,  sous  quelle  forme  et  dans 
quelles  limites  elle  avait  été  conclue.  On  sait  maintenant  qu'il  y  a  un 
traité  qui  date  de  l'automne  de  1879,  qui  a  été  signé  pour  cinq  ans, 
et  par  une  particularité  au  moins  piquante,  c'est  au  moment  où  M.  de 
Giers  faisait  sa  tournée  de  Berlin,  de  Rome,  de  Vienne,  que  le  traité  a 
été  révélé. 

Quel  rapport  y  a-t-il  entre  ces  déplacemens,  ces  entrevues,  ces  révé- 
lations et  toutes  ces  polémiques  allemandes  des  dernières  semaines  ? 
M.  de  Bismarck,  en  laissant  publier  un  traité  qui  est  son  œuvre,  a-t-il 
voulu  répondre  indirectement  à  des  propositions  russes  ou  avertir 
l'Autriche  et  préparer  d'avance  le  renouvellement  d'une  alliance  à 
laquelle  il  tient  visiblement  ?  Tous  ces  incidens  enfin  sont-ils  le  signe 
de  difficultés  intimes  au  centre  du  continent,  de  prochains  remanie- 
mens  dans  les  rapports  des  cabinets,  de  complications  imminentes? 
Il  est  assez  vraisemblable  qu'on  a  fait  beaucoup  de  bruit  pour  rien, 
que  pour  célébrer  la  fin  de  l'année  on  s'est  un  peu  trop  échauffé 
sur  toutes  ces  combinaisons  éventuelles,  problématiques  de  guerre 
ou  de  diplomatie,  et,  à  défaut  d'autre  lumière,  on  a  du  moins  les 
déclarations  récentes  du  président  du  conseil  de  Hongrie,  H.  Tisza, 


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236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  a  été  interpellé  dans  le  parlement  de  Pesth.  M.  Tisza  n'a  point 
hésité  à  déclarer,  pour  la  satisfaction  de  son  parlement,  que  tout  ce 
qu'on  disait  des  armemens  de  la  Russie  était  une  exagération,  que 
la  situation  diplomatique  n'était  nullement  en  péril,  qu'il  n'y  avait 
absolument  rien  à  craindre  pour  la  paix  de  l'Europe.  M.  Tisza  n'est 
point  sans  doute  le  ministre  des  affaires  étrangères  de  l'empire 
austro-hongrois,  et  le  ministre  des  affaires  étrangères  de  Tempe* 
reur  François-Joseph,  le  comte  Kalnoki  lui-même  n'est  pas  M.  de 
Bismarck,  dont  la  parole  serait  bien  autrement  décisive  pour  éclair- 
cir  tous  les  doutes;  mais  enfin,  ce  qui  se  dit  en  Hongrie,  dans  un 
pays  de  liberté  universelle,,  a  sa  valeur,  et  M.  Tisza  n'aurait  pas 
parlé  comme  il  l'a  fait  s'il  n'avait  pas  connu  la  vérité  des  choses,  s'il 
n'avait  pas  su  ce  qu'il  y  a  d'assez  factice  dans  ces  polémiques,  dans 
ces  agitations  d'un  jour. 

Au  fond,  que  resterait-il  donc  de  tous  ces  bruits  qui,  de  temps  à  autre, 
se  répandent  à  la  surface  de  l'Europe  pour  s'éteindre  bientôt?  Ce  qu'il 
y  a  de  bien  clair,  c'est  que,  s'il  existe  des  difficultés  ou  des  défiances 
entre  de  grands  gouvernemens,  il  n'y  a  pas  pour  le  moment  d'irrépa- 
râbles  incompatibilités,  c'est  que,  s'il  y  a  des  déplacemens  d'intérêts 
et  de  relations,  il  ne  s'ensuit  pas  que  ces  évolutions  doivent  con- 
duire par  le  plus  court  chemin  à  de  meurtrières  scissions.  Autrefois 
la  Russie  était  l'amie ,  l'alliée  invariable  pour  l'Allemagne  ou  plu- 
tôt pour  la  Prusse,  et  la  dernière  expression  de  cette  vieille  cordia- 
lité a  été  ce  qu'on  a  appelé  un  instant  l'alliance  des  trois  empereurs. 
Aujourd'hui,  tout  a  changé,  il  n'y  a  plus  d'alliance  des  trois  empereurs; 
il  n'y  a  que  l'alliance  des  deux  empires  du  centre,  et  ce  qui  reste  aussi 
parfaitement  évident,  c'est  que  cette  alliance  ne  semble  nullement 
menacée.  L'Allemagne  et  l'Autriche  paraissent  assez  disposées  à  se  suf- 
fire à  elles-mêmes;  elles  n'excluent  précisément  personne,  elles  ne 
recherchent  personne,  pas  plus  l'Italie  que  la  Russie,  qui  pourtant,  l'une 
et  l'autre,  auraient  parfois  bonne  envie  d'être  admises  à  l'intimité  et 
qui  ne  semblent  guère  réussir  dans  leurs  tentatives.  Après  tout,  cette 
alliance  austro-allemande,  quelle  qu'en  ait  été  l'inspiration  première, 
elle  n'a  rien  de  menaçant  pour  la  paix,  et  la  paix  est  certainement  le 
premier  besoin  comme  le  premier  vœu  des  peuples  dans  cette  année 
qui  va  s'ouvrir  aussi  bien  que  dans  l'année  qui  s'achève  aujourd'hui. 


Ch.  de  Mazade. 


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REVUE.   —   CHRONIQUE.  237 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  mois  de  décembre  a  mieux  fini  qu'il  n'avait  commencé.  La  tour- 
nure satisfaisante  qu'ont  prise  les  débats  parlementaires  touchant 
la  situation  du  budget  et  l'état  général  de  nos  finances  a  rendu  quel- 
que courage  à  la  spéculation  à  la  hausse,  et  le  mouvement  de  dépré- 
ciation a  été  immédiatement  arrêté.  Une  légère  reprise  s'est  même 
produite  sur  les  rentes  françaises,  ainsi  que  sur  quelques  valeurs, 
Crédit  foncier,  Chemins  de  fer,  Suez.  Le  marché,  dans  l'ensemble,  a 
conservé  pendant  toute  la  quinzaine  une  fermeté  qui  fait  bien  augu- 
rer des  dispositions  dans  lesquelles  va  commencer  l'année  nouvelle. 
Avec  les  derniers  jours  de  1882,  de  cette  année  du  krach  qui  n'aura  été 
pour  notre  bourse  qu'une  longue  et  douloureuse  liquidation  des  illu- 
sions et  des  folies  de  l'an  1881,  va  disparaître,  il  faut  l'espérer,  ce 
découragement  qui  a  paralysé  toutes  les  affaires  et  donné  une  prise 
trop  facile  aux  agressions  des  baissiers. 

Les  fonds  publics  ont  regagné  quelques  centimes  depuis  le  15  décem- 
bre. Le  cours  de  115  fr.  sur  le  5  pour  100  a  été  l'objet  d'une  lutte  assez 
vive,  à  l'occasion  de  la  réponse  des  primes. 

La  Banque  de  France  à  5.300  francs  offre  aux  acheteurs  un  revenu  de 
5 1/2  pour  100  environ.  lia  été  détaché  en  effet  cette  semaine  sur  ce  titre 
un  dividende  semestriel  de  125  francs.  Fin  juin,  les  actionnaires  avaient 
déjà  reçu  165  francs,  et  le  dividende  total  est  ainsi  de  290  francs.  Les 
bénéfices  des  six  derniers  mois  n'ont  pas  atteint  un  chiffre  aussi  élevé 
que  ceux  des  six  premiers  mois,  et  rien  ne  prouve  que  les  résultats 
du  premier  semestre  de  1883  permettront  de  distribuer  même  125  fr. 
aux  actionnaires.  Un  placement  en  actions  de  la  Banque  de  France, 
quelle  que  soit  l'excellence  de  cette  valeur,  ne  donne  donc  en  réalité 
qu'un  rendement  très  variable,  et  c'est  pourquoi  on  capitalise  en  ce 
moment  à  un  taux  supérieur  à  5  pour  100  un  titre  de  premier  ordre, 
dont  le  prix  devrait  atteindre  très  vite  6.000  francs  et  plus,  si  les 
actionnaires  pouvaient  compter  en  tout  temps  sur  un  dividende  mini- 
mum de  250  francs.  L'argent  s'est  resserré  pendant  cette  quinzaine  à 
Paris  et  à  Londres,  et  il  ne  paraît  pas  impossible  que  le  taux  de  l'es- 
compte soit  élevé  prochainement  au-delà  du  détroit.  Cette  perspective 
ne  saurait  nuire  à  la  bonne  tenue  des  actions  de  la  Banque  de  France. 


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238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  Crédit  foncier  a  des  partisans  et  des  détracteurs  également  achar- 
nés. Ceux-ci  ont  essayé,  au  moyen  d'un  article  publié  dans  un  des 
journaux  les  plus  graves  du  matin,  de  persuader  au  public  que  notre 
grand  établissement  hypothécaire  faisait  courir  les  plus  graves  dan* 
gers  au  crédit  de  l'état  et  à  la  fortune  publique  en  voulant  emprunter, 
le  mois  prochain,  200  millions.  Il  est  très  exact  que,  depuis  un  an,  le 
.Crédit  foncier  a  consenti  des  prêts  pour  une  somme  très  élevée  et  que 
ses  ressources  provenant  des  émissions  colossales  de  1879  et  de  1880 
seront  avant  peu  tout  à  fait  épuisées.  Il  est  également  vrai  que  la  mul- 
tiplication des  sociétés  qui  ont  pour  objet  l'achat  de  terrains  et  la  con- 
struction de  maisons  de  luxe  peut  provoquer  un  jour  une  crise  immo- 
bilière; mais  le  Crédit  foncier  peut  répondre  que  son  métier  est  de 
prêter  sur  hypothèque,  que  le  devoir  de  ses  administrateurs  est  d'im- 
primer l'impulsion  la  plus  vigoureuse  au  développement  des  affaires 
sociales,  et  qu'il  serait  singulier  qu'un  établissement  spécialement 
institué  pour  venir  en  aide  à  la  propriété  foncière  refusât  tout  à  coup 
son  concours  sous  le  prétexte  qu'il  ne  doit  pas  encourager  la  spécula- 
tion sur  les  immeubles.  Mais  si  le  Crédit  foncier  veut  continuer  à 
prêter,  ce  qui  est  son  droit,  sa  fonction  et  son  devoir,  il  faut  qu'il 
emprunte.  Il  est  donc  à  peu  près  décidé  que  rémission  des  obligations 
foncières  aura  lieu  du  15  au  20  janvier  prochain;  il  reste  encore  à  con- 
stituer, avec  plusieurs  des  établissemens  financiers  de  Paris,  le  syn- 
dicat de  garantie  et  à  fixer  le  prix  d'émission.  Le  cours  de  350  francs 
par  titre  de  500  francs  rapportant  15  francs  et  remboursables  en 
soixante-quinze  ans  a  été  indiqué,  mais  il  est  assez  probable  que  ce 
prix  sera  abaissé  de  quelques  francs.  L'action  du  Crédit  foncier  était 
tombée  au-dessous  de  1,300  francs  au  moment  où  parut  l'article 
auquel  nous  faisons  allusion  plus  haut.  Elle  s'est  immédiatement  rele- 
vée, effet  qui  peut-être  n'était  pas  prévu,  et  des  achats  suivis  l'ont 
portée  à  1,340.  Un  acompte  de  27  fr.  50  sur  le  dividende  de  l'exercice 
1882  sera  mis  en  paiement  en  janvier,  et  un  avis  officieux  a  fait 
savoir  que  le  dividende  total  s'élèverait  au  minimum  à  55  francs. 

Sur  les  autres  sociétés  de  crédit,  les  affaires  ont  été  des  plus  res- 
treintes. La  Banque  de  Paris  s'est  relevée  de  1,020  à  1,050,  et  c'est  à 
peine  si  l'on  peut  signaler  des  variations  de  quelques  francs  sur  la 
Banque  d'escompte  à  550,  la  Société  générale  à  585,  le  Crédit  lyon- 
nais à  555,  la  Banque  franco-égyptienne  à  610,  la  Banque  des  pays 
autrichiens  à  540,  le  Comptoir  d'escompte  à  1,000,  le  Crédit  industriel 
et  la  Société  de  dépôts  à  700. 

L'année  1882  aura  été  sévère  pour  tous  les  établissemens  de  crédit 
d'ordre  inférieur  qui  vivaient  d'émissions  ou  dont  le  portefeuille  était 
rempli  de  valeurs  démesurément  majorées  et  tombées  depuis  à  vil 
prix.  Parmi  ceux  qui  subsistent ,  et  dont  les  actions  ne  peuvent  se 


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REVUE.   —   CHRONIQUE.  239 

négocier  pour  la  plupart  que  beaucoup  au-dessous  du  pair,  combien 
pourront  traverser  l'année  qui  va  s'ouvrir?  La  Banque  hypothécaire, 
absorbée  par  le  Crédit  foncier,  a  déjà  disparu.  Il  en  est  qui  végètent 
en  ce  moment,  obscurs  et  inactifs,  capables  toutefois  d'attendre  des 
temps  meilleurs,  et  sur  le  sort  desquels  on  peut  se  rassurer  :  Crédit 
foncier  algérien,  Banque  centrale  du  commerce,  Banque  commerciale 
et  industrielle,  Banque  russe  et  française,  Compagnie  algérienne, 
Crédit  algérien,  Banque  transatlantique,  Banque  maritime.  Les  desti- 
nées de  tout  le  groupe  des  Sociétés  immobilières,  Compagnie  foncière 
de  France  et  d'Algérie,  Société  foncière  lyonnaise,  Société  des  Immeu- 
bles et  Rente  foncière  sont  des  plus  incertaines.  Les  deux  Crédits 
mobiliers,  celui  de  France  au*- si  bien  que  celui  d'Espagne,  se  trou- 
vent paralysés  par  une  dépréciation  considérable  de  leur  portefeuille. 
L'un  toutefois  donne  12  fr.  50  en  janvier,  tandis  que  l'autre  a  cru  plus 
prudent  de  s'abstenir.  La  Banque  parisienne  fait  tout  ce  qu'elle  peut 
pour  prouver  sa  vitalité,  la  Banque  française  et  italienne  a  des  chances 
sérieuses  de  renaître  à  la  vie  par  une  réduction  de  capital.  Plus  bas, 
sur  la  liste,  nous  trouvons  la  Société  financière,  le  Crédit  général  fran- 
çais, le  Crédit  de  Paris,  la  Banque  romaine,  la  Banque  nationale  et  la 
Société  nouvelle;  c'est  dans  les  rangs  de  cette  arrière-garde,  dont  nous 
n'avons  pas  épuisé  la  nomenclature,  que  Tannée  1883  verra  sans  doute 
se  produire  de  nombreux  vides. 

Les  transactions  n'ont  pas  été  actives  cette  quinzaine  sur  les  actions 
des  chemins  français.  La  spéculation  n'ose  plus  toucher  à  ces  valeurs, 
ne  sachant  ni  quand  pourront  être  conclues  les  conventions  entre  l'état 
et  les  compagnies,  ni  quelle  influence  c^s  conventions  pourront  exercer 
encore  sur  la  fixation  des  futurs  dividendes.  Le  comptant  seul  a  relevé 
de  quelques  francs  ces  titres,  qui  se  trouvent  regagner  dans  la  seconde 
quinzaine  de  décembre  exactement  ce  qu'ils  avaient  perdu  dans  la  pre- 
mière. Les  mêmes  fluctuations  se  sont  produites  sur  les  cours  des  che- 
mins étrangers,  dont  la  spéculation  s'éloigne  de  plus  en  plus.  Les  Che- 
mins autrichiens  ont  faibli  pendant  les  deux  derniers  jours  sur  des 
ventes  d'origine  allemande;  la  situation  de  cette  grande  entreprise 
subit  en  ce  moment  une  importante  transformation  par  suite  des  con- . 
vendons  que  la  compagnie  vient  de  passer  avec  les  deux  gouverne- 
mens  de  Hongrie  et  d'Autriche  et  qui  ont  pour  objet  la  séparation  de 
ses  lignes  en  deux  réseaux  distincts,  ayant  chacun  son  organisation  et 
son  administration  spéciales. 

Le  groupe  des  valeurs  de  la  compagnie  de  Suez  a  eu  un  marché  fort 
agité;  des  ventes  précipitées  ont  fait  perdre  à  l'action  le  cours  de  2,200; 
des  rachats  Pont  brusquement  porté  au-dessus  de  2,300.  Des  varia- 
tions quotidiennes  de  40  et  50  francs  sur  cette  valeur  tiennent  à  dis- 
tance les  capitaux  de  placement,  et  la  spéculation  seule  continue  à 


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240  RETUE  DES  DEUX   MONDES. 

déterminer  les  prix.  Or  la  spéculation  ne  se  sent  plus  comme  autre- 
fois poussée  exclusivement  vers  la  hausse;  elle  doit  en  outre  tenir 
compte  de  deux  facteurs  importans  :  le  ralentissement  dans  la  progres- 
sion des  recettes  et  les  menaces  de  concurrence,  si  peu  vraisemblables 
qu'elles  soient.  Cette  semaine  encore  le  Times  a  consacré  un  long 
article  au  projet  de  construction  d'un  grand  canal  d'eau  douce  entre 
Alexandrie  et  Suez  par  le  Caire,  devant  servir  à  la  fois  au  transit  inter- 
national et  à  l'irrigation  des  terres  du  delta. 

Le  Gai  se  tient  à  peu  près  immobile  à  1,550.  Le  conseil  municipal 
n'a  pas  encore  abordé  l'examen  du  projet  de  traité  présenté  par  l'ad- 
ministration. Les  cours  de  l'action  des  Omnibus  sont  tenus  avec  fer- 
meté. Les  actionnaires  savent  qu'ils  peuvent  compter  sur  un  dividende 
minimum  de  75  francs  pour  1882. 

L'Italien  n'a  pu  reprendre  le  cours  de  90  francs,  avant  la  fin  de 
l'année,  malgré  l'imminence  du  détachement  du  coupon  semestriel. 
Cependant  les  nouvelles  financières  et  politiques  de  Rome  sont  plus 
propres  à  relever  qu'à  compromettre  le  crédit  de  l'Italie,  et  lorsque  le 
classement  du  dernier  emprunt  sera  plus  avancé,  une  amélioration  de 
cours  sur  ce  fonds  d'état  se  produira  rapidement. 

De  Constantinople  ont  été  transmises  des  informations  confirmant 
l'accord  de  toutes  les  parties  dans  l'affaire  de  la  régie  coïntéressée 
des  Tabacs  ;  l'administration  des  revenus  concédés  encaisse  des  sommes 
supérieures  à  celles  qu'elle  obtenait  il  y  a  un  an  ;  aussi  les  valeurs 
ottomanes  se  distinguent-elles  par  une  grande  fermeté;  il  a  été  acheté 
depuis  quelques  jours  de  fortes  quantités  de  rente  turque  pour  le 
compte  de  banquiers  qui  suivent  avec  attention  la  marche  des  affaires 
financières  en  Orient. 

L'Obligation  égyptienne  unifiée  se  maintient  entre  350  et  360,  et  il 
est  probable  que  ces  cours  seront  avant  peu  dépassés.  D'après  les 
sommes  dont  peut  disposer  déjà  l'administration  de  la  Dette  publique, 
on  estime  que  les  fonds  nécessaires  au  service  des  prochains  coupons 
d'avril  et  de  mai  sur  la  Privilégiée  et  l'Unifiée  seront  en  caisse  dès  le 
mois  de  janvier  1883. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


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LA 


FERME  DU  CHOQUARD 


QUATR1ÈM 


XV. 

Quand  le  marquis  Raoul,  harassé  sans  être  las,  rentra  le  soir  à 
Mon  taillé,  il  y  rapportait  un  carnier  plein  et  un  cas  de  conscience, 
ou,  si  l'expression  parait  trop  forte,  une  question  de  conduite  à 
résoudre.  Il  dîna  tête  à  tête  avec  sa  mère,  qui  aimait  à  causer 
et  désirait  qu'on  l'écoutât;  elle  le  trouva  distrait  et  s'en  plaignit. 
En  sortant  de  table,  elle  lui  proposa  une  partie  de  trictrac.  11  oublia 
plus  d'une  fois  de  marquer,  et  elle  lui  prenait  ses  points. 

11  se  retira  de  bonne  heure  dans  son  cabinet  de  travail,  où  son 
courrier  l'attendait.  11  se  hâta  de  le  dépouiller.  Parmi  quelques 
paperasses  encombrantes,  qu'il  jeta  au  feu  d'une  main  dédaigneuse, 
il  démêla  sur-le-champ  deux  lettres  d'affaires  qui  réclamaient  ses 
soins.  Recouvrant  aussitôt  toute  la  lucidité  de  son  esprit,  il  les  lut 
et  les  médita.  Puis  il  écrivit  la  réponse  d'un  style  aussi  net  que 
concis.  Lorsqu'une  jolie  femme  et  une  belle  affaire  se  disputaient 
son  attention,  il  donnait  toujours  le  pas  à  la  belle  affaire,  et,  au  beau 
milieu  du  pfus  doux  transport,  il  ne  se  fût  pas  embrouillé  dans  une 
addition.  C'est  une  faculté  bien  précieuse. 


*!;  Voy<a  la  Bévue  du  !«'  et  du  15  décembre  1882  el  du  1"  janvier  1883. 
TOTtt  lt.  —  15  JA-Tnra  J883.  M 


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242  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Dès  qu'il  eut  fini,  il  alluma  un  cigare,  s'installa  dans  un  fau- 
teuil les  pieds  sur  les  chenets,  et  il  eut  avec  lui-même  l'entretien 
que  voici  : 

—  C'est  dommage  qu'elle  soit  un  peu  courte  de  taille.  Que 
n'a-t-elle  deux  pouces  de  plus!  Ce  serait  parfait.  Il  me  semble 
aussi  que,  depuis  son  mariage,  elle  a  pris  un  peu  trop  de  rondeur. 
Cette  sorte  de  femmes  ont  un  malheureux  penchant  à  l'embon- 
poÏQt;  avant  dii  m%  celle-ci  seaa  repfeta.  Mais»  quoi  qrffl  arrive; 
et  malgré  ses  petites  tares,  il  faut  avouer  qu'elle  est  diablement 
jolie.  Quels  cheveux!  quels  yeux!  quelle  bouche!  quelle  fraîcheur 
et  quelle  finesse  de  teint!  Comment  donc  ce  père  et  cette  mère  s'y 
sont-ils  pris?..  On  prétend  que,  pour  faire  une  bonne  salade,  il  faut 
l'association  d'un  avare,  d'un  prodigue,  d'un  sage  et  d'un  fou; 
c'est  le  prodigue  qui  met  l'huile  et  le  fou  se  charge  de  la  moutarde. 
Une  jolie  femme  est  une  salade  bien  faite.  Du  moelleux  et  du  haut 
goût,  nous  avons  de  l'un  et  de  l'autre,  et  jamais  le  proverbe  n'a 
dit  plus  vrai,  il  y  a  de  fines  épices  dans  cette  petite  boite. 

Son  cigare  brûlait  mal;  il  se  leva  pour  le  rallumer,  et,  après 
s'être  rassis  : 

—  Eh!  vraiment,  reprit-il,  l'avoir  à  soi,  ne  fût-ce  qu'un  mois, 
mettons-en  trois  ou  quatre,  ce  serait  un  vrai  régal.  Faudrait-il  se 
donner  beaucoup  de  peine?  Il  n'y  a  pas  d'apparence.  Elle  a  trouvé 
tantôt  que  je  la  regardais  de  trop  près  ;  j'ai  cru  qu'elle  allait  me 
manger;  mais  nous  connaissons  ces  petites  simagrées.  Le  fait  est 
que  j'arrive  à  point  nommé,  dans  le  moment  psychologique..  Pen- 
dant tout  ce  déjeuner,  elle  avait  l'air  de  la  fille  de  Jeph  té  pleurant 
sa  virginité  sur  la  montagne,  avec  cette  différence  que  l'a.utre  l'avait 
encore,  dont  elle  enrageait,  tandis  que  celle-ci  l'a  perdue  et  regrette 
peut-être  de  n'en  avoir  pas  fait  un  meilleur  placement.  Ce  ménage 
ne  va  pas.  Cet  imbécile  de  Robert  lui  aura  refusé  quelque  bijou  ou 
il  prétend  l'obliger  à  préparer  la  pâtée  pour  ses  chapons.  Le  mala- 
droit n'a  pas  su  la  prendre  ;  elle  a  contre  lui  quelque  grosse  ran- 
cune. Je  me  trompe  bien,  ou  son  heure  est  venue;  elle  appelle  le 
loup...  Et  le  loup,  ma  foi!  n'est  pas  loin,  ajoutait-il  en  se  caressant 
la  moustache.  Raoul,  cette  aventure  sent  la  chair  fraîche,  et  c'est 
le  ciel  qui  me- l'envoie,  car  oa  ne  s'amuse  pas  ici  tous  les  jours.  Ma 
mère  a  l'intention  d'y  rester  jusqu'au  commencement  de  février; 
il  faudra  que  je  fasse  la  navette  entre  Paris  et  Montaillé.  Elle  a 
invité,  paraît-il,  les  Sirmoise  et  je  ne  sais  qui;  triste  divertisse* 
ment.  Je  vois  clair  dans  son  jeu,  elle  s'est  mis  en  tête  de  me  ma^ 
rier;  son  idée  est  que  les  bons  mariages  ne  se  font  que  dans  les 
châteaux,  l'ennui  aidant.  Mon  Dieu!  si  elle  y  tient  beaucoup,  je  ne 
dis  pas  non,  tout  en  me  réservant  le  bénéfice  d'inventaire.  Mais 


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LA.  EfiBUE  DU   GnOQUARD,  243 

cela  n'empêche  rien,  et  ce  pavillon  de  chasse  qui  est  au  bas  du>parc 
semble  avoir  été  inventé  tout  exprès  pour  certain  genre  de  rendez- 
vous»  C'est  une  vraie  solitude,  très  ombragée,  très  discrète,  com- 
muniquant par  une  étroite  allée  couverte  avec  une  petite  grille  qui 
s'ouvre  sur  une  route  où  il  ne  passe  pas  grand  monde*..  Il  me 
semble  que  je  la  vois  d'ici  pousser  cette  .grille  d'un  doigt  timide 
et,  trottant  menu,  apparaître  tout  au  bout  de  l'allée  comme  un  joli 
point  gris  ou  lilas,  la  couleur  me  fait  rien  à  l'affaire  : 

—  C'est  vous,  ma  belle?    * 

—  Oui,  c'est  moi.  Ah!  monsieur  le  marquis,  comme  le  oœur  me 
bat  !  Je  me  repens  d'ôtre  venue. . . 

—  fiame!  quand  on  voit  pour  la  première  fois  le  loup,  il  est  bien 
permis  de  sentir  battre  son  cœur...  Petite  rousse,  si  jamais  le  loup 
te  tient,  tu  verras  beau  jeu  ! 

Décidément  6on  cigare  brûlait  mal,  ne  tirait  pas.  U  le  jeta  au  feu, 
prit  la  pincette,  se  mit  à  tisonner,  et,  tout  en  tisonnant,  il  lui  vint 
des  inquiétudes  qui  ressemblaient  à  des  scrupules. 

—  Ce  qui  m'ennuie  dans  cette  affaire,  pensait-il,  c'est  le  mari. 
Cet  animal-là  ne  m'a  jamais  rendu  que  de  bons  services.  Une  fois 
jsurtout,  .il  s'est  montré  fort  obligeant,  fort  empressé  à  me  venir  en 
aide  dans  mes  embarras.  Sans  lui  que  serais-je  devenu?  Xe  récom- 
penser de  ce  beau  trait  en  lui  prenant  sa  femme,  c'est  un  peu  dur, 
sans  compter  que  j'ai  la  fâcheuse  habitude  de  ne  jamais  le  rencon- 
trer sans  lui  toucher  la  main.  Vous  verrez  que  dorénavant  il  ne 
manquera  pas  une  occasion  de  me  la  tendre;  c'est  une  manie  com- 
mune à  tous  les  maris  trompés.  Et  il  faudra  la  prendre,  h.  secouer. 
Cela  se  fait  tous  les  jours;  mais  on  a  beau  dire,  c'est  désagréable. 
Et  puis  s'il  venait  à  savoir!.,  car  tout  finit  par  se  savoir.  C'est  mon 
garde-chasse,  c'est  ce  Polydore  qui  m'ennuie  aussi.  Le  drôle. a  toute 
sorte  de  curiosités  indiscrètes,  et,  au  moment  où  Ton  s'y  attend 
le  moins,  on  le  voit  sortir  de  terre  sans  crier  gare.  S'il  surprenait 
•un  jour  sa  petite  sœur  se  glissant  en  tapinois  le  long  de  l'allée  cou- 
•  verte,  il  serait  trop  flatté  de  l'aventure  pour  pouvoir  se  tenir  d'en 
parler,  et,  de  proche  en  proche,  notre  petit  secret  irait  se  promener 
au  Choqoard. 

Pour  dissiper  les  fâcheuses  pensées  qui  lui  étaient  venues,  il  lâcha 
sa  pincette,  attira  à  lui  sa  caisse  de  cigares,  en  alluma  un  second 
<pà  brûla  i>eaucoup  mieux  que  le  premier,  et  ses  objections  ne  tar- 
dèrent pas  à  s'évanouir. 

—  Bon  Dieu  !  repritril,  à  quelles  misères  vais-je  m'arrèter!  Comme 
a'il  était  bien  difficile  de  se  débarrasser  de  ce  Polydore  et  de  ses 
-indiscrétions!  Parbleu!  les  jours  de  rendez-vous,  j aurai  bien  soin 
de  le  tenir  à  distance,  je  l'enverrai  faire  quelque  course  lointaine, 


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244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  donnerai  de  l'exercice  à  ses  jambes  de  chamois.  Et,  pour  ce  qui 
est  du  mari,  lui  ai-je  donc  tant  d'obligations?  Quand  il  m'a  avancé 
cette  petite  somme,  il  était  bien  sûr  de  rentrer  dans  son  argent,  que 
dis-je?  de  faire  par-dessus  le  marché  une  bonne  affaire.  Je  lui  achète 
de  la  paille,  je  lui  loue  sa  chasse,  je  lui  ai  fait  l'honneur  de  lui  ser- 
vir de  témoin  dans  l'auguste  cérémonie  de  son  mariage.  Vraiment, 
ce  Robert  est  un  ingrat.  Je  comptais  sur  lui  pour  me  venir  en  aide 
dans  ma  campagne  électorale;  j'espérais  qu'il  me  tiendrait  l'étrier. 
Il  a  très  mal  répondu  aux  ouvertures  que  je  lui  faisais  tantôt.  Il  a 
battu  froid,  il  m'a  allégué  ses  opinions  bleues,  belle  couleur,  ma 
foi!  mais  je  n'apprécie,  pour  ma  part,  que  les  opinions  utiles,  ce 
seront  toujours  les  miennes.  Ah!  mon  bel  ami,  tu  fais  le  fendant,  le 
puritain!  À  ton  aise,  je  reprends  ma  liberté,  me  voilà  dégagé  de 
tous  mes  scrupules.  Je  l'aurai,  cette  charmante  femme  que  tu 
négliges,  à  qui  tu  fais  des  chagrins,  et,  au  surplus,  en  te  la  pre- 
nant, c'est  un  service  que  je  te  rendrai.  Elle  a  de  l'humeur,  du 
noir;  je  me  chargerai  de  la  distraire,  de  la  consoler;  elle  n'en  sera 
que  plus  aimable  dans  son  intérieur,  et  tout  le  monde  s'en  trouvera 
bien. 

11  fit  quelques  tours  dans  sa  chambre,  et,  de  minute  en  minute, 
il  se  sentait  plus  convaincu  de  la  justesse  de  son  raisonnement  et 
de  la  beauté  de  son  projet.  Le  refrain  de  sa  litanie  était  :  a  Fermier 
du  Choquard,  en  te  croquant  ta  poule,  je  te  ferai  beaucoup  d'hon- 
neur. »  Nous  avons  dit  qu'il  y  avait  en  lui  deux  hommes,  un  mar- 
quis greffé  d'un  bourgeois,  lequel,  sans  se  refuser  tous  les  plaisirs 
coûteux,  donnait  la  préférence  à  ceux  qui  coûtaient  peu.  Ce  bour- 
geois représenta  au  marquis  que  la  femme  dont  il  s'agissait  n'était 
pas  seulement  beaucoup  plus  jolie  que  telle  ou  telle,  mais  qu'il 
n'aurait  à  lui  payer  ni  robes  ni  soupers  fins,  qu'elle  ne  lui  deman- 
derait ni  une  loge  à  l'Opéra,  ni  un  petit  hôtel,  ni  deux  pur-sang 
pour  son  coupé,  qu'il  s'en  tirerait  à  bon  compte,  qu'il  aurait  beau- 
coup de  plaisir  à  peu  de  frais,  que  c'était  une  belle  affaire,  qu'il 
serait  fou  de  la  laisser  échapper.  Ce  raisonnement  ajouté  à  l'autre 
lui  parut  décisif;  il  lui  sembla  que  la  cause  était  jugée,  qu'il  n'y 
avait  pas  à  y  revenir,  et  cependant,  un  quart  d'heure  plus  tard,  il 
avait  changé  d'avis.  Adossé  contre  sa  cheminée,  les  bras  croisés  sur 
la  poitrine,  il  se  disait  : 

—  Raoul,  mon  fils,  prenez-y  garde;  je  vous  vois  entrain  de  faire 
une  sottise,  et  un  candidat  à  la  députation  qui  se  respecte  n'en  fait 
jamais  dans  son  arrondissement  électoral  ;  quand  il  veut  s'amuser, 
il  passe  dans  l'arrondissement  voisin.  Ce  Robert,  qui  se  déclare 
impuissant  à  vous  servir,  pourrait  bien  avoir  les  bras  très  longs 
pour  vous  desservir.  Oui,  malgré  toutes  vos  précautions,  il  pour- 


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LA   FERME  DU   CHOQUARD.  245 

rait  résulter  de  cette  affaire  quelque  esclandre  qui  vous  ferait  du 
tort.  Et  d'ailleurs,  êtes-vous  né  d'hier?  Vous  feriez-vous  encore 
des  illusions?  Vous  vous  figurez  que  cette  petite  rousse  ne  res- 
semble pas  à  toutes  les  femmes,  et  cette  aventure,  qui  vous  sort 
des  voies  battues,  a  je  ne  sais  quel  piquant  de  nouveauté  qui 
vous  séduit.  Détrompez-vous;  on  croit  qu'il  y  a  plusieurs  femmes, 
il  n'y  en  a  qu'une,  toujours  la  même.  On  se  flatte  de  manger  un 
nouveau  plat,  on  reconnaît  bien  vite  le  vieux  plat  réchauffé.  Et 
qui  vous  répond  que  cette  petite  fermière  ne  se  mettrait  pas  à  vous 
aimer  sérieusement,  à  vous  adorer  tout  de  bon?  Gomment  vous  en 
débarrasser?  Il  y  aurait  des  scènes,  des  tragédies,  et  vous  ne  les 
aimez  pas...  Raoul,  mon  fils  et  mon  vieil  adolescent,  dans  le  doute, 
abstiens-toi  ;  c'est  le  mot  de  la  sagesse.  Quoi  qu'il  t'en  coûte,  tu 
vas  me  jurer  de  ne  pas  remettre  les  pieds  au  Choquard.  Cours  après 
tes  faisans,  mais  laisse  tranquilles  les  perdrix  du  prochain,  et  ne 
prends  pas  sa  poule  à  celui  qui  l'engraisse.  Crois-moi,  occupe-toi 
plutôt  de  Wu  de  Sirmoise.  Elle  est  fort  laide,  paraît-il,  mais  son 
père  est  fort  riche.  Il  convient  de  se  préparer  de  loin  aux  austères 
devoirs  du  mariage.  Considère-toi  comme  entré  dans  l'octave  du 
saint  sacrement;  fais  une  retraite  et  mets- toi  en  état  de  grâce.  Le 
ciel  et  tes  électeurs  récompenseront  peut-être  ta  vertu. 

Ce  fut  dans  ces  louables  sentimens  que  Raoul  gagna  son  lit,  et  il 
s'endormit  sur  sa  bonne  résolution.  À  vrai  dire,  il  ne  dormit  pas 
longtemps;  à  neuf  heures  du  matin,  il  était  déjà  au  Choquard,  cou- 
rant après  les  perdrix  du  prochain,  peut-être  après  sa  poule.  Il 
allait,  il  venait,  regardait  de  ci,  de  là,  sans  rien  tuer  et  sans  rien 
prendre,  ni  poil  ni  plume.  Un  beau  lièvre  lui  passa  presque  entre 
les  jambes;  il  le  manqua  honteusement.  Son  chien,  Velox,  le  con- 
templait avec  des  yeux  de  mépris,  et  rien  n'est  plus  sensible  à  un 
chasseur  que  les  mépris  de  son  chien.  Mais  il  n'en  avait  cure  ;  son 
esprit  était  autre  part.  Il  vit  tout  à  coup  Velox  s'élancer  à  toutes 
jambes  dans  un  taillis  qui  servait  de  bordure  à  une  terre  labourée; 
il  l'y  suivit.  Le  basset  s'était  dirigé  vers  un  tas  de  bourrées  et  de 
fagots  qui  séchaient  au  soleil,  et,  sans  doute,  il  avait  découvert 
quelque  gros  gibier,  car  il  jappait  avec  fureur.  Raoul  continuait 
d'avancer,  épaulant  déjà  son  fusil,  le  doigt  sur  la  détente,  quand  il 
vit  sortir  de  derrière  les  bourrées  un  capuchon  en  cachemire  blanc 
et  la  tête  d'une  jolie  femme  qui  tenait  un  livre  à  la  main.  C'était  à 
elle  qu'en  avait  Velox;  près  d'un  an  auparavant,  il  l'avait  prise  à 
partie  dans  un  moulin,  et  il  suffit  qu'un  chien  vous  ait  aboyé  une 
lois  pour  qu'il  vous  aboie  toujours.  Comme  elle  se  défendait  de  son 
mieux  contre  lui,  elle  aperçut  Raoul  et  son  fusil,  et  d'un  air  demi- 
eflrayé,  demi-souriant  : 


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2Â6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Monsieur  le  marquis,  lui  dit-elle,  je  ne  suis  pas  un  lierre;  ne 
me  tuez  pas. 

Depuis  le  déjeuner  de  la  veille,  Aleth  avait  repensé  plus  d'une 
fois  au  marquis  Raoul  de  Montaillô.  Sa  figure  ve  lui  disait  pas 
grand  chose.  On  a  vu  que,  dans  ses  entretiens  *vec  lui-même,  Raoul 
ae  traitait  sans  façon  de  vieil  adolescent.  C'était  une  impression  de 
ce  genre  qu'il  avait  faite  à  la  jeune  femme.  Elle  lui  avait  trouvé 
l'air  un  peu  vieillot,  la  physionomie  d'un  geai  déplumé.  Mais  ce 
n'est  pas  sur  leur  visage  qu'elle  jugeait  les  hommes  ;  peu  lui  importait 
qu'ils  eussent  le  nez  bien  troussé  ou 4a  jambe  bien  faite;  elle  ne 
regardait  qu'au  rang,  à  la  situation  qu'ils  occupaient  dans  le  monde, 
à  l'importance  de  leur  personnage.  Elle  avait  su  reconnaître  que, 
malgré  son  air  vieillot,  Raoul  avait  dans  les  manières  une  aisance, 
une  noble  désinvolture  qui  annonçait  un  marquis,  un  de  ces  hommes 
qui  sont  nés  avec  des  éperons  aux  talons.  Le  prince  imaginaire 
que  son  père  avait  rêvé  de  lui  voir  épouser  au  Gratteau  et  qui  ne 
s'était  jamais  présenté  l'avait  dégoûtée  des  grands  de  la  terre.  Efle 
se  disait  qu'ils  n'avaient  aucun  rôle  4  jouer  dans  son  existence, 
qu'ils  n'avaient  pas  été  créés  pour  son  usage,  et  elle  les  laissait 
trôner  dans  leur  empyrée  srans  s'inquiéter  d'eux  plus  que  de  l'étoile 
du  matin  ou  du  baudrier  d'Orion,  dont  elle  n'avait  que  faire.  Ils  ne 
faisaient  pas  partie  du  monde  où  habitaient  ses  pensées;  il  lui  sem- 
blait prouvé  qu'il  ne  se  passerait  jamais  rien  'entre  elle  et  un 
marquis.  Pénétrer  avec  effraction  dans  l'aristocratie  de  la  grande 
culture  avait  été  le  suprême  effort  de  son  ambition  et  de  son  génie. 
Elle  s'était  flattée  de  devenir  la  noble  souveraine  d'une  grande 
ferme;  c'était  pour  elle  le  comble  de  l'humaine  grandeur  et  de 
l'humaine  félicité  ;  elle  ne  désirait,  ne  voyait  rien  au-delà.  Hélas! 
qu'était-il  advenu  de  cette  souveraineté,  objet  de  ses  ardentes  con- 
voitises? Son  sceptre  et  sa  couronne  gisaient  dans  la  poussière  à  ses 
pieds.  i> 

Les  marquis  Prâtêressaienrt  si  peu,  et  celui-ci  en  particulier  loi 
plaisait  si  médiocrement,  que,  pendant  tout  Je  déjeuner,  elle  ne 
s'était  occupée  de  lui  qu'à  ses  momens  perdus.  Mais  certain  regard 
qu'il  s'était  avisé  de  fui  jeter  avait  triomphé  de  celte  indiffé^?eTïce. 
Si  l'insolente  brutalité  de  ce  regard  l'avait  indignée,  l'intensité,  la 
violence  de  désir  qu'il  annonçait  lui  avait  causé  quelqtre  émotion 
en  lui  révélant  qu'il  pouvait  se  passer  quelque  chose  entre  im  mar- 
quis et  Aleth  Guépie.  Elle  ne  savait  qu'en  penser,  elle  n'avait  pas 
encore  assis  son  opinion  sur  le  compte  de  M.  de  Montailbé,  elle  *e 
posait  des  questions,  l'enquête  était  ouverte,  et  dans  l'état  d!esprit 
où  elle  se  trouvait,  cette  distraction  fut  la  bienvenue;  c'était  un 
bien  autre  passe-temps  qu'une  visite  au  Gratteau.  Bref,  elle  était 


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L*  FEBME  DU   CttOQUAiffi*,  247 

fort  intriguée,  fort  désireuse  de  revoir  le  marquis  pour  approfondir 
le  point  qui  l'occupait ,  pour  éclaircir  un  mystère  qui  faisait  tra- 
vailler son  cerveau.  À  plusieurs  reprises,  elle  s'était  dit  :  —  Revien- 
dra-t-il?  —  II  était  revenu,  elle  l'atrait  aperçu  de  sa  fenêtre,  car  il 
avait  eu  soin  de  se  montrer  beaucoup.  Elle  jeta  sur  sa  tête  son 
capuchon  de  cachemire  et,  avisant  sur  sa  table  un  bel  exemplaire 
de  Jocélyn ,  doré  sur  tranches,  que  MUe  Bardèche  lui  avait  prêté 
dans  l'espoir  qu'elle  y  trouverait  des  consolations,  elle  jugea  qu'il 
pouvait  lui  servir  à  quelque  chose.  Elle  l'avait  à  peine  ouvert,  il  n'y 
avait  là  rien  qui  pût  la  toucher,  point  d'Aleth  Guépie  haïssant  sa 
belle-mère  et  brouillée  avec  son  mari.  Comme  l'avait  dit  M.  Larrar 
zet,  elle  ne  sortait  jamais  d'elle-même,  n'aimait  rien  hors  de  so*i 
Hais  un  Jocelyn,  qu'on  fait  semblant  de  lire,  peut  servir  à  se  donner 
une  contenance.  Le  mettant  sous  son  bras,  elle  descendit  au  jardin, 
d'où  elle  s'échappa  par  une  petite  porte  qui  s'ouvrait  sur  un  sentier. 
Elle  se  trouva  bientôt  dans  le  taillis,  incertaine  de  ce  qu'elle  vou- 
lait faire,  guettant  au  travers  de  ce  qui  restait  de  feuilles  tous  les 
mouvemens  de  Raoul.  Puis,  le  voyant  se  diriger  de  son  côté,  elle 
s'émit  réfugiée  derrière  les  fagots,  où  le  basset  était  venu,  ht  sur- 
prendre. 

—  Excusez-moi,  madame,  lui  dit-il  en  la  saluant  avec  empresse- 
ment, de  vous  avoir  dérangée  dans  votre  retraite;  mais  ne  craignez 
point.  Quoique  j'aie  eu  tout  le  matin  des  distractions  qui  m'ont  rendu 
fort  maladroit,  elles  ne  vont  pas  jusqu'à  me  foire  confondre  une 
charmante  femme  avec  le  lièvre  que  j'ai  manqué  tout  à  l'heure.  Ce 
qui  m'amuse,  c'est  la  sottise  de  mon  chien,  qui  a  pensé  se  venger 
de  mes  maladresses  en  me  conduisant  sur  une  fausse  piste.  Ce 
stupide  animal  ne  se  doute  pas  que  je  donnerais  tous  les  lièvres 
de  la  terre  pour  avoir  le  plaisir  de  faire  quelquefois  une  rencontre 
pareille  à  celle-ci. 

Ce  compliment,  débité  d'un  ton  respectueux,  lui  parut  bien 
tourné,  ne  lui  déplut  pas,  mais  elle  l'écouta  d'un  air  assez  froid. 
Elle  se  sentait  en  pays  inconnu,  elle  était  décidée  à  n'avancer  que 
bride  en  main.  Comme  elle  se  taisait,  il  renoua  l'entretien  en  lui 
disant  d'un  ton  familier  : 

—  Quel  livre  lisez-vous  là? 

—  Jocélyn. 

—  Vous  aimez  les  vers  ? 

—  Beaucoup.  W  Bardèche  me  disait  l'autre  jour  qu'il  n'est  rien 
de  tel  que  la  poésie  pour  nous  faire  oublier  nos  chagrins. 

Cette  réponse  l'inquiéta.  Les  femmes  qui  aiment  les  vers  lui 
agréaient  peu,  et  ce  n'était  pas  un  bas-bleu  qu'il  était  venu  cher- 
cher'an  Choqnard. 


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248  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Peut-on  savoir,  lui  demanda-t-il,  quel  est  votre  poète  favori? 

—  Vous  le  voyez,  c'est  Jocelyn. 

On  poids  se  détacha  de  sa  poitrine,  il  n'était  plus  inquiet  et,  de 
nouveau,  il  se  sentit  violemment  attiré  vers  cette  petite  personne 
qui  embrouillait  le  titre  des  ouvrages  et  le  nom  des  auteurs, 

—  Moi  aussi,  reprit-il  pour  se  prêter  à  son  humeur,  j'adore  la 
poésie  et  je  trouve  comme  vous  que  c'est  la  grande  consolatrice. 

—  Vous  avez  donc  besoin  de  vous  consoler?  demanda-t-elle  avec 
étonnement. 

Là-dessus,  il  s'embarqua  dans  un  grand  discours  sur  la  vanité 
des  plaisirs  et  des  affaires,  sur  le  vide  de  l'existence,  sur  les  dégoûts, 
les  sécheresses  de  ce  désert  qu'on  appelle  le  monde.  On  eût  dit  un 
voyageur  dans  le  Sahara,  en  quête  d'une  oasis  et  d'un  puits,  et  ses 
yeux  semblaient  dire  :  «  Voilà  l'oasis;  que  je  voudrais  m'y  reposer! 
Voilà  le  puits;  que  je  serais  heureux  de  m'y  désaltérer!  »  11  man- 
qua son  effet  comme  il  avait  manqué  son  lièvre;  Aleth  trouva  qu'il 
y  avait  un  peu  de  galimatias  dans  son  homélie.  Faute  de  se  bien 
connaître,  ils  avaient  fait  fausse  route  tous  les  deux.  Ils  ressem- 
blaient en  ce  moment  à  deux  violons  qui  cherchent  à  s'accorder,  à 
prendre  le  la  et  n'y  parviennent  point.  Le  plus  sûr  moyen  de  s'en- 
tendre est  quelquefois  d'y  aller  de  franc  jeu.  Par  une  déplorable 
méprise,  ces  deux  esprits  très  positifs,  dont  l'un  ne  s'intéressait 
qu'à  ses  divers  appétits,  dont  l'autre  n'était  sensible  qu'aux  défaites 
ou  aux  triomphes  de  son  orgueil,  se  donnaient  rendez-vous  dans 
l'azur;  ils  étaient  sûrs  de  ne  jamais  s'y  rencontrer. 

—  Je  ne  comprends  pas  que  vous  ayez  des  chagrins,  réponuit- 
elle  avec  un  peu  de  brusquerie.  Vous  êtes  homme,  vous  êtes 
riche,  vous  êtes  marquis,  vous  faites  ce  qui  vous  plaît,  vous  n'avez 
que  la  peine  de  commander  et  on  obéit. 

Persistant  dans  son  erreur,  il  répondit  d'un  ton  sentimental  : 

—  Croyez,  chère  madame,  que  la  plus  triste  des  solitudes  est 
souvent  un  grand  château. 

Heureusement  le  dernier  mot  de  sa  phrase  sauva  le  reste  en  fai- 
sant vibrer  une  grosse  corde.  Dans  son  enfance,  Aleth  avait  souvent 
ouï  parler  de  ce  fameux  château  de  Montaillé  et  des  sommes  énormes 
employées  à  sa  restauration.  Mais  Montaillé  était  un  lieu  absolu- 
ment clos,  personne  n'y  pénétrait.  L'immense  parc  était  entouré 
de  toutes  parts  d'un  mur  très  élevé.  La  grille  d'honneur,  qui  faisait 
face  à  la  Roseraie,  ne  Wissait  voir  qu'un  tournant  d'allée  bordée 
de  noirs  sapins;  les  sauts-de-loup  ne  découvraient  au  regard  qu'un 
dessous  de  bois  et,  de  temps  à  autre,  un  chevreuil  bondissant  ou 
les  gambades  d'un  écureuil  sautant  de  branche  en  branche.  C'est 
tout  au  plus  si  de  Ja  route  de  Melun,  qui  côtoyait  au  midi  l'enceinte 


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LA   FERME  DU   CH0QUARD.  249 

fortifiée  de  cette  vaste  garenne,  on  apercevait  quelques  clochetons, 
quelques  girouettes  dépassant  la  cime  des  arbres,  tant  le  feu  mar- 
quis avait  tenu  à  cacher  sa  vie  au  monde,  à  n'être  contemplé  que 
des  habitons  du  ciel.  L'envie  vint  à  Aleth  de  visiter  ce  lieu  si  her- 
métiquement clos.  Elle  se  disait  que  pour  savoir  nettement  ce 
qu'elle  devait  penser  du  châtelain,  il  fallait  commencer  par  voir  le 
château.  En  toute  chose,  elle  procédait  du  dehors  au  dedans,  et 
c'est  sur  la  chape  qu'elle  jugeait  de  l'évêque. 

—  On  assure,  monsieur  le  marquis,  que  votre  parc  est  superbe, 
reprit-elle  après  un  silence. 

11  se  hâta  d'empaumer  la  voie  : 

—  Si  vous  étiez  curieuse  de  le  visiter,  s'écria-t-il,  je  serais  bien 
charmé  de  vous  faire  les  honneurs  de  mes  grands  chênes,  et  je 
vous  garantis  que  d'aussi  loin  qu'il  leur  en  souvienne,  ils  n'auront 
jamais  vu  passer  au  pied  de  leurs  vieux  troncs  un  visage  de  femme 
plus  frais  et  plus  gracieux. 

On  prétend  qu'on  ne  peut  retenir  le  chat  quand  il  a  goûté  de  la 
crème;  mais  avant  qu'il  y  touche,  que  de  cérémonies!  11  tourne 
autour  de  son  écuelle  en  affectant  de  ne  pas  la  voir.  Il  fait  le  gros 
dos,  se  frotte  aux  meubles,  se  lèche  les  babines,  et  tour  à  tour  il 
recule,  il  avance,  il  se  ravise.  Enfin  l'y  voilà,  vous  croyez  qu'il  va 
boire  ;  un  peu  de  patience  I  ce  n'est  pas  encore  pour  cette  fois,  tant 
il  a  peur  qu'on  ne  l'écbaude  ou  ne  l'empoisonne. 

—  Je  vous  remercie,  répondit  Aleth  ;  mais  Montaillé  est  à  une 
bonne  lieue  d'ici. 

—  N'allez-vous  jamais  à  Helun?  reprit-il  d'un  ton  pressant. 
.  —  Quelquefois...  le  samedi. 

—  A  votre  retour,  au  bas  d'une  côte,  tournez  la  tête  à  droite. 
Vous  verrez  un  petit  chemin  bordé  de  deux  murs  en  pierres  sèches. 
Ce  petit  chemin  conduit  à  une  grille,  et  cette  grille  est  une  des 
entrées  de  mon  parc. 

—  Et  que  fait-on  de  sa  voiture?  dit-elle  en  levant  le  menton. 

—  Presque  en  face  de  ce  petit  chemin,  il  y  a  une  méchante 
auberge,  un  tournebride  où  les  rouliers  s'arrêtent  volontiers  pour 
donner  à  leurs  chevaux  un  picotin  d'avoine. 

—  Les  aubergistes  sont  souvent  indiscrets,  fit-elle  en  froissant 
entre  ses  doigts  Tune  des  pages  de  son  Jocelyn. 

—  Oh  !  bien,  quand  les  aubergistes  se  mêlent  de  ce  qui  ne  les 
regarde  pas,  on  leur  répond  que  le  parc  de  Montaillé  est  célèbre 
pour  ses  bolets,  pour  ses  oronges,  et  qu'on  a  reçu  du  propriétaire 
la  permission  d'en  aller  cueillir. 

Le  chat  s'approchait  par  degrés  de  son  écuelle,  il  trempa  dans  la 
crème  le  fin  bout  de  son  museau,  tout  annonçait  qu'il  allait  boire. 
Fermant  résolument  son  livre,  Aleth  répondit  : 

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250  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

—  Je  ne  dis  ;pas  .non.  il  e&t  passible  qu'un  samedi,  en  revenant 
de  Melun,  vers  trois  .heures... 

—  Pourquoi  pas  samedi  prochain  ?  mternHtfpit-il  avec  la  vivacité 
d'un  homme  qui  prend  feu.  Gardea-votts  d'attendre  que  mes  arbres 
aient  perdu  leurs  dernières  feuilles,  je  tiens  à  vous  les  montrer  à  leur 
avantage.  Pormettoz-moi  d'espérer  que,  dans  cinq  jours  au  plus 
tard,  à  trois  heures.  ~  Je  prends  acte  de  cette  promesse.  11  me 
semble  que  nos  chagrins  ont  des  confidences  à  se  faire  et  que 
pendant  quelques  instans  au  moins  j'oublierai  ma  solitude ,  -mes 
ennuis. 

Puis,  par  une  nouvelle  maladresse,  contemplant  dans  me  serte 
d'extase  les  bourrées  et  «les  fagots,  impassibles  témoins  de  ses 
exploits  oratoires,  de  ses  débuts  dans  l'éloquence  ornée  et  lyrique, 
il  s'écria  : 

—  Voilà  un  endroit  dont  le  souvenir  me  sera  toujours  cher.  H 
s'y  est  passé  quelque  chose. 

Elle  trouva  qu'il  allait  beaucoup  trop  vite  et  surtout  ^beaucoup 
trop  loin  ;  elle  en  était  encore  aux  préliminaires  de  son  enquête, 
elle  n'avait  garde  de  s'engager.  Bile  battît  aussitôt  en  retraite  et 
repartit  sèchement  : 

—  Monsieur  le  marquis,  ne  comptez  pas  sur  moi.  Je  n'ai  rien 
promis. 

Il  n'eut  pas  le  temps  de  lui  répondre.  Le  bruit  d'un  pas  se  fit 
entendre,  et  ayant  tourné  la  tête,  il  reconnut  ce  mari  qu'il  soup- 
çonnait de  refuser  des  bijoux  à  sa  femme  ou  de  la  contraindre  i 
préparer  la  pâtée  pour  ses  chapons.  En  revenant  d'un  deses  champs, 
Robert  avait  aperçu  le  capuchon  blanc  d'Aleth  et  fait  un  crochet 
pour  la  rejoindre.  Cette  brusque  apparition  causa  au  marquis  une 
surprise  désagréable  ;  mais  les  vieux  adolescens  sont  toujours  à  la 
hauteur  des  circonstances. 

—  Arrivez  donc  pour  recevoir  mes  excuses,  mon  cher  Robert, 
lui  dit-il  en  lui  tendant  la  main.  Figurez-vous  que  j'ai  failli  faire  un 
malheur,  et  vous  me  voyez  encore  tout  ému  de  mon  .aventure.  Si 
je  l'avais  lâché  ce  malheureux  coup  de  fusil,  là,  que  m' auriez- vous 
fait? 

—  Je  me  serais  dit,  répliqua  froidement  Robert,  qu'il  est  très 
imprudent  à  une  femme  de  se  promener  dans  une  remise  quand  les 
chasseurs  y  sont,  et  qu'au  surplus  les  malheurs  ne  se  guérissent 
pas  par  des  malheurs. 

Puis  jetant  un  coup  d'œil  sur  le  carnier  vide  de  Raoul  : 

—  11  me  semble,  monsieur  le  marquis,  que  vous  'revenez  bre- 
douille. 

—  J'en  suis  si  honteux  que  vous  ne  me  rewrrez  pas  de  la  sai- 
son. Mauvaise  année;  le  gibier  est  rare. 


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LÀ,  PEAME   DU   CH0QIÏARD.  251 

Ik  reprirent  lecheminide  la*  ferme,  et  Une  fut  plus  question  que 
de  la  pluie  et  du  beau  temps,  des  diwera.aacidens  qui  dérangent  les 
couvées*  AJeth  marchait  à  quelques  pas  devant,  eux,  balançant  son 
livre  qu'elle  tenait  à  la  main  et  agitant,  peut-être  une  question  dans 
son  esprit.  Ra*ul  ne  tarda  pa&  à  prendre  congé,,  et  à  peine  eut-il 
disparu,  Robert  dit.  &sa  femme  : 

—  l'ai  menti  tout  à  l'heure.  S'il  t'avait  tuée,  je  lui  aurais  cassé  la 
tète. 

—  Le  mal  ne  serait  pas  grand,  répfcgttant-elta  en  haussant  les 
épaules,  mais  ne  fais  donc  pas  des  phrases» 

Au  même  iostant,.  Saoul  se  disait  à  lui-même  : 

—  Vous  verrez  qu'elle  viendra.  Je  panerais, volontiers  mes  deux 
cents  actions  de  la  nouvelle  Union,  des  asphaltes  qu'elle  viendra. 

XYL 

Le  lendemain,  Raoul  se  rendu  k  Paria;  ses  affaires,  ses  conseils 
d'administration,  son  agent  de  change,  ses  banquiers»  l'y  rappe- 
laient sans  cesse.  11  ne  fut  de  retour  que  le  samedi  à  la  première  heure» 
et  il  eut  le  chagrin,  en  arrivant,  de  trouver  installés  à  Montaillô  le 
duc  de  Sirmoise,  La.  duchesse,  leur  fils  et  leurs  deux  filles.  Le  duc 
était  impatient  de  se  mettre  ea  chasse.  Chevreuil,  faisan,  lapin  ou 
renard,  tous  les  coups  de  fusil  lui  étaient  bons*  Raoul,  vivement 
contrarié,  dut  inventer  des  défaites  pour  faire  entendre  raison  à  cet 
enragé  tireur,  pour,  obtenir  que  la  partie  fût  remise  au  dimanche.  Il 
allégua  qu'on  ne  pouvait  rien  faire  sans  Polydore,  son  garde,  qui 
était  un  fort  habile  homme  et  que  malheureusement  il  était  obligé 
d'envoyer  en  course.  H  n'admettait  pas  qu'on  lui  gâtât  son  après- 
midi  ;  il  attendait  une  visite,  il  y  comptait. 

Il  avait,  tort  d'y  trop  compter.  Lorsqu'elle  partit  pour  le  Gratteau, 
AJeth  ne  savait  absolument  pas  ce  qu'elle  ferait  au  retour*  Elle 
quitta  Jl"6  Bardëche  tout  de  suite  après  le  déjeuner,  afin  de  pouvoir 
revenir  tranquillement  et  délibérer  à  son.  aise.  Elle  mit  son  cheval 
au  petit  trot,  puis  au  pas..  Mais  plus  elle  allait,  plus  elle  se  sentait 
partagée  entre  une  vive  curiosité  qui  l'entraînait  à.Montaiilé  et  une 
sourde  et  lancioante  inquiétude  qui  lui  conseillait  de  brûler  l'étape. 

Son.  indécision  rétonnait  elle-même.  Le  plus  souvent  elle  n'avait 
pris  pour  règle  de  sa.  conduite  que  les  soudaines  illuminations  de 
sou  génie,  elle  avait,  agi  par  une  sorte  d'impétuosité  naturelle,  et 
ses  fougues  l'avaient  bien  servie.  Elle  avait  bientôt  fait  de  bander 
son  arc,,  la  flèche  volait,  frappait  la  cible  en  plein  noir*  11  n'en  était 
plus  ainsi..  Elle  hésitait»,  tergiversait,  balançait  le  pour  et  le  contre, 
elle  raisonnait  et  déraisonnait.  C'est  que  jusque-là  les.  rêves  et  les 


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252  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

calculs  les  plus  hardis  de  son  ambition  avaient  porté  à  cru,  reposé 
sur  un  terrain  solide,  sur  des  données  certaines  empruntées  à  l'ex- 
périence. Sans  sortir  de  l'auberge  de  son  père,  elle  avait  pu  devi- 
ner tant  bien  que  mal  ce  que  c'était  qu'une  grande  ferme  et  un  grand 
fermier.  Mais  depuis  trois  jours  elle  se  trouvait  hors  de  son  élément, 
en  face  d'une  grande  inconnue.  Les  marquis  et  les  châteaux  étaient 
pour  elle  un  monde  tout  nouveau,  où  son  imagination  ne  s'aven- 
turait qu'à  pas  comptés,  tâtonnait  dans  le  brouillard  et  craignait 
de  s'y  perdre.  Elle  appréhendait  que,  dans  ce  monde  plein  de  mys- 
tères, rien  ne  se  passât  comme  dans  l'autre,  que  sa  volonté  n'y  eût 
affaire  à  trop  forte  partie  ou  ne  donnât  dans  quelque  embûche,  que 
les  événemens  ne  fussent  ses  maîtres.  A  déjeuner,  elle  avait  tâché  de 
tirer  de  MUe  Bardèche,  sans  faire  semblant  de  rien,  quelques  éclair- 
cissemens  à  ce  sujet;  la  directrice  du  Gratteau  n'avait  point  connu 
de  marquis.  Elle  se  doutait  bien  que  comme  tout  le  monde  ils 
avaient  le  nez  à  peu  près  au  milieu  du  visage;  mais  elle  n'avait  point 
approfondi  les  mœurs  de  cette  variété  curieuse  du  règne  animal. 

En  arrivant  au  tournebride,  Aleth  faillit  passer  outre.  Elle  se 
ravisa  cependant;  elle  se  dit  :  «  Bah!  la  vue  n'en  coûte  rien.  »  Elle 
entendait  par  là  qu'elle  voulait  voir  le  parc  du  dehors  et  s'en  aller 
bien  vite.  Elle  descendit  de  voiture.  Un  garçon  d'écurie  lui  offrit 
ses  services,  elle  le  pria  de  donner  un  picotin  à  son  poney,  qui  n'en 
sentait  guère  lo  besoin.  L'instant  d'après,  se  dérobant  aux  regards, 
elle  s'engageait  furtivement  dans  un  chemin  enfermé  entre  deux 
murs  en  pierres  sèches,  qui  la  conduisit  en  moins  de  trois  minutes 
à  la  grille  du  parc. 

Là,  elle  s'arrêta  soudain  ;  cette  grille  lui  fit  peur,  quoiqu'elle  n'eût 
rien  d'effrayant.  Ce  n'était  pas  la  porte  de  l'enfer,  on  n'y  lisait  point 
cette  inscription:  «  Toi  qui  entres,  laisse  toute  espérance.  »  Ce 
n'était  pas  non  plus  cette  porte  tragique,  décrite  par  un  poète  espa- 
gnol, sur  le  linteau  de  laquelle  un  mari  jaloux  avait  marqué  en  guise 
d'enseigne  l'empreinte  de  sa  main  rougie  dans  le  sang  d'une  épouse 
infidèle.  C'était  une  jolie  petite  grille  en  fer  forgé  et  ouvragé.  A  tra- 
vers les  barreaux,  on  apercevait  une  allée  étroite,  bien  sablée,  bor- 
dée par  des  charmes  qui  se  rejoignaient  en  berceau,  cheminant 
droit  devant  elle  jusqu'à  un  carrefour  en  forme  d'étoile.  Au  milieu  de 
ce  carrefour,  il  y  avait  un  pavillon  moitié  pierre,  moitié  brique.  Et 
pourtant  cette  grille  lui  faisait  peur.  Il  lui  semblait  qu'il  était  dan- 
gereux de  l'ouvrir,  qu'on  ne  savait  pas  bien  où  elle  menait,  qu'on 
n'était  pas  sûr  d'en  ressortir  comme  on  y  était  entré,  et  le  long  de 
l'allée  couverte  elle  devinait  des  pièges,  des  chausse-trapes.  11  lui 
semblait  surtout  que  tout  près  de  là  se  tenait  en  embuscade  un 
portier  qu'elle  ne  voyait  pas  et  qui  noterait  au  passage  son  nom  et 


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LA  FERME  DU  CH0QUARD.  253 

sa  figure.  Cet  invisible  portier,  dont  elle  sentait  la  présence  à  je  ne 
sais  quel  frissonnement  de  tout  son  être,  était  sans  doute  sa  desti- 
née, qui  l'attendait  et  la  guettait. 

Elle  retourna  précipitamment  sur  ses  pas  ;  mais  elle  rentra  bien- 
tôt dans  son  bon  petit  naturel,  et  la  nature  l'avait  faite  si  peu  timide 
qu'à  peine  eut-elle  perdu  de  vue  cette  maudite  grille  qui  l'épou- 
vantait, sa  peur  lui  sembla  ridicule  et  lui  fit  honte.  Elle  regarda  sa 
montre;  il  était  deux  heures  un  quart.  Ceci  la  décida:  «  Il  ne  m'at- 
tend qu'à  trois  heures,  pensa-t-elle.  J'ai  le  temps  de  satisfaire  ma 
curiosité  avant  qu'il  vienne.  »  En  définitive,  ce  n'était  pas  le  châ- 
teau, c'était  le  châtelain,  le  cicérone  qui  l'effrayait.  «  Si  jamais  je 
le  revois,  pensa-t-elle  encore,  je  lui  dirai  que  je  me  suis  promenée 
sans  lui  dans  son  parc,  il  sera  bien  attrapé.  Entrons,  regardons  et 
sauvons-nous.  » 

Elle  fit  volte-face,  rebroussa  chemin,  ouvrit  la  grille,  qui  grinça 
lamentablement  sur  ses  gonds.  Puis,  sans  regarder  ni  à  droite  ni  à 
gauche,  elle  enfila  au  pas  de  course  l'allée  couverte,  atteignit  le 
carrefour,  d'où  elle  espérait  entrevoir  ce  mystérieux  château  dont 
elle  voulait  pouvoir  dire  qu'elle  l'avait  vu»  Mais  un  épais  rideau  de 
fourrés  et  d'arbres  de  haute  futaie  le  lui  cachait  entièrement. 
Des  cinq  chemins  qui  s'offraient  à  son  choix,  elle  prit  celui  qui  sem- 
blait sortir  le  plus  vite  de  la  garenne.  Peu  à  peu  les  fourrés  s' éclair- 
cirent,  une  ouverture  se  fit  dans  les  branches  entre-croisées  des 
chênes,  et  sans  aller  plus  loin,  elle  vit  ce  qu'elle  voulait  voir.  Une 
immense  pelouse  se  déployait  devant  elle;  il  y  avait  au  milieu  une 
pièce  d'eau  où  voguaient  des  cygnes.  Tout  au  bout  de  la  pelouse  qui 
se  relevait  en  pente  douce,  occupant  toute  la  longueur  d'une  ter- 
rasse entourée  de  balustres  et  soutenue  par  des  contreforts,  le  châ- 
teau de  Montaillé  lui  apparaissait  dans  sa  gloire,  avec  son  corps  de 
logis  central  aux  larges  baies  cintrées,  avec  ses  pavillons  aux  toits 
aigus,  avec  ses  tours  rondes  percées  de  fenêtres  à  croix  de  pierre 
et  couronnées  de  mâchicoulis,  avec  les  pinacles  qui  surmontaient 
ses  lucarnes,  avec  la  flèche  à  jour  de  sa  chapelle,  dont  un  beau 
soleil  de  fin  d'octobre  faisait  étinceler  les  vitraux.  Elle  ne  pouvait 
distinguer  aucun  deuil,  maisl'eOet  imposant  de  l'ensemble  l'éblouit. 
Une  soudaine  révolution  se  faisait  dans  ses  pensées;  sa  mesure  des 
choses  et  du  possible  changeait  subitement.  Elle  se  rappela  qu'un 
soir  elle  était  tombée  en  pâmoison  devant  trois  charrues  attelées  cha- 
cune de  trois  chevaux,  devant  quatre  cents  moutons  et  un  champ 
de  luzerne.  Elle  prenait  en  pitié  ses  étoonemens,  ses  extases  d'au- 
trefois. Ce  qui  lui  avait  paru  grand  lui  paraissait  étriqué  et  mes- 
quin; ce  qui  lui  avait  semblé  merveilleux  lui  semblait  méprisable. 
Qu'était-ce  qu'une  grande  ferme?  Qu'était-ce  que  ce  monde  étroit 


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254  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

où  s'agitaient  obscurément  les  Lanteimeux  et  les  Gambois  ?  U  n'y 
avait  d'admirable  qu'un  grand  château  et  un  grand  marquis.  Eté 
pensa  à  Robert  Paluel,  et  Robert  Paluel  lui  fit  Tefiet  d'un  tout 
petit  homme»  d'un  Bain.  Gomment  avait-elle  pu  se  méprendre,  s'a- 
buser à  ce  point?  Figure&rous  un  habitant  de  notre  humble  pto- 
nète  transporté  tout  à  coup  dans  Sinus,  et  qni  rougit  de  confusion 
en  songeant  à  la  taupinière' que  soûj  esprit  avait  eu  la  faiblesse  de 
trouver  grande. 

En  sortant  de  sa  rêverie»  elle  crut  démêler  sur  la  terrasse  des 
formes  vagues  qui  se  mouvaient..  Ce  devaient  être  des  marquis  et 
des  marquises  ;  elle  aurait  bien  voolu  les  considérer  de  plus  près» 
les  marquise*  surtout.  Elle  cherchait  à  se  les  représenter,  eHe  les 
composait  ai  l'image  et  sur  1b  patron  de  ce  château,  belles,  nobles; 
imposantes,  majestueuses,  pleines  de  pompe  et  de  morgue,  disant 
des  choses  étonnantes  avec  de  grands  airs  de  tête  et  des  gestes 
solennels*  Quoi  |Urelle  n'e&t  jamais  été  an  théâtre,  elle  en  faisait  des 
princesses  d'opéra»  Elle  ne  savait  pas  que  les  vraies  marquises 
ne  diflôreiit  des  bourgeoises,  quand  toutefois  elles  s'en  distinguent» 
que  par  l'exquis  dans  le  simple,  par  l'aisance  parfaite  avec  laquelle 
elles  vont  et  viennent  dans  la  vie  comme  dans  cm  endroit  qui  leur 
est  connu  depuis  des  siècles,  où  elles  se  sentent  comme  chez  elles* 

À  foroe  d'y  penser,  son  imagination  se  familiarisa  par  degrés 
avec  ce»  nobles  créatures  qui  vivaient  entre  ciel  et  terre,  dans  le 
luxe  et  l'éclat  d'un  monde  à  part,  loin  des  vulgarités-  humaines, 
exemptes  de  tout  mal  et  de  tout  déplaisir r  du  travail  qui  gâte  les 
mains»  de  l'ennui  qui  ronge  le  cœur,  de  la  pluie  qui  mouille  et  de  la 
crotte  qui  salit.  Peu  à  peu  elle  s'apprivoisait  avec  leurs  grandeurs 
et  se  permettait  de  les  toiser  ;  elle  faisait  la  réflex  km  que  ces  reines 
n'avaient  eu  que  la  peine  de  naître,  qu'ellesdevaient  tout  à  une  com- 
plaisance injuste  de  la  fortune»  qu'il  y  avait  en*  ce  moment  dans  le 
parc  de  Monteillé  une  petite  femme  que  personne  ne  voyait  et  à  qui 
il  ne  manquait  peut-être  qu'u*  peu  d'école  pour  être  digne  de  frayer 
avec  des  marquises.  Après  les  avoir  contemplée»  humblement  et 
d'en  bas,  comme  un  grillon  regarde  une  étoile,  elle  les  regardait 
avec  les  yeux  verts  de  l'envie,  elle  les  jalousait,  les  haftsaît.  Un 
serpent  venait  de  la  mordre-an  cœur.  Elle  s'était  dit  que  l'homme 
qui  l'avait  invitée  à  faire  un  tour  dans  son  parc  était  sûrement 
Û-haut,  sur  cette  terrasse,  auprès  de  ces  belles  dames,  qu'il  enquê- 
tait avec  elles,  souriait  à  leurs  propos,  leur  faisait  1»  cour,  oubliant 
le  rendez-vous  qu'il  avait  donné,  s'inquiétant  peit  qu'Aleth  Guépie 
se  morfondit  à  l'attendue. 

Elle  voulut  en  avoir  le  cœur  net*  s'assurer  s'il  l'avait  oubliée  on 
sacrifiée.  Elle  résolut  d'aller  s'embusquer  quelque  part  et  de  s'échapr 


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LA  FERME  DU   CHOQUARÛ.  2<iâ 

per  furtivement  dès  qu'elle  saurait  à  quoi  s'en  tenir.  Elle  tira  sa  montre 
pour  y  regarder  l'heure.  Au  même  instant  elle  entendit  le  marteau 
de  l'horloge  de  Montaillé  frapper  sur  son  timbre  trois  grands  coi^ps, 
dont  le  retentissement  sec  et  glapissant  fit  tressaillir  ses  nerfs,  si 
solides  qu'ils  fussent  Au  milieu  de  ses  rêves,  le  temps  s'était 
enfui,  elle  n'avait  plus  un  moment  à  perdre.  Elle  se  mit  aussitôt 
en  chemin  pour  exécuter  son  projet;  il  était  trop  tard.  Elle  vit  appa- 
raître devant  elle  l'homme  qu'elle  soupçonnait  de  l'avoir  oubliée  et 
qui  s'avançait  à  sa  rencontre,  la  tête  haute,  d'un  air  empressé  et 
vainqueur,  heureux  d'avoir  gagné  sa  gageure,  charmé  que  la 
colombe  se  fût  prise  au  trébuchet. 

Il  la  salua  du  menton  plus  que  du  chapeau,  et  lui  prenant  les 
deux  mains,  qu'il  garda  dans  les  siennes,  il  lui  dit  : 

—  Vous  ai-je  fait  attendre?  Je  ne  m'en  consolerais  pas. 

Elle  lui. retira  ses  mains  et  lui  répondit  d'une  voix  un  peu  trem- 
blante : 

—  Monsieur  le  marquis,  j'ai  vu  ce  que  je  voulais  voir  et  je  m'en 
vais. 

—  Je  ne  l'entends  pas  ainsi,  reprit-il  sur  un  ton  presque  impé- 
rieux. Jetez  au  moins  un  coup  d' œil  dans  ce  pavillon  de  chasse.  La 
décoration  en  est  assez  curieuse. 

A  ces  mots,  il  lui  o0rit  son  bras,  un  bras  de  marquis,  qu'elle 
n'osa  refuser.  En  arrivant  à  la  porte  du  pavillon,  il  la  fit  passer  la 
première.  Après  avoir  traversé  un  vestibule,  elle  pénétra  dans  une 
salle  lambrissée  de  stuc,  dont  le  plafond  s'arrondissait  en  coupole 
et  dont  le  parquet  disparaissait  sous  un  moelleux  tapis  de  Perse,  On 
avait  fait  des  préparatifs  pour  l'y  recevoir,  car  dans  la  cheminée  au 
manteau  sculpté,  trois  énormes  bûches  achevaient  de  se  consumer. 
Elle  s'était  refroidi  les  pieds  pendant  sa  longue  station  dans  l'herbe 
•humide;  elle  s'approcha  de  la  cheminée  pour  prendre  un  air  de 
feu,  et,  levant  la  tête,  elle  parcourut  des  yeux  les  murailles  que 
tapissaient  toute  sorte  de  dépouilles  d'animaux.  On  y  voyait  des 
défenses  d'éléphant,  des  ramures  de  cerf,  une  hure  de  sanglier,  un 
museau  de  renard,  des  têtes  de  loup,  d'ours  et  de  bison,  qu'elle 
n'eut  pas  le  loisir  d'examiner  en  détail.  Quelqu'un  venait  de  lui 
dire,  en  se  penchant  à  son  oreille  : 

—  Que  vous  êtes  gentille  d'être  venue,  ma  chère  mignonne  I 

En  même  temps  elle  avait  senti  un  bras  s'enlacer  autour  de  sa 
taille,  un  souffle  brûlant  passer  sur  ses  joues  et  une  bouche  qui 
cherchait  la  sienne.  Ses  muscles  se  tendirent  comme  un  ressort 
d'acier,  elle  se  dégagea  violemment,  fit  un  bond  en  arrière,  et,  pâle 
d'indignation,  jeta  à  Raoul  un  regard  de  hautain  défi  : 

—  Ahl  çà,  monsieur  le  marquis,  s'écria-  t-elle,  pour  qui  donc  me 
prenez- vous? 


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256  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Il  eut  l'air  fort  ennuyé,  et  il  l'était  en  effet*  L'ingrate  ne  savait 
pas  combien  il  avait  eu  de  peine  à  se  dérober  à  ses  hôtes  et  particu- 
lièrement au  duc  de  Sirmoise,  qui  lui  avait  proposé  une  partie  de 
billard.  11  n'était  parvenu  à  s'échapper  qu'en  prétextant  des  ordres 
à  donner.  Il  s'était  dit:  «  Quinze  minutes  pour  descendre  au  pavil- 
lon, trente  pour  faire  entendre  raison  à  cette  petite  femme,  quinze 
autres  pour  remonter  au  château,  cela  fait  soixante,  et  le  duc  peut 
bien  se  passer  de  moi  pendant  une  heure.  »  Mais  il  risquait  de  ne 
pas  trouver  son  compte.  A  son  vif  déplaisir,  cette  petite  femme 
n'était  pas  commode,  les  préliminaires  seraient  longs;  il  fallait  des 
cérémonies,  du  respect,  et  le  respect  fait  perdre  beaucoup  de 
temps. 

Il  se  croyait  intelligent  ;  dès  qu'il  ne  s'agissait  plus  d'affaires 
et  des  moyens  d'encaisser  de  gros  dividendes,  il  ne  l'était  plus. 
11  ne  comprenait  rien  à  la  colère  d'Àleth,  qu'il  attribuait  à  une 
simple  révolte  de  sa  pudeur.  Il  ne  savait  pas  que  ce  qui  la 
révoltait  le  plus  dans  ce  monde,  c'étaient  les  marchés  de  dupe. 
Elle  n'admettait  point  qu'on  lui  demandât  quelque  chose  sans  lui 
rien  offrir  en  retour;  elle  voulait  bien  donner,  mais  elle  voulait 
prendre.  Elle  avait  accordé  sans  regret  à  Robert  les  deux  baisers 
qu'il  lui  avait  dérobés  sur  le  chemin  de  la  Roseraie,  parce  qu'elle 
comptait  qu'il  lui  donnerait  en  échange  le  Choquard  et  tout  ce  qu'il 
y  avait  dedans.  Mais  le  marquis,  qu'avait-il  à  lui  offrir?  Son  cœur? 
elle  n'en  avait  que  faire.  Les  restes  de  sa  jeunesse  et  ses  derniers 
cheveux?  Bel  hommage,  en  vérité  1  De  l'argent?  S'il  s'en  fût  avisé, 
elle  lui  aurait  jeté  ses  écus  à  la  figure.  Ce  qui  lui  plaisait,  ce  qu'elle 
admirait,  c'éiait  son  château.  Pouvait-il  le  lui  donner?  Et  il  se  per- 
mettait de  lui  pincer  la  taille  et  de  l'appeler  sa  chère  mignonne!  Si 
elle  avait  été  plus  grande  ou  s'il  avait  été  plus  petit,  elle  eût  souf- 
fleté ce  fat,  tout  marquis  qu'il  était.  Pour  qui  donc  la  prenait-il  ? 
Se  hérissant  dans  sa  colère  comme  un  porc-épic  qui  redresse  ses 
dards,  elle  se  dirigeait  déjà  vers  la  porte,  elle  allait  lui  échapper. 
Quelle  humiliation  et  quel  chagrin  1  La  résistance  qu'il  rencon- 
trait venait  de  changer  sa  fantaisie  en  passion.  Il  s'échauffait  à  la 
chasse.  Quand  la  bête  était  difficile  à  forcer,  son  amour-propre  se 
piquait  au  jeu  et  s'acharnait.  Sa  première  idée  fut  de  fermer  sa 
porte  à  double  tour  et  de  mettre  la  clé  dans  sa  poche,  mais  il  lui 
répugnait  d'user  de  violence,  il  préférait  les  moyens  doux.  Quoi 
qu'il  pût  lui  en  coûter,  il  prit  subitement  le  parti  de  traiter  Aleth 
en  duchesse,  de  lui  barrer  le  chemin  en  tombant  à  genoux  et  en 
disant  : 

—  Vous  ne  partirez  pas  avant  de  m'avoir  pardonné,  et  vous  me 
pardonneriez  si  vous  saviez  combien  je  vous  aime. 

Il  avait  été  bien  inspiré.  Sa  contrition  la  désarma,  son  attitude 


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LA  FERME   DU   CUOQDARD.  257 

la  toucha  sensiblement.  Elle  abaissa  sur  lui  des  yeux  qui  n'étaient 
plus  farouches,  il  crut  y  voir  passer  un  éclair  de  triomphe  et  il  en 
augura  bien.  C'était  la  première  fois  qu'elle  voyait  un  marquis  à 
ses  pieds,  cela  faisait  événement  dans  sa  vie.  Elle  se  disait  :  a  Si  ces 
belles  dames  qui  sont  là-haut  sur  leur  terrasse  et  qu'il  a  quittées 
pour  moi  le  contemplaient  dans  cette  posture,  qu'en  penseraient- 
elles?»  Cependant  il  s'était  relevé,  mais  il  se  tenait  à  distance,  pour 
ne  pas  l'inquiéter.  11  avait  commencé  un  long  discours,  qu'il  débi- 
tait d'une  voix  douce  et  pénétrante.  Il  lui  faisait  l'histoire  de  sa  pas- 
sion, qui  datait  du  premier  jour  où  il  l'avait  vue.  11  lui  disait  ses 
sombres  mélancolie*,  ses  fureurs  jalouses  qui  l'avaient  rendu  ma- 
lade. Il  s'était  juré  de  la  fuir,  de  tâcher  de  l'oublier;  il  s'était  tenu 
parole  durant  dix-huit  mois,  après  quoi  il  avait  succombé  à  la  ten- 
tation de  la  revoir,  et  en  la  revoyant  il  l'avait  trouvée  encore  plus 
charmante  que  le  jour  où  elle  était  devenue  la  femme  d'un  autre. 
Il  était  bien  puni  d'avoir  cédé  à  un  entraînement  fatal,  comme  le 
papillon  retourne  à  la  flamme.  Mais  vraiment  elle  était  trop  cruelle; 
les  femmes  ne  doivent-elles  pas  avoir  un  peu  de  pitié  pour  les  maux 
qu'elles  causent,  un  peu  d'indulgence  pour  les  passions  qu'elles 
allument  ?  11  y  avait  dans  ce  qu'il  disait  un  petit  grain  de  vérité  dont 
il  faisait  une  montagne.  C'est  à  cela  que  sert  la  rhétorique. 

Voyant  qu'elle  s'était  alarmée  à  tort,  qu'elle  n'avait  à  craindre 
aucune  entreprise  violente,  elle  se  fit  un  devoir  de  l'écoutt-r  jus- 
qu'au bout.  La  musique  de  sa  chanson  lui  plaisait  assez,  quoiqu'il 
n'eût  pas  su  trouver  les  paroles  magiques  qui  avaient  seules  la  puis- 
sance d'enchanter  son  cœur  rebelle  et  d'en  forcer  l'entrée.  S'ap- 
puyant  de  la  main  droite  au  dossier  d'un  fauteuil,  dont  le  bras  rem- 
bourré lui  servait  de  siège,  elle  lui  répondit  avec  beaucoup  de 
flegme  : 

—  Je  ne  peux  pas  vous  en  vouloir  de  m' aimer,  et  je  ne  peux 
pas  non  plus  vous  en  empêcher.  Mais  je  ne  vous  aime  pas.  Pour- 
quoi vous  aimerais-je? 

Il  n'était  pas  content  ;  cette  réponse  lui  parut  aussi  inquiétante 
pour  ses  projets  que  désagréable  pour  son  amour-propre.  Il  crai- 
gnait de  s'être  abusé.  Il  avait  cru  que  la  zizanie  s'était  déjà  glissée 
dans  le  ménage  du  Choquai d;  peut-être  ne  s'agissait-il  que  d'une 
brouille  rie  passagère,  d'un  de  ces  orages  qui  ramènent  le  beau 
temps.  Il  fut  sur  le  point  d'abandonner  la  partie;  il  répondit  avec 
un  accent  de  résignation  et  un  sourire  de  fatuité  : 

—  J'arrive  ou  trop  tôt  ou  trop  tard.  Votre  cœur  n'est  pas  libre. 

—  Vous  vous  trompez  bien,  répliqua-t-elle  vivement.  Je  n'aime 
personne. 

La  netteté  de  cette  déclaration  aussi  sincère  que  catégorique  le 
tome  lv.  —  1883.  il 


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'2^8  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

remplit  d'allégre6se,  lui  rendit  tout  son  courage.  Il  se  rapprocha 
un  peu,  mais  pas  trop,  et  lui  dit  : 

—  Le  ciel  soit  loué!  je  n'ai  pas  de  rival...  Mais  ce  petit  cœur  ne 
peut  pas  rester  vide.  Comment  s'y  prend-on  pour  y  entrer,  pour  en 
crocheter  h  porte?  Que  puisse  inventer  pour  vous  plaire? 

Et  en  parlant  ainsi,  il  attachait  sur  4elle  des  regards  assassins, 
qui  la  .laissaient  absolument  insensible. 

—  Mon  Dieu!  dit-elle,  l'autre  jour  dans  le  petit  bois,  vous  me 
plaisiez  assez  ;  vous  aviez  l'air  poli  et  respectueux.  Hais  aujourd'hui 
c'est  autre  chose  et  vous  m'avez  beaucoup -déplu.  Vous  vous  êtes 
permis  des  libertés,  vous  m'avez  traitée  comme  la  première  venuç, 
vous  m'avez  appelée  votre  chère  mignonne.  Ce  sont  là  des  manières 
qui  ne  me  conviennent  pas. 

U  se  rapprocha  encore,  tenta  de  lui  'expliquer  qu'elle  s'était 
méprise  sur  ses  sentimens,sur  ses  intentions  comme  sur  Je  sens  de 
ses  paroles,  fille  avait  pris  pour  une  expression  familière  le  cri 
d'une  passion  qui  ne  se  possédait  plus;  en  l'appelant  sa  chère  mi- 
gnonne, il  avait  voulu  dire  :  mon  bien  suprême,  mon  ange  adoré. 
Puis,  il  se  jeta  de  nouveau  dans  le  sentiment,  et  le  duc  de  Sir- 
moke,  qui  croquait  le  marmot  dans  la  salle  de  billard,  aurait  été  en 
droit  de  lui  reprocher  sa  sottise,  laquelle  lui  fit  perdre  cinq  grandes 
minutes  sans  aucun  profit  ni  aucun  plaisir  pour  personne. 

—  Oh  !  je  sais  ce  que  j'en  dois  penser,  reprit-elle.  Vous  m'avez 
dit  l'autre  jour  qu'il  vous  arrivait  quelquefois  de  vous  ennuyer  dans 
votre  grand  château.  Vous  ne  seriez  pas  fâché  de  recevoir  les 
visites  d'une  jolie  femme  qui  vous  amuserait...  car  je  suis  jolie,  ce 
n'est  pas  la  peine  de  me  le  dire,  on  me  l'a  beaucoup  dit  et  je  le 
sais  de  reste.  Mais  servir  à  désennuyer  de  temps  à  autre  un  homme, 
fût-ce  un  marquis,  ce  n'est  pas  mon  aflaire. 

Et  se  redressant  de  toute  la  hauteur  de  sa  petite  taille,  elle  ajouta  : 

—  Voyez-^vous,  monsieur  le  marquis,  je  vaux  plus  que  cela. 

En  vrai  balourd,  il  se  trompa  une  fois  de  plus.  —  Ohl  obi 
pensa-t-il,  elle  me  met  le  marché  à  la  main.  Cette  innocente  a  le 
génie  des  affaires,  et  pour  avoir  accès  dans  son  petit  cœur,  il  faut 
payer  en  entrant.  Messieurs,  passez  au  bureau.  —  Heureusement 
pour  lui,  craignant  qu'elle  ne  demandât  trop,  il  affecta  de  n'avoir  paB 
compris  et  n'offrit  rien.  U  aima  mieux  commencer  un  nouveau  dis- 
cours pour  établir  que  ce  n'était  pas  une  heure  de  plaisir,  mais 
toute  une  vie  de  bonheur  qu'il  rêvait  de  passer  auprès  d'elle.  Que 
ne  pouvaient-ils  s'enfuir  ensemble  dans  quelque  solitude,  où  ils 
s'appartiendraient  tout  entiers  l'un  à  l'autre  1  Une  chaumière  et  ton 
cœur  I  II  broda  quelques  ornemens  d'un  goût  douteux  sur  ce  thème 
fort  usé,  sans  s'apercevoir  qu'elle  ['écoutait  avec  une  impatience 
croissante.  Elle  lui  trouvait  l'intelligence  très  obtuse  ;  elle  aurait 


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LÀ,  PttttlE   DU  CHOQUA»»*  230 

voulu  qu'il  devinât  ;  il  ne  devinait  pas.  L'humble  et  obscur  bonheur 
qu'il  lai  proposait  au  fond  d'an  désert  la  tentait  peu.  11  fallait  que 
le  château,  de  Montaillé  fut  de  la  partie;  point  de  château,  point 
d'affaires.  Elle  finit  par  l'interrompre  en  lui  disant  d'un  air  moi* 
tifié: 

—  Vous  croyez  me  faire  plaisir,  tous  me  faites  du  chagrin,,  car 
vous  me  donnez  à  entendre... 

Elle  n'acheva  pas  sa  pensée,  une  pudeur  la  retenait.  Elle  sentait 
sa  langue  se  coller  à  son  palais,  et  les  paroles  qu'elle  avait  sur  les 
lèvres  lui  rentraient  dans- la  bouche.  Il  songea  aussitôt  à  profiter  de 
ce  grand  embarras  où  il  la  voyait;  désormais  le  corsaire  avait 
l'avantage  du  vent  sur  le  trois-mâts  qu'il  s'était  promis  de  captu- 
rer. Elle  avait  quitté  le  bras  de  fauteuil  qui  lui  servait  de  siège, 
elle  s'était  assise  à  l'un  dea  bouts  du  divan.  Il  s'installa  sur  une 
chaise,  à  quelques  pas  d'elle,  et  il  la  priait  de  lui  dire  ce  qu'elle 
avait  sur  le  cœur.  Elle  répondait  qu'il  se  moquerait  d'elle,  il  jurait 
de  ne  pas  se  moquer;  se  moque-t-on  de  ce  qu'on  adore?  À  son 
air,  à  son  accent,  il  avait  enfin  reconnu  qu'il  ne  s'agissait  pas  de 
billets  de  banque.  libre  de  tout  souci  désagréable,  il  l'adjurait  de 
s'expliquer,  il  devenait  pressant,  et  la  distance  de  la  chaise  au 
diva»  se  raccourcissait  de  minute  en  minute.  Enfin,,  elle  se  décida 
à  parler,  et  toute  rouge  de  confusion,  elle  lui  dit  : 

—  ¥ous  m'avez  donné  à  entendre  que  je  n'étais  pas  du  bois*  dont 
on  fait  les  marquises. 

Il  la  negacda  d'un  air  fort  étonné,  il  venait  enfin  de  la  com- 
prendre, de  pénétrer  son  secret  et  sa  folie.  Mais  qu'à,  cela  no,  tint, 
il  s'empressa  d'entrer  dans  son  idée,  de  flatter  sa  chimère.  Lés 
petites  considérations  étant  le  tombeau  des  grandes  choses  et  des 
grands  bonheurs,  il  entendait  la  servir  selon  ses  goûts.  Il  lui  déclara 
que  par  la  distinction  de  sa  beauté,  de  ses  allures  et  de  toute  sa 
personne,  die  était  une  vraie  grande  daoae,  aussi  marquise  qu'au- 
cune marquise,  qu'elle  avait  grand  air,  qu'il  lui  suffirait,  d'un  court 
apprentissage  pour  faire  figure  dans  un  salon,  que,  si  jamais  elle 
se  trouvait  transportée  par  miracle  à  la  cour  de  Russie  oa  d'Angle- 
terre, il  n'y  aurait  point  d'homme  qui  ne  la  trouvât  charmante^ 
point  de  femme  qui  ne  fût  jalouse  de  son  succès. 

Il  avait  enfin  prononcé  les  paroles  d'une  vertu  magique  qui 
apprivoisent  mn  cœur  rebelle.  Elle  buvait  à  long»  traits  ce  nectar  ; 
en  écoutant  ses  délicieuses  flatteries,  il  lui  semblait  absorber  du 
bonheur  par  tons  le&pores,  elle  sentait  circuler  dans  son  sang  une 
douce  chaleur  et  comme  une  mousse  de  joie  et  d'orgueilleuse  béa- 
titude. 

Dans  son  ûrcease,  die  sa  décida  k  hcher  le  grand  mot.  D'une 
voix  haletante  : 


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260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Voyez-vous,  monsieur  le  marquis,  dit-elle,  il  me  serait  impos- 
sible d'aimer  un  homme  qui  aurait  honte  de  m 'épouser...  Jurez-moi 
que  si  j'étais  libre,  vous  seriez  heureux  de  me  choisir  pour  votre 
femme. 

Cette  fois,  ce  ne  fut  pas  de  l'étonnement  qu'il  éprouva,  mais  une 
véritable  stupéfaction.  Il  n'en  croyait  pas  ses  oreilles;  il  avait  ren- 
contré dans  sa  vie  plus  d'un  fou  ou  d'une  folle  qui  lui  avaient  fait 
des  propositions  absurdes,  mais  aucune  n'était  de  cette  force.  11 
demeura  interdit,  suffoqué,  comme  un  homme  qui  vient  de  rece- 
voir une  bourrade  dans  l'estomac.  Son  saisissement  fut  tel  qu'il 
eut  peine  à  reprendre  ses  esprits,  et  son  silence  qui  se  prolongeait 
faillit  le  perdre. 

—  Je  vois,  dit-elle  avec  un  dépit  amer,  que  je  ne  serai  jamais 
pour  vous  qu'une  chère  mignonne. ..Je  veux  m'en  aller,  laissez-moi 
partir. 

A  cette  parole  de  menace,  il  revint  subitement  à  lui-même.  Il  fit 
la  réflexion  qu'il  ne  lui  en  coûtait  guère  de  se  plier  aux  fantaisies 
de  cette  toquée,  qui,  par  bonheur,  était  enchaînée  dans  les  liens 
d'un  mariage  très  légitime  ;  il  en  savait  quelque  chose,  ayant  servi 
de  témoin  dans  cette  cérémonie.  Il  se  dit  aussi  que  Robert  Paluel 
était  un  homme  vigoureux,  vert,  fortement  constitué,  qui  ferait 
sûrement  de  vieux  os,  et  qu'au  surplus  la  loi  du  divorce  n'avait  pas 
encore  été  votée  par  le  sénat.  Àleth  s'était  levée,  elle  partait,  il  la 
ramena,  l'obligea  de  se  rasseoir  et  lui  dit  : 

—  Vous  n'avez  donc  pas  compris  que  c'était  l'émotion  qui  m'em- 
pêchait de  parler?..  A  la  pensée  de  ce  bonheur  impossible  dont 
vous  me  faisiez  fête,  j'ai  été  saisi  tour  à  tour  d'une  joie  folle  et  du 
plus  cruel  chagrin. 

Elle  consentit  à  le  croire,  son  front  s'épanouit,  son  visage  s'éclaira 
d'un  sourire.  Puis  elle  baissa  la  tête,  une  langueur  l'avait  prise, 
elle  rêvait;  quand  on  rêve,  on  ne  songe  pas  à  se  défendre.  Il  n'était 
plus  ni  assis,  ni  debout  devant  elle;  il  était  à  ses  pieds,  il  s'empara 
de  ses  deux  mains,  qu'il  retint  captives  dans  sa  main  droite  ;  de 
l'autre,  il  froissait  et  caressait  un  pli  de  sa  robe.  Elle  se  pencha 
vers  lui,  en  lui  disant  : 

—  Bien  sûr,  monsieur  le  marquis,  vous  m'épouseriez? 

—  Bien  sûr,  répondit-il,  en  lui  baisant  passionnément  les  genoux. 

—  Vous  le  jurez?  reprit-elle  d'une  voix  qui  se  mourait. 

—  Je  vous  le  jure,  dit-il,  et  il  entourait  de  son  bras  droit  une 
taille  souple,  qui  s'abandonnait.  Il  ajouta  :  —  Je  te  le  jure  par  ce 
que  j'aime  le  plus  au  monde,  par  tes  cheveux  d'or,  par  tes  yeux 
qui  ne  sont  plus  farouches,  par  ta  bouche  qui  me  sourit,  par  le 
délicieux  petit  corps  de  celle  qui  est  à  la  fois  ma  marquise  et  ma 
chère  mignonne. 


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LA   FERME  DU   CHOQIÀRD.  261 

Et  tout  en  lai  parlant,  il  se  disait  à  lui-même  :  —  Que  de  temps 
et  de  paroles  il  a  fallu,  et  que  M.  de  Sirmoise  doit  s'ennuyer!  Mais 
enfin,  nous  y  voilà! 

Quand  il  remonta  au  château,  il  était  non-seulement  fort  satisfait 
de  son  aventure,  mais  plus  ému,  plus  excité  qu'il  ne  s'y  était  attendu. 
Cette  petite  femme  qui  se  rendait  au  premier  assaut  et  qui  pour- 
tant n'était  pas  facile,  qui  exigeait  beaucoup  et  ne  demandait 
rien,  lui  semblait  valoir  son  pesant  d'or.  Il  la  comparait  à  l'une  de 
ces  bottes  à  secret,  dont  on  a  raison  comme  par  enchantement 
quand  on  pose  le  doigt  par  hasard  sur  le  petit  ressort  qui  les  ouvre. 
Elle  lui  faisait  aussi  l'effet  d'un  plat  tout  nouveau  et  savamment 
cuisiné,  qui  avait  été  une  surprise  pour  son  palais.  Mais  il  n'avait 
pas  mangé  à  sa  faim,  il  restait  sur  son  appétit.  On  s'était  promis 
de  se  revoir  le  samedi  suivant;  il  craignait  que  ce  samedi  n'arrivât 
jamais,  que  la  semaine  qui  commençait  ne  fût  la  plus  longue  de 
toute  sa  vie. 

—  Eh  bien  !  Raoul,  d'où  sortez-vous  ?  lui  dit  sa  mère  en  le  voyant 
apparaître  sur  la  terrasse  ;  on  vous  a  cherché  partout  sans  vous 
trouver.  — Puis,  d'un  ton  mystérieux  :  —  Comment  la  trouves-tu? 
demanda-t-elle.  Il  ne  put  s'empêcher  d'ouvrir  de  grands  yeux. 
Heureusement  elle  ajouta  :  —  Je  parle  de  l'aînée. 

Il  comprit  alors  qu'il  s'agissait  de  MUt  Louise  de  Sirmoise,  et  il 
répondit  : 

—  Laissez-moi  respirer,  je  n'ai  pas  encore  eu  le  temps  de  l'exa- 
miner. 

Pendant  toute  la  soirée,  l'attitude  et  les  manières  d'Aleth  sur- 
prirent les  habitans  du  Choquard.  Les  glaces  avaient  fondu,  le 
marbre  s'était  animé,  la  statue  parlait  et  souriait.  A  table,  elle  fut 
gracieuse,  causante,  affable  avec  tout  le  monde;  elle  eut  presque 
des  attentions  pour  sa  belle-mère.  Robert  était  dans  le  ravissement 
de  cette  métamorphose,  dont  il  attribuait  tout  le  mérite  à  M11*  Bar- 
dèche,  à  ses  bons  avis,  à  ses  bienfaisantes  prédications.  Il  se  pro- 
mit qu'il  engagerait  sa  femme  à  la  voir  souvent. 

Quand  il  monta  dans  sa  chambre,  il  s'aperçut  que,  pour  la  pre- 
mière fois  depuis  trois  semaines,  Àleth  avait  laissé  sa  porte  ouverte. 
11  se  coula  bien  vite  auprès  d'elle.  11  la  trouva  nonchalamment  assise 
sur  son  canapé,  les  yeux  au  plafond,  l'esprit  perdu  dans  un  songe. 
Il  s'assit  à  côté  d'elle,  puis  il  la  prit  sur  ses  genoux.  Elle  le  laissa 
faire.  Il  lui  saisit  la  tête  entre  ses  deux  mains,  la  baisa  sur  le  front, 
en  lui  disant  : 

—  Comme  autrefois,  n'est-ce  pas? 

Elle  répondit  oui.  Et  elle  revoyait  en  idée  une  petite  grille  s' ou- 
vrant sur  une  allée  couverte  d'où  l'on  ne  ressortait  pas  comme  on 
y  était  entrée. 

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262  REVUE   ÛES    DEUX   >IÛ**aES, 

—  Gomme  tu  as  été  sage  ce  soir!  lui  dit4L  Qhl  que.  voilà  une 
bonne  petite  femme  1  11  ne  tient  qu'à  nous  d'âtoe  heureux,  mais  U 
faut  pour  cela  que  chacun  y  mette  du  sien. 

—  Oui,  répondit-elle  encore.  Et  elle  se  promenait  dans  un  grand 
parc,  d'où  elle  contemplait  un  grand  château. 

—  Si  tu  savais  combien  j'ai  été  malheureux. pendant  ces  dernières 
semaines  !  Figure-toi  que  j'en  étais  venu  à  croire  que  tu  ne  m'aimais 
plus.  C'était  une  bêtise,  n'est-ce  pasl 

—  Oui,  répondit-elle  pour  la  troisième  fois.  Et  elle  était  dans  un 
pavillon  de  chasse^  où  il  y  avait  des  têtes  d'ours  et  de  bisons,  dont 
les  gros  yeux  d'émail  observaient  fixement  quelque  chose  qui  se  pas- 
sait devant  eux  ;  ils  avaient  l'air  de  tout  comprendre,  heureusement 
qu'ils  ne  comprenaient,  pas. 

—  Tu  m'aimes  encore  ?  continua-t-il  ;  tu  m'aimeras  toujours  ? 

Elle  lui  fit  un  signe  affirmatif,  et  elle  sentait  les  lèvres  d'un  mar- 
quis se  coller  sur  les  siennes;  comme  on  sait,  les  lèvres  de  mar- 
quis ne  ressemblent  pas  aux  autres.. 

Alors,  saisi  d'un  accès  d'enthousiasme,  il  lui  dit  :  —  U  me  faut 
une  signature.  Signe  ici.  —  Et  il  lui  montrait  du  doigt  sa  tempe 
droite. 

Elle  eut  un  tressaillement,  un.  mouvement  de  recul.  Puis,  se  fai- 
sant une  raison,  elle  avança  une  petite  bouche  pincée  vers  cette 
tempe  droite  qu'il  lui  montrait,  et  elle  signa.  11  y  avait  dans  c* 
haiser  un  effort  de  résolution  et  de  volonté.  Il  ne  s'en  formalisa  pas, 
tant  il  était  heureux.  Qu'elle  boudât  encore  un  peu,  c'était  hien 
naturel,  il  ne  fallait  pas  lui  en  vouloir,  il  y  a  commencement  à  tout. 
Transporté  de  jpie,  il  la  regardait  avec  des  yeux  pleins  de  larmes, 
et  elle  le  regardait  avec  des  yeux  très  secs,  qu'il  s'avisa  de  trouvée 
tendres.  11  ne  se  doutait  pas  que  le  bonheur  dont  elle  lui  faisait 
l'aumône  était  la  rançon  d'une  faute,  qu'elle  avait  quelque  chose  k 
expier  et  &  sauver,  et  qu'il  était  l'obligé  de  l'adultère.  U  se  doutait 
encore  moins  qu'en  le  regardant*  elle  murmurait  en  elle-même  : 

—  Pourtant,  si  cet  homme  n'existait  pas,  je  pourrais  être^mar— 
quisel. 

XT1I. 

Las  semaines  succédaient  aux  semaines,  et  chaque  samedi  était 
pour  Aleth  un  jour  de  fête.  Elle  ne  connaissait  point  d'obstacle.  Ni 
le  froid,  ni  la  neige,  ni  aucune  intempérie  n'aurait  pu  l'empêcher 
d'aller  revoir  son  cher  Gratteau^  mais  tout  la  favorisait,  le  ciel  se 
fit  son  complice,  l'hiver  fut  clément.  Enveloppée  dans  ses  four- 
rures, les  pied6  dans  une  bonne  chancelière  qui  contenait  une  boule; 
d'eau  chaude,  elle  partait  de  bon  matin  et  prenait  plais»  à  voir  trot- 


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LA   FERME  DU   CHOQUÀRJDu  £M 

ter  son  poney  ;  si  l'onglée  la  surprenait  en  route,  elle  frappait  joyeu- 
sement 668  deux  mains  gantées  l'une  contre  l'autre,  et  la  chaleur 
revenait  bien  vite,  il  n'est  rien  de  plus  réchauffant  que  les  grands 
bonheurs. 

En  arrivant  au  Gratteau,  elle  sautait  au  cou  de  Mu*  Bardèche,  lui 
fusait  des  grâces,  des  caresses,  témoignant  ainsi  sa  gratitude  des 
_bons  services  que  lui  rendait  cette  excellente  personne,  à  qui  elle 
était  redevable  des  meilleurs  momens  de  sa  vie.  De  son  côté, 
11116  Bardèche  lui  savait  gré  de  sa  belle  humeur  quelquefois  folâtre, 
de  son  air  de  santé,  de  résurrection,  de  la  gaîté  qui  pétillait  dans 
ses  yeux  et  des  roses  de  son  teint.  Elle  s'applaudissait  en  secret  de 
la  cure  presque  miraculeuse  qu'elle  avait  opérée  par  ses  sages 
remontrances;  elle  sentait  plus  que  jamais  le  prix  des  bons  con- 
seils, la  bienfaisante  vertu  de  l'éducation  intégrale. 

Au  retour,  on  mettait  le  poney  sur  les  dents,  à  force  de  le  faire 
courir  ;  mais  il  n'avait  pas  le  droit  de  se  plaindre,  il  était  sûr  de 
trouver  un  bon  picotin  au  tournebride  et  d'avoir  plus  d'une  grande 
heure  pour  reprendre  haleine.  Quoique  les  gens  du  tournebride 
eussent  l'esprit  fort  épais,  cette  petite  dame  qui  revenait  à  jour  fixe 
et  qu'ils  avaient  surnommée  a  la  dame  des  samedis  »  eût  donné 
prise  à  leurs  gloses  si  elle  n'avait  eu  soin  de  leur  faire  une  petite 
histoire  qu'ils  acceptèrent  de  confiance.  Contrefaisant  à  ravir  la 
prononciation  et  l'accent  de  sa  marraine,  Mme  Blackmore,  elle  s'était 
fait  passer  pour  une  Anglaise  établie  dans  les  environs  de  Melun  et 
s'occupant  de  peinture  à  ses  momens  perdus.  On  lui  avait  vanté  les 
ombrages,  les  chênes  séculaires  du  parc  de  lloctaillé,  et  elle  dési- 
rait les  croquer  dans  son  calepin,  ces  croquis  devant  lui  servir  pour 
un  grand  paysage  qu'elle  avait  sur  le  métier.  Seulement  elle  priait 
qu'on  fût  discret,  le  marquis  de  Montaillé  pouvant  trouver  mauvais 
qu'on  entrât  chez  lui  sans  sa  permission  ;  il  est  vrai  qu'elle  aurait 
pu  la  demander,  mais  les  Anglaises  n'aiment  pas  à  demander,  sur- 
tout quand  elles  n'ont  pas  été  présentées.  Aleth  avait  débité  cette 
histoire  avec  son  aplomb  accoutumé.  Sa  jolie  bouche  mentait  si 
bien  l  Cela  coulait  de  source,  avec  abondance,  et  au  surplus,  le 
petit  album  qu'elle  tenait  à  la  main  faisait  foi  de  sa  véracité  ;  heu- 
reusement que  personne  ne  s'avisa  d'en  regarder  le  dedans. 

A  peine  le  valet  d'écurie  avait- il  commencé  de  débrider  son 
cheval,  déjà  la  dame  des  samedis  avait  atteint  l'entrée  du  parc,  elle 
cheminait  tout  essoufflée  le  long  de  la  charmille,  et  à  un  certain 
endroit,  toujours  le  même,  elle  voyait  paraître  l'homme  qui  l'atten- 
dait et  qui  de  loin  lui  jetait  un  baiser.  On  s'était  bientôt  rejoint. 
Avant  de  se  rien  dire,  on  se  prenait  par  la  taille  et  on  se  regardait 
dans  les  yeux.  Les  uns  étaient  d'un  gris  terne,  les  autres  étaient 
verts.  Lee  gris,  s'animant  d'un  beau  feu,  exprimaient  l'inypatience 

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26A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

brutale  du  désir,  les  verts  le  désordre  d'une  imagination  malade. 
Les  gris  disaient  :  «  J'entends  avoir  aujourd'hui  assez  de  plaisir 
pour  couvrir  mes  frais,  pour  me  dédommager  des  sacrifices  d'orgueil 
que  j'ai  la  bonté  de  faire.  »  Les  verts  disaient  :  «  J'entends  avoir 
des  jouissances  d'orgueil  pour  tout  le  plaisir  que  je  donnerai  ;  j'en 
donne  tant  que  le  solde  est  toujours  à  mon  crédit.  »  Quelle  que  fût 
leur  couleur,  il  ne  fallait  pas  chercher  du  sentiment  dans  ces  yeux- 
là;  on  n'y  voyait  que  des  comptes  courans,  avec  cette  différence 
que  les  comptes  de  Raoul  étaient  parfaitement  exacts,  bien  tenus, 
dignes  d'un  homme  d'affaires,  tandis  que  ceux  d'Aleth  étaient  de 
vrais  contes  de  fées. 

En  entrant  dans  le  pavillon,  elle  jetait  son  chapeau  d'un  côté, 
son  manteau  de  l'autre,  ses  gants  par  terre,  courait  se  chauffer  à 
un  grand  Jeu  allumé  dès  le  matin  à  son  intention  et  regardait  autour 
d'elle  pour  s'assurer  que  la  hure  de  sanglier  et  la  tête  de  bison 
étaient  à  leur  place,  que  son  tapis  de  Perse,  ses  meubles,  ses  fau- 
teuils, ses  bibelots  étaient  en  bon  état,  car  elle  avait  fait  main  basse 
sur  tout  ce  qui  était  là,  elle  en  avait  pris  possession,  tout  lui  appar- 
tenait, et  ne  pouvant  pas  dire  :  mon  château,  elle  disait  :  mon 
pavillon  de  chasse.  On  aurait  pu  croire  que  c'était  elle  qui  y  rece- 
vait Raoul.  Mais  il  interrompait  bientôt  ses  contemplations  en  l'enle- 
vant dans  ses  grands  bras  comme  une  plume,  et  la  plume  s'en  allait 
où  l'emportait  le  vent. 

Elle  était  quelquefois  complaisante.  Plus  souvent,  elle  se  défen- 
dait, disputait  le  terrain  pied  à  pied;  il  fallait  la  conquérir  de  nou- 
veau. Quand  elle  disait  non,  Raoul  se  soumettait.  Dès  leur  seconde 
entrevue,  elle  avait  pris  le  ton  de  l'autorité,  du  commandement,  et 
moitié  par  jeu,  moitié  par  crainte,  il  pliait  sous  ses  caprices;  s'il  la 
possédait,  elle  le  tenait.  Il  lui  reprochait  ses  froideurs,  et  il  est  cer- 
tain qu'elle  préférait  les  chimères  au  plaisir.  Ses  sens  la  laissaient 
tranquille,  son  imagination  ne  l'était  jamais.  Il  semblait  que  toute 
la  chaleur  de  son  âme  et  de  son  sang  se  fût  réfugiée  dans  son  cer- 
veau, aussi  brûlant  qu'un  désert  d'Afrique,  dont  il  avait  la  séche- 
resse, l'aridité,  les  pluies  de  soleil,  les  dévorans  simouns  et  leurs 
tourbillons,  sans  parler  de  ces  mirages  qui  transforment  des  rochers 
en  châteaux  et  font  voir  des  sources  jaillissantes  dans  des  sables  où 
habite  la  soif.  Il  entrait  aussi  du  calcul,  de  la  politique  dans  ses 
résistances  et  dans  ses  refus.  Elle  voulait  faire  vie  qui  dure,  que  les 
désirs  et  les  transports  qu'elle  excitait  ne  fussent  pas  un  feu  de 
paille,  qu'au  moment  des  adieux,  Raoul  fût  content  sans  être  satis- 
fait. Il  avait  beau  la  supplier,  elle  ne  lui  accordait  que  rarement  un 
quart  d'heure  de  grâce  et  jamais  un  rendez-vous  entre  deux  samedis. 
Elle  alléguait  son  mari  qui  n'était  pas  commode,  la  difficulté  des 
explications  qu'il  faudrait  donner.  Pour  le  consoler,  pour  lui  faire 

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LA    FERME   DO   CHOQUA  RD.  265 

prendre  patience,  elle  lui  écrivait  de  temps  à  autre  des  billets  courts 
et  piquans,  auxquels  il  avait  grand  soin  de  ne  pas  répondre.  Elle 
n'était  pas  fâchée  de  lui  faire  admirer  l'élégance  de  son  écriture,  la 
savante  correction  de  son  orthographe. 

Malgré  les  reproches  qu'il  lui  faisait,  il  était  sous  le  charme,  elle 
lui  plaisait  infiniment.  Outre  qu'elle  était  jolie  à  croquer,  elle  le  diver- 
tissait par  ses  allures,  par  ses  manières,  par  les  bizarreries  de  son 
esprit,  par  les  énormités  de  son  orgueil,  par  l'extravagance  de  ses 
prétentions,  par  un  mélange  incroyablede  finesse,  deçà' cul,  de  sub- 
tilité, d'ignorances  et  de  candeurs  à  faire  pleurer.  11  trouvait  «  à 
cette  toquée  »  des  grâces  sauvageonnes,  du  fumet,  un  goût  de 
venaison,  tout  ce  qui  fait  la  supériorité  d'un  civet  de  lièvre  sur 
une  gibelotte  de  lapin  de  clapier.  Il  va  sans  dire  qu'il  gardait  pour 
lui  ces  comparaisons  culinaires,  qu'elle  eût  peu  goûtées.  Il  affectait 
de  la  prendre  au  grand  sérieux  et  quand  elle  avait  de  l'humeur,  ce 
qni  lui  arrivait  quelquefois,  il  la  déridait  bientôt  en  l'appelant  sa 
chère  marquise  ou,  le  cas  échéant,  madame  la  marquise.  Elle  vivait 
de  fumée,  il  lui  en  servait  à  profusion,  c'étaient  des  largesses  qui  ne 
le  ruinaient  pas.  De  son  côté,  elle  l'appelait  monsieur  le  marquis  et 
le  tutoyait,  constatant  ainsi  tout  à  la  fois  la  grandeur  du  personnage 
et  la  familiarité  de  leurs  relations. 

Ce  qu'elle  avait  le  plus  de  peine  à  lui  pardonner,  c'étaient  les 
hôtes  qu'il  hébergeait  dans  son  château  et  qui  furent  très  nombreux 
pendant  trois  semaines.  Elle  le  questionnait  à  leur  sujet  avec  une 
jalouse  insistance.  Ces  intrus  qui  se  prélassaient  dans  un  château 
où  elle  n'avait  pas  accès  lui  semblaient  avoir  envahi  son  héritage; 
elle  disait  à  Raoul  :  «  Quand  donc  les  mettras- tu  à  la  porte?  »  On 
avait  organisé  de  grandes  chasses  en  leur  honneur;  ces  fêtes  dont 
elle  n'était  pas  allumaient  sa  bile.  Mais  le  principal  objet  de  ses  pré- 
occupations était  MUe  Louise  de  Sirmoise ,  qu'il  avait  eu  l'impru- 
dence de  lui  nommer.  Elle  respira  plus  librement  le  jour  où  il  lui 
annonça  le  départ  de  cette  fille  de  duc  qui  la  gênait  et  l'offusquait. 

Dans  ses  quintes  de  jalousie  et  d'humeur  noire,  elle  devenait  peu 
maniable,  et  quand  elle  mettait  son  bonnet  de  travers,  elle  inquié- 
tait Raoul  ;  peu  s'en  fallait  qu'elle  ne  lui  Ht  peur.  Il  craignait  que 
cette  manie  des  grandeurs,  qu'il  trouvait  drôle,  ne  fût  le  commence- 
ment d'une  incurable  folie,  qu'elle  n'eût  la  cervelle  attaquée.  Mais 
ces  quintes  ne  duraient  guère,  elle  recouvrait  toute  la  gaîté  de  ses 
espérances,  et,  se  rassurant,  il  ne  songeait  plus  qu'à  s'amuser  de 
ses  turlutaines  ;  elle  lui  procurait  de  bons  momens  en  lui  faisant 
tinter  aux  oreilles  les  joyeux  grelots  de  sa  marotte,  qu'elle  secouait 
d'une  main  fiévreuse. 

Elle  l'interrogeait  beaucoup,  elle  avait  une  foule  de  renseigne- 
mens  à  lui  demander.  Elle  voulait  savoir  par  quels  signes  visibles 


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2(56  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

ou  cachés  les  femmes  du  monde  différaient  des  autres,  à  quoi  on 
les  reconnaissait,  en  quoi  elles  étaient  faites ,  tous  les  caractères 
de  l'espèce,  les  dessus  et  les  dessous,  le  pelage,  les  habitudes, 
les  mœurs,  comment  les  marquises  s'habillaient  et  se  déshabil- 
laient, comment  elles*  s'y  prenaient  pour  marcher,  pour  s'asseoir, 
pour  manger,  pour  démontrer  à  tout  l'univers  qu'elles  étaient  de 
vraies  marquises.  Puis  elle  essayait  de  les  imiter,  elle  répétait  le 
rôle.  Après  s'être  retirée  derrière  la  porte  pour  y  composer  son 
visage  et  ses  manières,  elle  la  rouvrait  avec  majesté  et  se  figurait 
entrer  dans  un  salon.  Elle  avait  eu  soin  auparavant  de  ranger  en 
demi-cercle  cinq  ou  six  chaises,  que,  selon  les  circonstances,  elle 
abordait  d'un  air  compassé  ou  familier.  Elle  s'informait  de  leur 
santé  et  des  nouvelles  de  toute  leur  maison,  trouvait  quelque  chose  à 
dire  à  chacune^  adressait  à  celle-ci,  qu'elle  traitait  de  madame  la 
duchesse,  un  sourire  de  sucre  et  de  miel,  à  celle-là  qu'elle  appelait 
tout  uniment  ma  chère,  quelque  propos  plaisant,  débité  d'une  voix 
argentée,  avec  des  regards  de  velours.  Raoul  battait  des  mains,  la 
proclamait  marquise  de  la  tête  aux  pieds. 

Pour  donner  plus  de  sérieux  à  ces  représentations  qui  la  char- 
maient, elle  le  supplia  de  lui  prêter  une  des  robes  de  sa  mère,  qui 
ne  pouvait  manquer  de  lui  aller  comme  un  gant,  disait-elle.  On 
croira  sans  peine  qu'il  s'y  refusa.  Mais  comme  il  était  dangereux 
de  la  contrarier,  il  s'avisa  d'un  expédient.  Avant  que  son  père  se 
fût  jeté  dans  le  mysticisme  et  eût  construit  son  calvaire,  on  jouait 
quelquefois  la  comédie  à  Montaillé.  Il  était  resté  au  fond  d'un  gale- 
tas 0n  petit  magasin  de  décors  et  de  costumes,  abandonnés  à  la  merci 
des  rats.  Pour  ménagera  Aleth  une  agréable  surprise, il  en  rapporta 
dans  le  courant  de  la  semaine  une  robe  de  brocart  à  grands  ramages, 
des  nœuds  de  rubans,  des  pompons,  des  oripeaux  fanés,  un  grand 
chasse-mouches  en  plumes  de  perroquet,  dont  la  monture  était  dis- 
loquée. Il  se  fit  une  fête  de  l'habiller,  de  la  parer  de  pied  en  cap. 
Elle  était  si  jolie  qwe  ce  burlesque  accoutrement  la  rendait  plaisante 
sans  qu'elle  fût  ridicule.  Son  chasse-mouches  à  la  main,  sa  queue  de 
brocart  traînant  derrière  elle ,  plus  que  duchesse,  impératrice  des 
Indes,  elle  consentit  pour  la  première  fois  ,à  boire  du  Champagne, 
sa  tête  se  prit  tout  à  fait,  elle  fit  des  folies.  Il  l'eut  ce  jour-là  à  sa 
discrétion  et  il  déclara  avec  une  sincérité  touchante  que  c'était  le 
meilleur  de  ses  samedis.  Elle  rentra  au  Choquard  à  une  heure  indue; 
il  fallut  imaginer  une  histoire. 

Mais  le  samedi  suivant,  elle  lui  plut  beaucoup  moins  par  une 
demande  qu'elle  lui  adressa  et  qui  ressemblait  à  un  ordre.  Elle 
l'aborda  en  lui  disant  : 

—  Monsieur  le  marquis,  voilà  près  do  deux  mois  que  je  suis  ta 
petite  femme,  ta  chère  marquise.  Les  hommes  ne  le  savent  pas, 

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LA    FERME  <BU    CHOQUAUD.  267 

mais  Dieu  le  sait,  —  Et  elle  montrait  le  ciel  dû  doigt.  Elle  ajouta  :  — 
©i  bien!  ta  n'es  pas  genHH  pour  moi,  jusqu'à  ce  jour  tu  ne  m'as 
rien  donné. 

—  Qu^st-ee  à  dire?  pensa-t-il.  Le  quart  d'heure  de  Rabelais 
aurait-il  sonné? 

Ce  qu'elle  lui  demanda  n'était  point  ce  qu'il  'pensait,  mais  il  ne 
fat  pas  plus  content  pour  cela.  File  lui  shmifia  que  flans  tous  les 
mariages  sérieux,  le  marié  donne  à  sa  femme  une  alliance.  Elle  vou- 
lait avoir  sa  bague,  et  que  cette  bague  cFor  fût -ornée  d'une  conrorme 
de  marquise,  qu'on  y  gravât  leurs  chiffres  entrelacés  et  au-dessous 
ces  deux  mots  :  For  ever,  l'anglais  lui  paraissant  une  langue  plus 
sérieuse  que  le  français.  11  employa  toutes  les  ressources  de  sa  rhé- 
torique pour  la  faire  démordre  de  son  idée,  multiplia  les  objections, 
se  buta,  mais  elle  se  fâcha  tout  de  bon ,  s'emporta,  déclara  qu'elle 
ne  remettrait  phis  les  pieds  dans  le  papillon,  que  ce  serait  fini,  qu'il 
ne  la  reverrait  plus.  Bon  gré  mal  gré,  il  dut  s'exécuter,  et  quinze 
jours  plus  tard  elle  avait  sa  bague,  qu'elle  contempla  longtemps  d'un 
air  pensif  et  qu'elle  pTessa  à  plujsieuTB  reprises  sur  ses  lèvres.  Puis 
elle  la  mit  à  son  doigt  et  elle  ne  se  lassait  pas  de  la  regarder.  Il  lui 
semblait  que  cette  fois  l'affaire  était  en  régie ,  que  c'était  arrivé, 
que  la  chose  était  écrite  dans  ie  livre  où  «ont  enregistrés  ies  évé- 
nemens  irrévocables,  que  ce  qui  venait  de  se  faire,  ni  les  hommes, 
ni  Dieu  lui-même,  ni  aucune  volonté,  ni  aucun  cataclysme  ne  pour- 
rait le  défaire.  0  puissance  d'un  orfèvre  1 

En  partant,  elle  eut  la  précaution  d'ôfer  sa  bague  de  son  doigt 
et  de  la  serrer  dans  son  porte-monnaie.  Ses  esprits  étaient  si 
échauffés  qu'elle  regagna  le  tournebride  et  monta  en  voiture  sans 
s'en  apercevoir.  Jusqu'au  haut  de  la  côte,  eflle  eut  des  visions  béa- 
tifiques,  elle  ne  s'était  jamais  sentie  si  emmarquisée,  elle  se  par- 
lait à  elle-même  avec  respect,  elle  s'agenouillait  devant  sa  propre 
gloire.  Ce  qui  fa  chagrinait  était  la  discrétion  que  lui  imposait  la 
prudence.  Elle  était  condamnée  à  ne  dire  à  personne  ce  qui  lui  arri- 
vait, à  garder  pour  elle  son  bonheur,  à  l'enfouir.  Cette  contrainte 
lui  était  si  dure  que  l'idée  lui  vint  d'écrire  au  premier  jour  à  sa 
marraine,  pour  l'informer  que  le  mariage  qu'elle  avait  fait  et  que 
TU0"  Blackmore  avait  trouvé  si  brillant  était  bien  peu  de  chose  auprès 
de  celui  qu'elle  aurait  pu  faire,  qu'il  n'avait  tenu  qu'à  elle  d'épou- 
-ser  un  marquis.  Elle  se  promettait,  bien  entendu ,  d'ajouter  qu'il 
ne  s'agissait  dans  cette  affaire  que  d'un  amour  tout  platonique,  que 
ee  marquis  ne  lui  "avait  jamais  touché  et  ne  lui  toucherait  jamais  le 
bout  du  doigt. 

Elle  tournait  et  retournait  dans  sa  tête  les  termes  de  cette  épltre, 
lorsqu'un  incident  imprévu  l'arracha  tout  à  coup  à  sa  méditation. 
Elle  aperçut  un  croquant  qui  s'avançait  à  sa  rencontre  et  qui,  la 

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268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voyant  venir,  fit  un  grand  geste  et  fut  se  poster  au  milieu  de  la 
route  pour  l'attendre.  Ce  croquant  était  son  frère  Polydore.  Elle 
avait  pensé  plus  d'une  fois  à  lui  dans  ses  premières  visites  au  pavil- 
lon de  chasse  ;  elle  eût  été  fort  marrie  de  le  rencontrer  aux  abords 
de  la  grille.  Mais  Raoul  lui  avait  mis  l'esprit  en  repos  en  l'assurant 
qu'il  avait  prévu  le  cas  et  que  chaque  samedi  il  envoyait  son  garde- 
chasse  en  course.  Il  faut  croire  que  ce  samedi-là  Polydore  avait 
couru,  volé,  pour  être  de  retour  avant  l'heure.  Peut-être  avait-il  des 
bottes  de  sept  lieues  ;  il  est  possible  aussi  qu'il  ne  s'acquittât  pas 
toujours  des  commissions  dont  on  le  chargeait.  Quoi  qu'il  en  fût,  il 
était  là,  c'était  bien  lui  et  il  attendait. 

Il  avait  sur  la  tête  sa  casquette  galonnée,  il  portait  son  fusil  en 
bandoulière  et  il  venait  de  relever  le  collet  de  sa  houppelande,  que 
dépassaient  deux  oreilles  rouges.  Le  froid  était  vif;  il  était  tombé, 
la  veille,  une  neige  fine  et  menue  comme  de  la  farine,  et  il  avait 
brouillassé  tout  le  jour,  l'air  était  d'un  gris  blafard,  la  campagne'était 
blanche,  les  arbres  étaient  poudrés  de  frimas.  Mais  ce  qu'il  y  avait 
en  ce  moment  de  plus  désagréable  à  voir  sur  la  route  qui  conduit  de 
Melun  à  Mailly,sans  conteste,  c'était  Polydore, et  Aleth  se  proposait 
de  lui  brûler  la  politesse,  non  qu'il  l'inquiétât,  mais  il  l'ennuyait, 
il  l'humiliait.  11  était  son  demi-frère,  et  elle  se  sentait  si  marquise  ! 

Il  venait  de  se  découvrir  et  de  la  saluer  jusqu'à  terre. 

—  Bonsoir,  Polydore  !  lui  dit-elle  du  haut  de  ses  nues. 

Et,  ce  disant,  elle  sangla  un  coup  de  fouet  au  poney,  qui  allongea 
son  trot.  Mais  Polydore  l'eut  bien  vile  rattrapé,  l'arrêta,  et  une 
main  sur  la  bride,  l'autre  dans  sa  poche  : 

—  Tu  es  bien  pressée,  ma  petite,  dit-il  en  ricanant.  Que  diable  ! 
on  a  si  rarement  l'occasion  de  te  voir  qu'il  est  naturel  d'en  profiter. 
Ingrate!  tu  ne  penses  jamais  à  ton  pauvre  petit  frère.  Tu  sais  pour- 
tant comme  il  t'aime.  Voilà  plusieurs  semaines  que  je  n'ai  que  toi 
dans  la  tête.  Je  me  dis  à  chaque  instant  :  Que  devient-elle?  que 
fait-elle?  où  est-elle?  Dame!  je  suis  heureux  de  te  rencontrer  enfin. 
Mais  dis-moi,  d'où  viens-tu  comme  cela? 

—  De  Melun,  où  je  suis  allée  voir  Ml,e  Bardèche. 

—  Oh  !  cette  chère  demoiselle  Bardèche  !  C'est  elle  qui  a  cultivé 
avec  tant  de  soin  cetto  jo'ie  plante;  c'est  elle  qui  nous  a  appris  tant 
de  belles  choses,  tous  les  principes  qui  font  le  bonheur  domestique, 
toutes  les  vertus,  tous  les  bons  dieux,  quoi  1  Je  conçois  que  nous 
ayons  du  plaisir  à  la  voir,  ce  n'est  pas  trop  pour  cela  d'un  jour 
par  semaine.  Mais  la  route  est  longue  et  on  aime  les  distractions. 
Betournes-tu  en  droiture  au  Ghoquard  ou  si  tu  t'arrêtes  quelquefois 
en  chemin? 

—  Je  n'ai  pas  le  temps  de  causer,  dit- elle  sur  un  ton  d'impa- 
tience. Il  fait  froid  et  la  nuit  tombe. 


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LA   FERME   DU   CHOQUARD.  269 

—  Ah!  je  conviens  qu'au  cœur  de  janvier  on  cause  avec  plus 
d'agrément  dans  une  chambre  bien  chauffée»  dans  une  salle  d'au- 
berge ou  même  dans  un  pavillon  de  chasse..,  11  y  en  a  un  pas  loin 
d'ici.  Il  est  gentil,  n'est-ce  pas? 

Elle  avait  abaissé  sa  voilette  sur  son  visage;  autrement  il  aurait 
constaté  qu'elle  était  rouge  comme  braise. 

—  Je  ne, sais  pas  ce  que  tu  veux  dire,  répliqua-t-elle  en  payant 
d'audace.  Laisse-moi  passer. 

Il  lâcha  la  bride  en  disant  :  —  Libre  à  toi ,  va,  trotte,  galope  ; 
mais  j'avais  des  choses  intéressantes  à  te  dire,  et  il  t'en  cuira  de 
n'avoir  pas  voulu  m' écouter. 

Sa  voix  et  son  air  étaient  si  menaçans  qu'elle  retint  le  poney,  qui 
se  remettait  en  marche.  Polydore  se  rapprocha.  Posant  sur  le  garde- 
crotte  du  panier  Tune  de  ses  bottes  ferrées,  se  dandinant  sur  l'autre  : 

—  Figure-toi,  reprit-il,  que  depuis  quelque  temps  j'étais  fort 
intrigué.  J'avais  remarqué  qu'on  m'envoyait  souvent  battre  le  pays, 
qu'on  me  faisait  faire  beaucoup  d'exercice  et  que  c'était  toujours  le 
samedi.  Je  suis  curieux  comme  une  chatte,  et  quand  une  idée  me 
tracasse,  j'ai  bientôt  fait  de  découvrir  le  pot  aux  roses  ;  il  n'y  a  pas 
de  couvercle  qui  tienne,  j'ai  un  œil  qui  fait  trou.  Il  y  a  au  bas  de  la 
côte  une  auberge  que  tu  connais  peut-être.  J'y  entre  un  soir  pour 
faire  un  bout  de  causette.  J'entends  parler  d'un  trésor  d'Anglaise, 
qu'ils  ont  surnommée  la  dame  des  samedis.  Je  questionne  et  je 
me  dis  :  Voilà  mon  affaire.  Mais  je  me  le  dis  tout  bas,  sans  faire 
semblant  de  rien;  il  ne  faut  compromettre  personne...  Écoute-moi 
bien ,  voici  où  mon  histoire  se  corse.  Il  y  a  juste  trois  semaines, 
comme  je  rôdais  autour  du  pavillon  de  chasse,  je  ne  fais  ni  une 
ni  deux,  j'ôte  mes  bottes,  je  me  glisse  à  pas  de  l>up  dans  le  vesti- 
bule. Ces  portes-là  me  connaissent,  elles  n'ont  pas  dit  mot.  J'avance, 
je  colle  mon  œil  à  la  serrure,  et  qu'est-ce  que  je  vois?  L'Anglaise, 
mais  là,  comme  je  te  vois...  Mille  carabines!  comme  vous  aviez 
bon  air,  ma  toute  belle,  dans  cette  grande  robe  de  brocart,  et  sur- 
tout quelle  femme  de  chambre  vous  aviez  pour  planter  vos  épingles! 
Et  puis  comme  tu  sables  le  Champagne!...  Ma  parole!  il  est  fou  de 
toi,  mon  marquis.  Je  le  comprends,  j'ai  toujours  été  fier  de  ma 
petite  sœur,  j'ai  toujours  pensé  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  elle  d'aller 
faire  ses  orges  à  Paris,  mais  tu  as  trouvé  ton  affaire  plus  près  de  chez 
toi;  c'est  plus  commode  et  moins  risqué.  Je  crains  seulement  que 
ton  monsieur  ne  soit  un  peu  dur  à  la  détente,  tu  n'en  tireras  pas 
tout  ce  que  tu  espères.  Je  gagerais  bien  qu'il  te  faut  la  croix  et  la 
bannière  pour  le  faire  chanter,  il  n'est  pas  souvent  en  voix.  Ah  !  çà, 
je  te  prie,  date-t-elle  de  loin,  votre  connaissance?  Gomment  l'affaire 
s'est-elle  arrangée?  Es-tu  depuis  longtemps  dans  le  commerce? 


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270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  se  donnait  l'air  de  ne  pas  l'écouter;  elle  avait  détourné  la 
tête;  du  bout  de  son  fouet,  elle  taquinait  un  buisson  et  taisait  tom- 
ber en  pluie  le  givre  qui  le  couvrait.  Mais  elle  ne  perdait  pas  une 
syllabe. 

—  Laisse-moi  tranquille,  s'écria-t-eile;  je  n'ai  pas  de  comptes  à 
te  rendre. 

—  Tu  as  raison,  je  suis  un  indiscret,  et  j'ai  tort  d'en  .demander 
si  long.  Je  devrais  me  contenter  de  ce  que  j'ai  vu. 

Et  il  ajouta  d'une  voix  qui  sifflait  comme  la  bise  : 

—  Oh  1  nous  avons  des  yeux  et,  par-dessus  Je  marché,  nous  avons 
une  langue. 

Cette  dernière  parole  la  fit  frissonner,  et  elle  garda  le  silence. 

—  Sapristi!  poursuivit-il,  qu'on  est  bête  dans  notre  famille I 
Depuis  le  père  et  la  mère  jusqu?à  Thomas,  jusqu'à  cet  idiot  de  Jéré- 
mie,  ils  s'étaient  tous  imaginé  que  tu  serais  leur  vache  grasse, 
qu'ils  n'auraient  que  la  peine  de  te  traire.  Ils  sont  venus  les  uns 
après  les  autres  te  demander  l'aumône,  et  tu  les  as  envoyés  se  pro- 
mener. Que  diable  !  quand  on  est  arrivé,  on  tire  le  verrou  derrière 
soi,  on  se  met  à  la  fenêtre  et  on  fait  un  grand  pied  de  nez  à  ceux 
qui  trottent  dehors  dans  la  boue  :  a  Bonne  nuit!  vous  autres;  qui 
êtes- vous?  je  ne  vous  connais  pas.  »  Ma  chère  petite,  tu  m'as  traité 
un  jour  d'imbécile,  tu  as  eu  tort;  je  suis  un  peu  moins  nigaud 
qu'eux  tous.  J'ai  attendu  mon  -moment,  il  est  venu,  et  mon  affaire 
n'est  pas  mauvaise.  Ne  t'avais-je  pas  dit  que  je  te  repincerais?  Je 
t'ai  repincée  et  je  te  tiens. 

Elle  le  toisa  d'un  air  méprisant  qui  déguisait  mal  son  anxiété. 

—  Si  tu  parles,  lui  dit-elle,  le  marquis  te  cassera  aux  gages  et 
t'empêchera  de  te  replacer. 

—  C'est  possible.  Mais,  auparavant,  j'aurai  eu  le  plaisir  d'aller 
trouver  quelqu'un  de  ta  connaissance,  qui  est  plus  musclé  qu'un 
marquis  et  qui  passe  pour  n'avoir  pas  l'humeur  endurante.  Quand 
il  est  en  colère,  il  n'est  pas  prudent  de  se  jouer  à  lui.  Eh  bien!  je 
lui  ferai  une  scène,  à  cet  homme  ;  je  lui  dirai  que  l'honneur  de  la 
famille  m'est  plus  cher  que  la  vie,  et  qu'il  le  surveille  bien  mal, 
l'honneur  de  la  famille,  qu'il  laisse  les  marquis  chasser  sur  ses 
terres.  Ma  foi  !  s'il  se  contente  de  te  passer  les  yeux  au  beurre  noir 
et  ne  t'étrangle  pas  sur  place,  tu  pourras  te  vanter  d'avoir  de  la 
chance. 

Elle  crut  revoir  la  figure  de  son  mari  lui  mettant  la  main  sur  la 
bouche  et  lui  disant  : 

—  Malheureuse,  veux-tu  donc  que  je  ne  puisse  plus  t'aimer? 
Elle  se  ressouvint  de  la  peur  qu'il  lui  avait  faite.  Se  penchai* 

vers  son  frère,  elle  lui  dit  d'un  ton  Jbref  : 


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LA   FEHME  D0  CHOQUàRtK  271 

—  Combien  veux-tu? 

À  ces  mots,  elle  porta  la  main  à  sa  poche  comme  pour  en  tirer 
sa  bourse,  qui  contenait  quelques  pièces  d'or  et  un  peu  de  monnaie 
blanche.  II  l'arrêta  du  geste  et  lui  dit  : 

—  Vraiment  tu  n'es  pas  aussi  intelligente  que  jolie.  Tu  crois 
donc  qu'on  se  débarrasse  à  si  bon  compte  de  mes  yeux  et  de  ma 
ftmgue?  Ah!  dame,  la  vie  est  si  dure!  Quand' on  a  trouvé  une  occa- 
sion pareille,  on  serait  bien  bête  de  ne  pas  presser  le  citron.  Mais 
je  veux  être  bon  frère  et  te  ménager.  C'est  deux  billets  de  mille 
qu'il  me  faut.  Les  as-tu  sur  toi  par  hasard? 

—  Deux  billets  de  mille  !  s'écria*t-elle  épouvantée.  Tu  es  fou. 
Oh  veux-tu  que  je  les  prenne? 

—  Allons  donc!  tu  ne  me  feras  pas  croire  que,  si  ladre  qu'il  soit, 
tu  n'en  aies  pas  tiré  au  moins  dix  du  monsieur  qui  te  sert  de  femme 
de  chambre.  Tu  écorneras  le  magot. 

Peu  s'en  fkllut  qu'elle  ne  lui  cinglât  la  figure  d'un  coup  de 
fouet. 

—  Me  prends-tu  donc,  lui  cria-t-elle,  pour  une  femme  qu'on 
paie? 

—  Alors  je  n'y  comprends  plus  rien,  répondit-il  avec  un  sincère 
étonnement.  Si  on  ne  te  paie  pas,  avec  quoi  couvres-tu  tes  frais? 
Serais-tu  amoureuse  de  lui?  Ma  foi,  je  trouve  l'autre  plus  beau. 
Après  cela,  peut-être  qu'il  t'en  faut  deux.  Mais  ce  ne  sont  pas  mes 
affaires.  Tu  prendras  les  deux  billets  où  tu  voudras;  seulement, 
écomte-moi  bien,  si  tu  les  demandes  à  mon  marquis,  tu  ne  lui  diras 
pas  ce  que  tu  en  veux  faire.  Je  lfe  pincerai,  lui  aussi;  il  aura  son 
tour.  J'ai  voulu  commencer  par  toi;  c'est  un  honneur  que  je  te 
fais,  et  tu  puiseras  dans  ta  caisse  particulière,  tu  me  donneras  de 
ton  argent  mignon.  J'ai  juré  que  j'en  verrais  là  couleur,  et  je  fais 
toujours  ce  que  je  dis. 

Comme  elle  protestait  de  nouveau  qu'elle  était  hors  d'état  de  le 
satisfaire,  il  retira  son  pied  du  garde-crotte,  recula  de  quelques 
pas  et,  la  regardant  de  côté,  il  lui  dit  : 

—  Ingénie-toi.  Samedi  prochain,  en  allant  à  Melun,  entre  dix  et 
onze  heures,  tu  me  retrouveras  à  la  même  place.  Si  je  n'ai  pas  les 
deux  billets,  je  donnerai  un  coup  de  pied  jusqu'au  Choquard,  et 
la  petite  femme  que  voici  pourrait  bien  aller  chercher  des  marquis 
dans  l'autre  monde.  Ce  serait  dommage.  Elle  a  de  si  beaux  che- 
veux 1 

Il  était  trop  loin  pour  qu'elle  pût  lui  cracher  au  visage.  Elle  le 
souffleta  du  regard  en  lui  disant  : 

—  Je  savais  bien  que  tu  n'étais  qu'un  drôle! 

—  Et  toi,  ma  belle,  qu'es-tu  donc?  lui  répliqua^t-il  avec  un  rire 
goguenard  et  féroce; 

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272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sur  quoi,  l'ayant  saluée  de  nouveau  jusqu'à  terre,  il  se  remit  en 
chemin. 

La  réplique  de  son  frère  l'avait  laissée  tout  à  fait  insensible. 
N'ayant  aucune  règle  de  jugement,  elle  était  capable  de  tout,  sauf 
de  se  voir  telle  qu'elle  était.  Elle  avait  toujours  haï  le  visage  de  la 
vérité  et  tourné  le  dos  à  ce  qui  lui  déplaisait.  Mais  elle  était  fort 
émue  de  l'incident,  très  perplexe,  très  tourmentée.  On  chemine  sur 
un  sentier  fleuri,  parmi  des  buissons  où  chante  l'oiseau  bleu;  tout 
à  coup  le  sol  manque  sous  le  pied,  le  précipice  est  là,  on  tombe  le 
ne  z  contre  terre,  on  se  cramponne  à  des  ronces  qui  coupent  les 
doigts,  on  se  relève  le  front  taché  de  boue,  les  mains  en  sang,  et 
l'oiseau  ne  chante  plus.  Celui  d'Aleth  chantait  encore;  il  devait 
chanter  toujours.  L'avertissement  qu'elle  venait  de  recevoir  ne 
l'avait  point  fait  rentrer  en  elle-même;  elle  le  considérait  comme 
une  impertinence  gratuite  de  sa  destinée,  et  elle  en  tirait  la  con- 
clusion que  le  sort  le  plus  cruel  comme  le  plus  humiliant  est  d'avoir 
pour  père  un  triste  cabaretier  qui,  par  une  malédiction  du  ciel,  a 
eu  cinq  fils  de  sa  première  femme.  C'était  la  seule  moralité  qu'elle 
dégageât  de  cette  aventure. 

Un  autre  point  lui  semblait  clair  :  elle  devait  se  procurer  à  tout 
prix  et  sans  retard  deux  billets  de  mille  francs.  Comment  s'y 
prendre?  Polydore  lui  avait  défendu  de  recourir  au  marquis,  et 
quand  Polydore  eût  dit  oui,  son  orgueil  eût  dit  non.  Lorsqu'on 
demande  à  un  homme  une  couronne  de  marquise,  ou  ne  tire  pas 
sur  lui.  A  qui  donc  s'adresser?  A  M.  Larrazet?  C'était  bien  compro- 
mettant; il  était  si  curieux!  A  MUe  Bardèche?  Quelles  explications 
lui  donner?  A  sa  marraine?  Mme  Blackmore  était  en  Angleterre,  et 
Mme  Blackmore,  en  payant  le  trousseau  d'une  filleule  dont  l'édu- 
cation lui  était  revenue  cher,  avait  déclaré  nettement  qu'elle  ne 
donnerait  plus  un  sou.  Lorsque  Aleth  arriva  au  Choquard,  elle  ne 
savait  à  quel  diable  ou  à  quel  saint  se  vouer.  Heureusement  pour 
elle,  la  première  personne  qui  se  présenta  fut  François  Lesape,  qui 
traversait  la  cour.  Toujours  empressé,  il  vint  au-devant  d'elle  et 
lui  fit  la  gracieuseté  de  dételer  lui-même  le  poney. 

—  Comment  n'y  avais-je  pas  pensé? se  dit-elle.  Lesape  sera  mon 
salut. 

Le  lendemain,  comme  elle  descendait  de  sa  chambre,  elle  ren- 
contra dans  l'escalier  Lesape,  qui  montait.  Il  avait  à  parler  à  son 
patron. 

—  Il  vient  de  sortir  pour  aller  à  la  Roseraie,  lui  dit  Aleth.  Mais 
montez  tout  de  même;  j'ai  un  mot  à  vous  dire. 

Elle  le  conduisit  dans  la  chambre  de  Robert,  et,  après  avoir 
refermé  la  porte  avec  précaution,  elle  le  fit  asseoir,  à  quoi  il  ne 
consentit  qu'après  avoir  demandé  pardon  de  la  liberté  grande. 

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LA  FERME  DU  CHOQUARD.  273 

—  Mon  cher  monsieur  Lesape,  lui  dit-elle  d'un  ton  mystérieux, 
je  sais  que  vous  m'êtes  fort  attaché,  que  vous  êtes  un  homme  par- 
faitement sûr,  que  je  puis  compter  sur  vous. 

11  lui  répondit  qu'il  était  son  très  humble  serviteur,  prêt  à  faire 
tout  ce  qu'elle  lui  commanderait. 

—  Je  n'en  doute  pas,  dit-elle,  et  c'est  là  ce  qui  m'encourage  à 
vous  demander  un  service  de  conséquence  dont  je  vous  serai  fort 
obligée.  Mais  vous  allez  d'abord  me  promettre  que  ceci  restera  entre 
nous,  que  vous  n'en  ouvrirez  la  bouche  à  personne,  que  mon  mari 
surtout  n'en  saura  rien.  Vous  me  le  jurez,  n'est-ce  pas? 

11  le  jura  solennellement,  quoique  sans  enthousiasme.  Elle  atten- 
dait de  lui  un  service  de  conséquence;  ce  mot  lui  avait  mis  la  puce 
à  l'oreille,  il  était  visiblement  inquiet. 

—  Voici  ce  dont  il  s'agit,  reprit-elle.  Un  de  mes  frères,  dont  il 
est  inutile  de  vous  dire  le  nom,  se  trouve  dans  un  cruel  embarras. 
11  avait  emprunté  deux  mille  francs,  son  créancier  devient  pres- 
sant, menace  de  le  saisir.  Il  s'est  adressé  à  moi.  Dans  le  temps 
j'avais  défendu  à  mon  mari  de  rien  prêter  à  mon  père.  C'est  que 
mon  père  demandait  trop,  tandis  que  dans  le  cas  présent...  Et 
puis,  le  frère  dont  je  parle  est  mon  préféré,  je  me  suis  toujours 
senti  quelque  faiblesse  pour  lui...  Il  m'est  bien  dur  de  le  refuser. 
Vous  savez  la  puissance  des  liens  de  famille,  car  vous  avez  encore 
votre  mère,  monsieur  Lesape,  et  on  dit  que  vous  êtes  un  très  bon 
fils.  Elle  se  porte  bien,  Mma  votre  mère? 

11  lui  sut  beaucoup  de  gré  de  la  traverse  qu'elle  lui  indiquait 
pour  sortir  d'un  mauvais  chemin. 

—  Ohl  pour  ce  qui  est  de  la  santé,  madame,  répondit-il  avec 
empressement,  elle  se  porte  bien.  Allez,  c'est  une  personne  forte- 
ment constituée.  Vienne  la  Saint-Martin,  elle  aura  ses  soixante-seize 
ans,  et  elle  vous  a  bon  pied,  bon  œil.  Elle  distinguerait  un  grain  de 
mil  dans  un  boisseau  d'avoine.  Avec  cela,  toutes  ses  dents.  Pas 
plus  tard  qu'il  y  a  trois  semaines,  elle  me  les  a  fait  voir,  nous  les 
avons  comptées  ensemble.  Figurez- vous... 

Il  enfilait  la  venelle.  Le  rappelant  à  la  question  : 

—  Vous  voyez  donc  que  c'est  deux  mille  francs  qu'il  me  faut,  et 
j'ose  espérer... 

—  Rien  de  plus  simple,  interrompit-il.  Vous  n'avez,  madame, 
qu'à  les  demander  à  M.  Paluel.  Il  n'y  a  pas  dans  toute  la  Brie  un 
mari  qui  aime  autant  sa  femme,  il  sera  bien  charmé  de  vous  faire 
ce  plaisir. 

—  Je  vous  le  répète,  dit-elle  vivement,  je  me  garderais  bien  de 
lui  en  dire  un  mot.  Peut-être  savez-vous  qu'il  y  a  eu  entre  nous 
quelque  bisbille  au  sujet  de  certaines  affaires  de  ménage  que  nous 

TOMl  LV.  — 1&83.  18 

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574  REVUE  DES   DEUX  MONDES, 

ne  comprenons  pas  de  la  même  manière.  «Grâce  à  Dieu,  tout  est 
oublié,  je  tui  ai  pardonné  des  vivacités  de  langage  qui  m'avaient 
blessée.  Mais  je  n'irai  pas  choisir  ce  moment  pour  lui  demander 
quelque  chose,  j'aurais  l'air  de  vouloir  me  faire  acheter  mon  par- 
don. Je  suis  sûre  que  vous  comprenez  ma  délicatesse,  «onsiettr 
Lesape. 

Il  s'mdnaa  en  signe  d'adhésion,  mais  en  même  temps  ii  se  grat- 
tait l'oreille,  sa  puce  l'incommodait. 

—  Il  ne  s'agit,  d'ailleurs,  reprit  Àlelh  en  te  caressant  de  la  pru- 
nelle,  que  d'un  emprunt  à  courte  échéance,  mon  frère  sera  prochai- 
nement en  éitat  de  s'acquitter,  le  crois  savoir  que  tous  êtes  un 
homme  sage,  rangé,  que  vous  avez  fait  beaucoup  d'économies,  et 
je  compte  sur  votre  obligeance  pour  «'avancer  les  deux  mille 
francs,  qui  avant  peu  vous  seront  remboursés  jusqu'au  dernier 
centime. 

Lesape  avait  bondi  sur  sa  chaise,  tant  la  proposition  qu'on  -venait 
de  lui  faire  lui  seroMak  exorbitante,  énorme.  Parmi  iesciwBes  qui 
tai  paraissaient  certaines,  il  y  en  avait  deux  dent  il  était  absolument 
sûr  :  il  tenait  pour  démontré  que,  tant  qu'ils  étaient,  les  Guépie  oe 
rendaient  jamais  oe  qu'As  empruntaient,  ot  ii  savait  par  expérience 
que  le  moins  prêteur  desbommes  était  François  Lesape. 

—  Moi,  des  économies  i  s*écria-t-il  avec  autant  d'indignation  que 
si  on  l'eût  accusé  du  crime  le  plus  noir.  Qui  vous  a  dit  cela?  Il  ne 
faut  pas  croire  les  mauvaises  langues.  On  vivote,  on  nowe  les  deux 
petits  bouts  de  ses  petites  années.  Mais  ceux  qui  mettent  de  côté  , 
sont  fort  heureux,  je  voudrais  savoir  comme  ils  s'y  prennent.  C'est 
à  oe  point  que,  si  je  devenais  infirme. .. 

—  Rassurez-vous,  c'est  moi  qui  vous  soignerais,  interrompit-elle 
avec  un  accent  suave. 

—  Que  le  bon  Dieu  vous  le  rende!  repartit  en  se  oaurbanten 
d^ux  le  reconnaissant  Lesape,  qui  se  disait  &  lui-même  :  <c  Oui-da! 
si  je  u'nvais  qu'elle  pour  garde-malade,  j'aurais  le  temps  de  crever 
dix  fois  avant  de  savoir  le  goût  qu'a  la  tisane.  » 

—  Je  vous  en  prie,  poursuivit-elle  de  sa  voîx  la  plus  gentille,  !a 
plus  persuasive,  avancez-moi  ces  deux  mille  francs. 

—  Il  faudrait  les  avoir,  madame,  dit-il  en  se  trémoussant  comme  un 
diable  dans  un  bénitier.  Si  je  les  avais,  vous  pouvez  m'en  croire,  ils 
ne  feraient  qu'un  saut  de  nia  poche  dans  la  vôtre.  Le  malheur  est  que 
je  ne  les  ai  pas,  c'est  là  l'empêchement.  —  Et  usant  d'une  figure  de 
rhétorique  qu'il  affectionnait  :  —  De  deux  choses  l'une,  ou  on  aime 
les  gens  ou  on  ne  les  aime  pas.  Eh  bien  !  je  dis  que  quand  on  les 
aime,  il  faut  se  mettre  en  quatre  pour  leur  être  agréable,  dût-on  se 
gêner  un  peu.  C'est  mon  idée,  je  ne  sais  pas  «i  vous  l'approuvez, 
mais  c'est  mon  idée. 

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LA  FERME  BU  CHOQUARD.  275 

—  Et  c'est  pour  cela,  dît-elle  d'an  ton  piqué,  que  vous  me  refusez 
les  deux  mille  francs? 

—  Ordonnez-moi  de  me  jeter  au  feu  pour  vous.  Mais,  je  vous  le 
jure,  vous  auriez  moins  de  peine  à  tirer  une  jarre  d'huile  du  mur 
que  voici  que  les  deux  mille  francs  du  fond  de  mon  armoire,  car 
tovs  ceux  qui  la  connaissent  savent  bien  qu'ils  n'y  sont  pas. 

—  Je  ne  dis  pas  qu'ils  y  soient,  mais  je  dis  avec  tout  le  monde 
que  vous  avez  des  fonds  chez  le  banquier. 

—  Des  fonds  chez  le  banquier  I  Voyez  un  peu  les  langues!  Et  dire 
que  je  ne  sais  pas  seulement  quelle  figure  ils  ont,  les  banquiers!  Il 
y  en  aurait  douze  ici,  je  n'en  connaîtrais  pas  un.  S'ils  ne  comp- 
taient que  sur  moi  pour  feire  aller  leur  petit  négoce,  ils  n'auraient 
pas  trouvé  leur  homme.  Je  suis  arrivé  au  monde  nu  comme  un  ver, 
c'est  ma  mère  qui  me  l'a  dit,  et  je  m'en  irai  tout  nu,  sauf  le  respect 
de  la  compagnie. 

A  ces  mots,  prenant  entre  ses  dents  l'un  des  angles  de  son  mou- 
choir à  carreaux,  il  se  moucha  à  grand  bruit  et  dit  en  faisant  le 
plongeon  : 

—  Votre  serviteur  très  humble,  madame. 

Effe  était  profondément  déçue  et  vivement  irritée,  comme  il  lui 
arrivait  toujours  quand  elle  rencontrait  un  obstacle.  EHe  partait  du 
principe  que  rien  ne  lai  était  impossible,  que  lorsqu'elle  comman- 
dait, tout  devait  être  souple,  que  ses  yeux  et  ses  désirs  avaient  la 
puissance  de  fondre  les  volontés  comme  le  feu  les  métaux.  Mais 
elle  avait  eu  des  déboires.  Si  jolie  qu'elle  fût,  Robert  lui  avait  refusé 
le  renvoi  de  Mariette,  et  quoiqu'elle  eût  dans  son  porte-monnaie 
une  bague  de  marquise,  Lesape  lui  refusait  deux  mille  francs.  Deux 
fois  elle  s'était  heurtée  contre  des  résistances,  deux  fois  elle  avait 
trouvé  le  mur  ;  on  firit  toujours  par  le  trouver. 

Elle  ne  se  fScha  pas  ;  la  détresse  où  elle  se  voyait  et  le  pressant 
besoin  qu'elle  avait  de  Lesape  l'en  empêchèrent.  Après  s'être 
recueillie  on  instant  : 

—  Soit  I  dit-eHe,  vous  n'avez  pas  deux  mille  francs  à  me  prêter  ; 
je  veux  le  croire  pour  vous  faire  plaisir.  Aidez-moi  du  moins  à  me 
les  procurer. 

Puis,  baissant  la  voix  et  fixant  sur  le  bonhomme  une  paire  d'yeux 
qui  lançaient  des  fusées  : 

—  On  est  très  riche  en  ce  moment,  on  a  fait  de  grosses  ventes 
de  Né,  ht  caisse  doit  être  pleine. 

Si  ses  yeux  lançaient  des  fusées,  les  pupilles  de  Lesape,  qui 
d'habitude  étaient  étroites  et  longues  comme  celles  des  chats, 
venaient  de  se  dilater  subitement;  c'était  l'effet  que  produisaient 
sur  elles  la  surprise  ou  fémotion. 

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276  REVUE  DES  DEUX  MONDES^ 

—  Lesape,  continua-t-elle,  vous  avez  toute  la  confiance  de  mon 
mari.  Je  suis  sûre  qu'il  ne  compte  jamais  avec  vous. 

—  Ah!  madame,  vous  vous  trompez  bien,  nous  comptons  très 
souvent. 

—  À  époques  fixes? 

—  Permettez,  c'est  comme  le  jour  du  Seigneur  dont  on  ne  sait 
pas  quand  il  arrive.  Au  moment  que  j'y  pense  le  moins,  M.  Paluel 
me  dit  :  «  Lesape,  mets  tes  livres  en  ordre,  nous  compterons  après 
demain.  » 

Elle  prit  une  attitude  de  douce  langueur  pour  lui  dire  :  —  Lesape, 
vous  ne  savez  pas  profiter  de  votre  situation.  Depuis  l'incident  de 
la  voiture  déchargée,  mon  mari  ménage  beaucoup  votre  fierté,  il 
croit  tout  ce  que  vous  lui  dites,  et  il  se  garderait  bien  de  vous  regar- 
der dans  les  mains. 

Elle  s'arrêta  court.  Les  yeux  de  Lesape  étaient  devenus  ronds 
comme  deux  fromages  ou  comme  deux  lunes  et  lui  firent  peur.  Elle 
se  replia  aussitôt  en  désordre  comme  une  compagnie  d'éclaireurs 
tombée  dans  une  embuscade. 

—  Pourquoi  me  regardez- vous  ainsi?  lui  demanda-t-elle  avec 
hauteur.  On  croirait  vraiment  que  je  vous  propose  quelque  chose 
de  mal...  Vous  imaginez-vous  par  hasard?... 

—  Ah  !  madame,  repartit  Lesape,  confus  d'avoir  été  surpris  en 
flagrant  délit  d'étonnement  et  reprenant  bien  vite  sa  physionomie 
de  tous  les  jours,  je  m'imagine  tout  simplement  que  vous  êtes  un 
amour  de  petite  femme  qui  n'aurait  qu'un  mot  à  dire  à  son  mari 
pour  en  avoir  dix  mille  francs,  si  elle  voulait. 

—  Je  vous  ai  averti  déjà  que  mon  mari  ne  doit  rien  savoir, 
répliqua-t-elle  aigrement,  et  je  me  suis  donné  la  peine  de  vous  expli- 
quer ma  raison.  J'espérais  que  vous  l'aviez  comprise. 

—  Si  je  l'ai  comprise,  madame  I  11  n'y  a  pas  un  homme  comme 
moi  pour  comprendre  ces  choses-là,  et  il  n'y  en  a  pas  un  qui  fût  si 
content  de  vous  être  agréable,  à  ce  point  que,  si  vous  me  comman- 
diez de  me  mettre  au  feu,  —  car  je  vous  le  dis,  c'est  mon  idée,  quand 
on  aime  les  gens,  il  faut  savoir  se  gêner  pour  eux... 

—  Et  la  mienne  est  que  je  n'ai  que  faire  de  vos  beaux  dis- 
cours, mais  qu'il  me  faut  deux  mille  francs  et  que  vous  aurez  la 
bonté  de  les  prendre  dans  la  caisse  sans  en  rien  dire.  Quand 
mon  mari  vous  annoncera  son  intention  de  compter,  vous  voudrez 
bien  m'en  prévenir,  et  on  vous  les  remboursera,  vos  deux  mille 
francs. 

—  Oh  !  bien,  madame,  dit-il,  voilà  une  affaire  arrangée,  on  peut 
dire  qu'elle  est  arrangée,  seulement... 

—  Vous  allez  encore  me  faire  des  difficultés? 


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LA  FERME  DO   CHOQLARD.  277 


* 


—  Mais  quand  je  vous  dis,  madame,  qu'elle  est  arrangée,  cette 
affaire!  Seulement  il  me  faudrait. .. 

—  Quoi  donc? 

—  Bien  peu  de  chose,  une  bagatelle...  un  petit  mot  d'écrit,  sans 
vouloir  vous  désobliger. 

Elle  grillait  d'envie  de  l'étrangler  :  —  Vous  ne  vous  fiez  pas  à  ma 
parole,  monsieur  Lesape? 

—  Oh!  par  exemple!...  Mais,  madame,  vous  me  diriez  que  le 
pape  est  mort  ou  que  l'empereur,  —  celui  d'autrefois,  —  est  encore  en 
vie,  que  sur  mon  honneur,  tout  de  suite  je  vous  croirais.  Si  je  vous 
demande  la  faveur  d'un  petit  mot  d'écrit,  c'est  par  rapport  à  ma 
santé,  car,  le  bon  Dieu  me  bénisse!  je  peux  mourir  d'ici  à  demain,  et 
c'est  aussi  par  rapport  à  votre  mémoire..  .*  On  oublie  tant  de  choses, 
moi  tout  le  premier  |...  tandis  qu'avec  un  petit  mot  d'écrit... 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  vous  allez  l'avoir  votre  petit  mot  d'écrit, 
lui  dit-elle  toute  pétillante  de  colère. 

Et  se  précipitant  sur  son  encrier,  en  même  temps  qu'elle  déchi- 
rait un  feuillet  de  son  calepin,  elle  écrivit  d'une  seule  plumée  : 
«  Emprunté  sur  la  caisse,  le  5  février,  deux  mille  francs  pour  venir 
en  aide  à  une  personne  de  ma  famille.  »  Quand  elle  eut  signé  de 
toutes  les  lettres  de  son  nom  : 

—  Gela  suffit-il?  demanda-t-elle  à  Lesape,  qui,  après  avoir  exa- 
miné l'écriture,  descendit  à  la  caisse,  d'où  il  rapporta  deux  liasses 
épinglées  de  billets  de  cent  francs,  qu'il  compta  et  recompta  lente- 
ment devant  elle. 

Ces  liasses  étaient  deux  poèmes  dont  il  tenait  à  lui  faire  déguster 
en  détail  toutes  les  beautés,  et  à  chaque  fois,  pour  tourner  la  page, 
il  portait  son  pouce  à  sa  bouche  et  l'imprégnait  fortement  de  salive. 
Sans  doute  Lesape  trouvait  que  les  billets  de  banque  ne  sont  pas 
seulement  jolis  à  regarder,  mais  que  la  saveur  en  est  agréable. 

—  Quelle  maison  I  quelle  baraque  !  dit  Àleth  à  demi-voix,  dès 
qu'il  fut  sorti. 

Et  elle  promenait  sur  tout  ce  qui  l'entourait  un  regard  de  mépri- 
sant courroux  :  telle  une  reine  emprisonnée  contemplant  les  murs 
qui  la  gardent  et  l'étouffent. 

—  Du  moins,  pensa-t-elle,  Polydore  aura  son  argent;  mais  pour 
rembourser  cet  imbécile  de  Lesape,  il  faudra  que  je  m'adresse  à 
Raoul.  Bah  !  nous  avons  le  temps  d'aviser. 

Quelques  jours  plus  tard,  Polydore  eut  son  argent.  Àleth  le  ren- 
contra à  l'endroit  qu'il  avait  dit.  Du  plus  loin  qu'elle  l'aperçut,  elle 
tira  de  sa  poche  un  pli  cacheté  qu'elle  lui  jeta  à  la  volée  en  plein